Internet est-il devenu fou?
Intrusion dans la vie privée, flicage politique, fake news, cybercriminalité, concentration des pouvoirs… Né d’une utopie libertaire confraternelle, Internet a perdu les pédales. Mais certains ne désespèrent pas de le remettre en selle.
Intrusion dans la vie privée, flicage politique, fake
news, cybercriminalité, concentration des pouvoirs… Né d’une utopie libertaire confraternelle,
Internet est-il devenu avec les années une immense machine au service du mal? Sans doute. Mais il existe peut-être un plan B, dont les maîtres mots seraient: liberté, gratuité, sécurité. Explications.
Aral Balkan pose une main sur son crâne chauve, un peu à la manière des voyantes sur leur boule de cristal. Peut-être parce qu’il s’agit presque de voyance, après tout. “Chez Facebook, une équipe de 60 personnes travaille sur des technologies capables de lire votre esprit”, annonce-t-il. Ses yeux écarquillés contrastent avec son débit, clair, net, précis. Avec Balkan, 41 ans, développeur, activiste et conférencier turc, les couperets tombent en cadence. Le monde moderne? “Une néoféodalité digitale.” Le modèle économique de la Silicon Valley? “Un capitalisme de surveillance.” Internet? “Une ferme digitale” aux internautes-bétail. L’avenir tel que décrit par Balkan ressemble à un épisode de Black Mirror, ou plutôt à une partie de Sims à l’échelle planétaire gérée par les pontes de la Silicon Valley. Sur l’un des murs de son appartement/bureau basé à Malmö, dans le Sud de la Suède, deux expressions ressortent: “Technosocialism” et “Indienet Institute”. Il vit ici avec Laura Kalbag, sa conjointe, et Oskar, leur husky au pelage cuivre. D’où le leitmotiv de Ind.ie, leur petite holding à projets digitaux: “Une entreprise sociale dirigée par deux personnes et un husky, qui se bat pour la justice sociale dans l’ère digitale.” Avec Laura et, donc, Oskar, Aral a créé Universal Player, un lecteur vidéo, alternative “éthique” à VLC ; une suite de logiciels sécurisés pour développeurs ; ou encore un prototype de réseau social baptisé Heartbeat. Mais leur plus grand projet porte un autre nom: igent. En partenariat avec la ville belge de Gand, Ind.ie développe un Internet alternatif baptisé “Indienet”, où chaque citoyen posséderait son propre espace, contrôlerait ses données personnelles et échapperait ainsi au joug des géants du Net. “Au lieu de créer une smart city, on espère aider les gens de Gand à devenir des smart citizens”, ou “citoyens intelligents”, détaille Balkan. Plus concrètement, les Gantois disposeraient chacun d’une petite “maison” protégée sur Indienet, où l’intégralité de leurs données seraient stockées et dont eux seuls auraient les clés, “plutôt que de louer de l’espace à Facebook ou Google. Et je dis ‘louer’ à dessein: le loyer que vous payez à ces boîtes pour utiliser leurs services, c’est un flicage intégral”.
Activiste visionnaire ou dangereux complotiste, Aral Balkan? Le fait est que derrière ses charges sentencieuses contre la “néo-féodalité digitale” et le “capitalisme de surveillance” se niche un vrai sujet. Facebook travaille bel et bien sur des outils de lecture des pensées de ses utilisateurs –Regina Dugan, l’ingénieure en charge du projet, a expliqué en avril, et en public, que “ça a l’air impossible mais ça arrivera plus vite que vous l’imaginez”. Et les questions se posent: que se passera-t-il lorsque tous les paiements du “monde réel” seront opérés par Apple Pay? Que les voitures intelligentes, salles de bains connectées ou “smart frigidaires” fournis par Amazon capteront en temps réel la moindre donnée du quotidien de leurs utilisateurs? “Le mantra de ces boîtes, c’est ‘open is good’, explique Douglas Rushkoff, auteur d’une dizaine de livres sur l’homo numericus. Mais qu’est-ce qui doit être ouvert? Elles souhaitent que nous leurs ouvrions toutes les vannes de notre vie mais en retour, elles ne répondent pas aux questions. Que font leurs algorithmes? Et comment fonctionnentils? Nous n’avons aucun moyen de le savoir.” Autant dire qu’aral Balkan n’est pas le seul à s’alarmer de cette dystopie de plus en plus réaliste. Alors que de nombreux projets mêlant activisme et technologie voient le jour dans le sillon d’ind.ie, plusieurs pionniers d’internet s’inquiètent publiquement. Lou Montulli, développeur du navigateur Netscape et inventeur des cookies, ces petits fichiers qui permettent aux services web de conserver les données des utilisateurs, affirme ainsi que “les géants du secteur ont détourné les principes fondateurs d’internet”. Même certains pontes de la Silicon Valley commencent à s’émouvoir. Parmi eux, Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook, qui a concédé en novembre sa “culpabilité énorme” d’avoir contribué à créer “des outils qui sont en train de déchirer le tissu social”. Les symptômes sont connus: hacking d’élections, fake news, cybercrime… L’inventeur du web lui-même, Tim Berners-lee, reconnaissait en novembre dans le Guardian que le “système” qu’il a contribué à mettre en place était “en train de s’écrouler”: “Je suis toujours un optimiste, mais un optimiste au bord du précipice face à un vent violent, accroché à sa barrière.”
Google, Facebook, Amazon et les autres
Internet n’a jamais été aussi gros ni aussi important. Près de 60 000 gigaoctets de données s’échangent chaque seconde sur le réseau. Soit 58 000 épisodes de Joséphine, ange gardien. Ou 1,5 milliard de photos Instagram. Selon l’analyste du marché numérique IDC, les données créées chaque année par les internautes d’ici 2025 pourraient atteindre 180 zettaoctets (pour mille milliards de milliards d’octets). Le souci, c’est donc qu’encore plus que les photos et les vidéos, chaque interaction, clic ou like sur une plateforme crée un nouveau point de donnée, capturé et utilisé par des algorithmes privés. Qui sont ainsi optimisés pour mieux extraire et monétiser les données des utilisateurs. De quoi permettre à Eric Schmidt, président d’alphabet, la holding de Google, de prononcer ces mots en 2010: “Nous savons où vous vous trouvez. Nous savons où vous avez été. Nous pouvons plus ou moins savoir à quoi vous pensez.” Avec un tel flux ininterrompu et exponentiel d’informations, l’industrie numérique ressemble de plus en plus à l’industrie pétrolière, où l’enjeu principal revient à dénicher et contrôler les sources de ce nouvel or invisible. Le raffinage des données s’exécute en interne par ces plateformes pour, in fine, afficher des publicités ciblées aux utilisateurs ou perfectionner leurs services. Mais la
“Je suis toujours un optimiste, mais un optimiste au bord du précipice face à un vent violent, accroché à sa barrière” Tim Berners-lee, créateur du web
comparaison s’arrête là: alors que le pétrole s’échange sur les marchés, les données, elles, sont jalousement conservées dans leurs coffres-forts numériques par ceux qui les extraient. À ce petit jeu, il y a deux gagnants incontestés: Facebook et Google, par lesquels transite aujourd’hui près de 70% du trafic internet. Sur le commerce en ligne, Amazon devrait contrôler 50% du marché aux Étatsunis d’ici 2021 –contre 34% aujourd’hui. “Il y a quinze ans, nous nous battions déjà contre Microsoft qui souhaitait créer un seul point d’entrée sur Internet, et nous avions gagné, rappelle Marc Rotenberg, directeur de L’EPIC, un centre de recherche américain qui s’est fait une spécialité d’attaquer en justice les géants du web au moindre faux pas en matière de protection des données. Aujourd’hui, Google et Facebook ont réussi à créer un duopole sur Internet. Car il n’y a pas que leurs sites: ils possèdent huit des dix services les plus utilisés.” À savoir: Facebook, Whatsapp, Gmail, Instagram, Google Chrome, Facebook Messenger, Youtube et Google Maps. “Ça m’amuse d’entendre que ‘l’internet est cassé’, ricane Douglas Rushkoff. Ouais, il est cassé pour les gens comme vous et moi, mais je peux vous dire qu’il n’est pas du tout cassé pour Google, Facebook, Amazon et les autres. Ils s’en tirent admirablement bien!” Pour conserver cette position dominante, ces entreprises dotées de fonds illimités n’ont en effet qu’à racheter tout concurrent émergent ou répliquer ses services en interne.
Une hégémonie à deux têtes qui a donc non seulement restreint l’expérience Internet aux filtres de quelques plateformes, mais qui devient aussi un problème politique, le manque de régulations dans le domaine étant abyssal. “Je vais prendre un exemple, explique Todd Weaver, fondateur de Purism, entreprise sociale qui fabrique des appareils respectant la vie privée de leurs utilisateurs: si j’ouvre votre boîte aux lettres pour lire votre courrier, c’est illégal, je peux prendre une grosse amende pour ça. Alors que Google scanne tous vos e-mails et a créé des profils psychologiques de ses utilisateurs pour vendre de la publicité. C’est une privatisation de votre vie privée.” Weaver prend une respiration puis assène: “Pour résumer, nous avons besoin de lois similaires aux lois physiques dans l’espace digital.” Sauf que les géants du web sont depuis bien longtemps hors de
“Aujourd’hui, Google et Facebook ont réussi à créer un duopole sur Internet. Car il n’y a pas que leurs sites: ils possèdent huit des dix services les plus utilisés. À savoir Facebook, Whatsapp, Gmail, Instagram, Google Chrome, Facebook Messenger, Youtube et Google Maps” Marc Rotenberg, directeur de L’EPIC, un centre de recherche américain
contrôle. En même temps qu’ils sont maîtres dans l’art de l’entregent. Alphabet est ainsi devenue l’entreprise la plus dépensière en lobbying à Washington (18 millions de dollars l’an dernier) et a largement profité d’une présidence Obama placée sous le signe du copinage. Entre 2008 et 2016, avec près de 113 allers-retours entre Google et des emplois dans les ministères, autorités de régulation, ou au sein du staff de la Maison-blanche, jamais une entreprise n’aura eu autant d’influence à Washington. Sans parler de ses contributions au Parti démocrate, au pouvoir à l’époque. Mark Zuckerberg, lui, s’est donné pour mission en 2018 de “réparer Facebook”. Comprendre: de s’autoréguler, loin de toute ingérence gouvernementale. Mais qui dit qu’il fera ce qu’il a promis? “Quand vous êtes face à eux, ces acteurs disent toujours ce que vous voulez entendre, qu’ils ont la protection des utilisateurs à coeur, informe Marc Rotenberg. Mais ils ne font jamais rien.” Aral Balkan tente une analogie: “Si vous voulez comprendre la stratégie de relations publiques de la Silicon Valley, regardez comment l’industrie du tabac a réussi à imposer durablement son produit dans la société malgré son caractère nocif. Au départ, personne n’était au courant des dangers de la cigarette. Puis, des docteurs ont été payés pour expliquer qu’elle était bonne pour la santé. Lorsqu’il est devenu évident que c’était un mensonge, les géants du tabac se sont mis au lobbying politique, et à sponsoriser des recherches médicales pour créer des traitements, comme avec Google, qui a longtemps financé son concurrent numéro 1: le navigateur open source Mozilla.” Autant dire que “l’expérience Internet” telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a rien à voir avec l’idéal libertaire de ses créateurs, mix d’universitaires et de hippies technophiles. L’un d’eux, John Perry Barlow, ancien parolier du Grateful Dead, écrivait dans sa Déclaration d’indépendance du cyberespace: “L’espace social global que nous construisons naturellement est indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral de dicter chez nous votre loi et vous ne possédez aucun moyen de nous contraindre que nous ayons à redouter.” Pas plus que le web actuel ne correspond à la culture du secret de son autre inventeur, l’armée américaine, qui avait mis sur pied le réseau ARPANET en pleine guerre froide avec pour ambition de pouvoir communiquer de façon sûre et anonyme. Guère besoin d’être paranoïaque, en outre, pour entrevoir les dangers que ces services extracteurs de données font courir au monde. “Vous vous sentez peutêtre protégé(e), mais le jour où vous devrez renouveler votre contrat d’assurance et que la compagnie vous dira: ‘Désolé, votre taux a doublé, c’est quoi tous ces burgers que vous commandez sur Deliveroo?’, vous vous sentirez affecté(e)”, mitraille ainsi Aral Balkan. Sans compter l’utilisation politique
“Vous vous sentez peutêtre protégé(e), mais le jour où vous devrez renouveler votre contrat d’assurance et que la compagnie vous dira: ‘Désolé, votre taux a doublé, c’est quoi tous ces burgers que vous commandez sur Deliveroo?’, vous vous sentirez affecté(e)” Aral Balkan, activiste et développeur
qui peut en être faite. Les effets de raffinage de ces masses de données dans l’élection de Donald Trump et le référendum sur le Brexit ont déjà été largement commentés. “Sur les zones que nous avions déterminées comme ‘capitales’, et où nous avons mobilisé de gros moyens, nous avons pu prédire le résultat du vote en pourcentage à quelques dixièmes près”, expliquait à Society en novembre Andy Wigmore, le directeur de la communication de l’une des campagnes probrexit. Le tout grâce aux outils de Cambridge Analytica, entreprise privée de big data dirigée par Robert Mercer, un proche de Donald Trump, qui n’hésite pas à ouvrir gracieusement sa base de données aux campagnes populistes. En Turquie, un “pixel tracker” (une micro-image utilisée pour collecter des informations sur les activités des internautes) du logiciel de messagerie cryptée Bylock a, lui, carrément été utilisé comme preuve par le régime d’erdogan pour procéder à des arrestations d’opposants. Sans que le grand public ne réagisse. “Même si les révélations d’edward Snowden ont fait évoluer les mentalités, les utilisateurs vont toujours vers le service le plus pratique, se désole Todd Weaver, de Purism. C’est pour cela qu’ils acceptent de céder une partie de leurs droits à Apple en échange d’un appareil qui leur permet de surfer sur Internet, d’envoyer des selfies à leur petit(e) ami(e) et de trouver leur chemin.”
Un autre Internet est-il possible?
La guerre serait donc perdue? Pas forcément. Des décennies après ses aînés libertaires, une nouvelle génération d’activistes a décidé de redonner au web sa virginité originelle. Todd Weaver fait partie de ces aventuriers qui souhaitent “disrupter” les “disrupteurs”. Selon lui, tout l’enjeu revient à déconcentrer le secteur en créant des services “aussi pratiques et intuitifs” que ceux des GAFA (pour Google, Apple, Facebook, Amazon). Deux obstacles majeurs restent néanmoins à franchir. Le premier: lier confort d’utilisation et exigences éthiques. Le second: trouver un modèle économique sans recourir au capital-risque ni à la publicité. Après avoir levé un million de dollars en crowdfunding il y a trois ans, Weaver a déjà mis deux ordinateurs –Librem 13 et Librem 15– sur le marché. Un troisième devrait bientôt arriver, ainsi qu’un smartphone baptisé Librem 5, disponible en précommande pour 599 dollars. Ces machines utilisent le Pureos, un système d’exploitation maison modifiable et partageable, avec des logiciels sécurisés préinstallés et permettant de facilement encrypter le disque dur, soit l’exact opposé du modèle fermé d’apple. Si l’outil n’a, de l’aveu général, encore rien à voir, côté accessibilité, avec la suite Apple, Purism double néanmoins son chiffre d’affaires chaque année et Weaver a bien décidé de retourner la stratégie commerciale des géants contre eux. “Au début, dans les années 70, les produits Apple visaient surtout les designers et les graphistes, remet-il. Quant à Facebook, cela n’était initialement accessible qu’aux étudiants. Notre approche est similaire. Nous voulons d’abord viser un coeur d’utilisateurs pour qui la protection des données est cruciale, comme les développeurs, les experts en sécurité, les activistes ou les avocats. Puis nous développerons des produits tout aussi éthiques pour le grand public.” Même stratégie, côté logiciel cette fois, pour SAFE, création de l’entreprise Maidsafe, qui se présente ni plus ni moins comme “une alternative à Internet”. Ce réseau de stockage décentralisé de données et de communication cryptée est patiemment développé depuis une dizaine d’années depuis la ville de Troon, en Écosse. Pour financer ses projets, et puisqu’il est “plus facile de débloquer des investissements si vous êtes établi sur la côte ouest des États-unis que sur la côte ouest écossaise”, comme le rappelle son directeur Nick Lambert, la boîte a eu recours à une levée de fonds un peu particulière, baptisée ICO (pour “Initial Coin Offering”), soit une mise en vente anticipée de sa propre crypto-monnaie, et a ainsi levé sept millions de dollars. Pour le moment, SAFE n’est accessible qu’à quelques milliers de développeurs et d’adeptes et repose sur la puissance de calcul commune de ses utilisateurs: chacun alloue un pourcentage de son processeur pour créer des vaults (ou “cryptes”). Chaque fichier déposé sur le réseau est démembré en une infinité de données ensuite réparties sur tous les vaults connectés. “L’avantage de ce modèle, détaille Nick Lambert, c’est qu’en gros, pour débrancher le réseau, il faudrait aller chez tous les utilisateurs qui ont un vault et éteindre tous les ordinateurs en même temps. Pareil pour ceux qui souhaiteraient l’espionner.” Ainsi, ni les administrateurs du réseau ni les vaults individuels ne peuvent reconstituer ou identifier à eux seuls le contenu d’un dossier: seul le titulaire du fichier en a la possibilité, quand, sur l’internet classique, les données sont sauvegardées sur des serveurs précis qui, même si certains sont devenus de vrais châteaux forts, peuvent toujours tomber aux mains des hackers. Une crypto-monnaie, le Safecoin, permet quant à elle de rémunérer les développeurs d’applications et de logiciels hébergés sur SAFE. Une alternative au dépôt de brevets et aux pratiques commerciales des logiciels non libres sur l’internet classique. Autre croisé de la lutte internet: Mastodon, sorte de Twitter open source et décentralisé au million d’utilisateurs. Avec pour seule ambition de “créer ce qu’il aurait aimé que Twitter devienne”, il ne touche des revenus que grâce aux utilisateurs qui souhaitent soutenir son oeuvre (il collecte ainsi 2 600 dollars par mois grâce au site de micromécénat Patreon, ce qui est toujours mieux que rien).
Une autre avancée fréquemment évoquée pourrait être la création d’une sorte de “label” éthique, inspiré de la certification Agriculture biologique, et qui viendrait récompenser les produits et services respectueux des données privées des utilisateurs. Todd Weaver réfléchit ainsi à impulser un tel projet au niveau des associations compétentes aux Étatsunis. Tristan Harris, l’ancien “philosophe produit” de Google, aussi. En décembre, il expliquait à Libération qu’il avait compris qu’il était “impossible de changer le système de l’intérieur” après avoir envoyé un mémo à ses collègues baptisé “Appel pour minimiser les sources de distraction et respecter l’attention de nos utilisateurs” et resté sans suite. Il a depuis quitté Google et créé le label Time Well Spent (pour “Temps bien utilisé”), ainsi que le Centre pour une technologie humaine en affichant sur son site un constat directeur: “La course pour monétiser notre attention commence à éroder les piliers de notre société: la santé mentale, la démocratie, les relations sociales et les générations futures.” Il s’est donné quatre missions: inspirer les fabricants de téléphones à diluer les pratiques addictives (comme les notifications intempestives) des autres géants du numérique, faire pression sur les politiques, éveiller la société civile et les employés des grandes firmes à ces problématiques. Un long voyage qui n’en est qu’à ses débuts. En attendant, le premier vrai coup de boutoir sur l’hégémonie des géants du numérique est venu d’un monde que l’on croyait perdu à jamais: la politique. Le député européen Jan Philipp Albrecht, 35 ans, encarté au Parti
“Nous savons où vous vous trouvez. Nous savons où vous avez été. Nous pouvons plus ou moins savoir à quoi vous pensez” Eric Schmidt, président d’alphabet, la holding de Google, en 2010
vert allemand, mène la charge depuis 2013 pour faire adopter le RGPD, ou Règlement général sur la protection des données. Voté en 2016 par le Parlement européen, ce texte a été unanimement qualifié, par les associations luttant pour la protection des internautes, “d’avancée cruciale”. Jusqu’ici, une directive européenne servait d’alpha et d’oméga de la question sur le continent. Mais comme l’explique Albrecht, “les géants du numérique pouvaient se permettre de ne pas la respecter, car les amendes étaient faibles, les mécaniques de sanctions floues, et les États membres ne l’avaient pas tous retranscrit dans leur droit national de la même façon”. Dès l’entrée en vigueur du RGPD en mai prochain, les Européens bénéficieront de nouveaux droits, comme l’effacement et le consentement à l’utilisation par des tiers des données personnelles de tout utilisateur, ou la portabilité de ces mêmes données. Par ailleurs, l’amende en cas de non-respect du règlement pourrait s’élever à 4% du chiffre d’affaires mondial d’une entreprise. Soit, dans le cas de Google, à quatre milliards de dollars. Un effort passé au prix d’une longue bataille, selon Albrecht. Et d’une pression intense de la part des lobbies du secteur: “À un moment, je ne pouvais plus aller au café ou au travail sans être interrompu sur mon chemin par un de leurs lobbyistes. Et je ne parle même pas de la campagne de dénigrement contre ma personne.” L’argument principal du lobby du numérique en Europe? “Ils disent: ‘Les consommateurs n’ont pas envie de savoir, nous pouvons bien mieux traiter les données s’ils ne sont pas au courant de ce que nous faisons’”, mime le député européen. Mais Albrecht a tenu bon. Et certains acteurs majeurs de l’industrie sont en train de casser les rangs. Marc Benioff, patron du mastodonte du cloud computing Salesforce, a ainsi expliqué fin janvier au forum de Davos que “nous sommes une industrie comme les autres, […] le gouvernement va devoir s’impliquer davantage”. Associé de Union Square Ventures, l’une des sociétés de capital risque les plus importantes aux États-unis, Brad Burnham n’y va pas non plus avec le dos de la cuillère. “Je suis un capitaliste, je crois aux marchés, mais un duopole sur les données tel que le leur est la preuve que les marchés peuvent défaillir, explique-t-il. Ça ne devrait pas arriver.” Depuis plus d’un siècle, l’économie américaine n’avait plus généré de situation de monopole. Le dernier en date? Standard Oil, gigantesque conglomérat fondé par John D. Rockefeller et démembré par la justice américaine en 1911, qui dominait alors presque 90% du marché. Son business? L’extraction et le raffinage de... pétrole.
“Au début, Apple s’adressait surtout aux designers. Et Facebook n’était initialement accessible qu’aux étudiants. Notre approche est similaire. Nous visons d’abord ceux pour qui la protection des données est cruciale, comme les développeurs, les activistes ou les avocats. Puis nous développerons des produits tout aussi éthiques pour le grand public” Todd Weaver, le créateur de Purism