Glenn Greenwald
Ancien du Guardian aujourd’hui à la tête de The Intercept, Glenn Greenwald a été choisi par Edward Snowden pour diffuser ses révélations sur la NSA. Mais pourquoi lui? Lisez pour comprendre.
Edward Snowden l’a choisi pour révéler les écoutes de la NSA au monde entier. Pas un hasard: Glenn Greenwald, ancien du Guardian aujourd’hui à la tête de The Intercept, est réputé pour être un outsider dans le milieu du journalisme politique. Comment devienton le maître du plus gros scandale politique du xxie siècle? Quelles leçons en tirer? Réponse sans cryptage, chez lui, au Brésil.
Vous étiez, à l’origine, avocat en droit constitutionnel. Jusqu’à ce que, le 11 septembre 2001, deux avions s’écrasent sur le World Trade Center. En quoi cet événement vous a-t-il poussé à changer de vie? Après le 11-Septembre, tout ce que l’on pensait protégé aux États-unis s’est retrouvé en danger. Comme, par exemple, les droits constitutionnels. On a mis des gens en prison sans procès. C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à lire des blogs, des médias alternatifs, que je trouvais vraiment engageants et intelligents. J’aimais leur combativité. Ils défendaient l’idée que les deux partis politiques, républicain et démocrate, étaient corrompus, et que les médias mainstream étaient vides de sens. Cette mentalité insurgée m’a interpellé, j’ai trouvé que c’était une approche intéressante pour faire de la politique et du journalisme. Et le plus fort, c’est qu’ils ont commencé à toucher un public plus large que les médias mainstream. Des blogueurs pouvaient écrire deux paragraphes bourrés d’insultes, irrespectueux et irrévérencieux envers les autorités institutionnelles, et toucher des centaines de milliers de gens, sans avoir à passer par des rédac’ chef ou une structure corporative. Alors j’ai ouvert mon blog, pour participer à la conversation.
Pour ce blog, vous avez travaillé sur quelques gros scandales politiques aux États-unis, comme les affaires Valerie Plame ou Chelsea Manning. Aviez-vous les moyens, à cette époque, de réunir des preuves journalistiques? Presque tout mon travail était basé sur de la recherche en open source. Je passais des heures à chercher des documents et des faits regardés à la va-vite. Mon but était d’amener les gens à voir les choses, pas parce que je révélais des dossiers cachés, mais parce que je soulignais des éléments qui avaient été peu ou mal regardés. Un peu plus d’un an après mes débuts, le site Salon.com a hébergé mon blog. Et une fois que j’ai commencé à écrire pour un média plus reconnu, les institutions se sont senties davantage forcées à répondre à mes questions que lorsque j’étais un blogueur indépendant, parce qu’elles voyaient bien que j’avais une équipe et tout un organe de média derrière moi.
Comment êtes-vous entré dans le cercle des lanceurs d’alerte? En 2008, bien avant que les gens ne découvrent Wikileaks, un rapport secret préparé par le Pentagone les déclarait ‘ennemis d’état’, autrement dit comme une grande menace pour la sécurité nationale. Le modèle créé par Wikileaks –le ‘nous vous offrons les moyens de divulguer des infos anonymement, et nous cherchons de grosses
quantités de données’– avait rapidement effrayé le département de la Défense. Ironiquement, ce rapport est arrivé entre les mains de Wikileaks, qui l’a immédiatement publié. On y trouvait notamment des manières de détruire l’organisation d’assange, par exemple en lui soumettant de faux documents pour ensuite la discréditer. À l’époque, Assange et les autres étaient encore perçus comme un petit groupe bizarre mené par un hacker australien. Mais quelle que soit l’organisation qui faisait peur au Pentagone, elle me donnait forcément envie de la connaître, alors je suis parti à la recherche de Julian et je l’ai interviewé. Puis, j’ai encouragé tout le monde à leur verser des dons, parce qu’ils avaient une montagne de leaks mais pas assez de ressources pour les traiter. Beaucoup de gens m’ont répondu qu’ils croyaient réellement en ce modèle aussi, mais qu’ils avaient peur de finir sur une liste noire du gouvernement s’ils les soutenaient. Et la simple nature de cette peur, celle d’être ciblé par son propre gouvernement, a vraiment produit un gros effet sur moi. J’ai pris conscience du climat qui s’était installé aux États-unis, et de ce que la ‘guerre contre le terrorisme’ était en train de produire.
Pourtant, vous avez ignoré les premiers messages d’edward Snowden lorsqu’il vous a contacté pour diffuser les informations dont il disposait… La réalité, c’est que lorsque vous êtes journaliste, vous êtes contacté tous les jours par 20 personnes qui disent avoir des révélations énormes que tout le monde ignore, qu’elles veulent seulement un peu de votre temps, que si elles vous voient, elles pourront vous convaincre, que c’est vraiment insensé et que vous allez gagner plein de récompenses grâce à elles. Mais 99% du temps, ces gens sont fous. Si vous finissez par leur parler, leur histoire, c’est: ‘Mon patron travaille pour la CIA, ils ont installé des satellites sur Mars qui peuvent contrôler mon cerveau en passant par les ondes du poste télé...’
Ça vous est souvent arrivé? Oh oui, c’est très commun! Tous ces gens qui pensent être surveillés et contrôlés par toutes sortes d’appareils électroniques... Bref, cela aboutit au fait que vous ne pouvez pas prêter attention à tout ce qui apparaît dans votre boîte mail. Snowden, c’était compliqué. Je n’aurais jamais ignoré ses mails s’il avait dit: ‘Je travaille à la NSA et j’ai des millions de documents à vous donner.’ Mais il ne pouvait pas, évidemment, alors il m’est apparu comme tous ces gens. L’autre problème, c’est qu’il n’était à l’aise que par message crypté. À l’époque, peu de gens utilisaient ces méthodes et moi, je ne suis pas féru de technologie. Je savais que ce serait compliqué d’installer tout ça, et Edward s’est impatienté. Donc il est allé voir Laura Poitras (qui a réalisé ensuite le film Citizenfour, sur Snowden, Oscar du meilleur film documentaire en 2015, ndlr), qui, elle, savait faire et lui a simplement dit: ‘Parle à Glenn.’ (rires)
Quand avez-vous pris conscience de l’ampleur des documents de Snowden? Dès que l’on s’est mis à communiquer, il n’avait qu’une idée en tête: me mettre dans le prochain avion pour Hong Kong. Au fond de moi, je savais qu’il disait vrai, mais je ne pouvais pas en être sûr. Alors, après une semaine durant laquelle il m’a fait installer une vingtaine de programmes informatiques, il m’a finalement envoyé une toute petite partie de ce qu’il avait. J’étais chez moi, à Rio. Je me suis assis dans mon fauteuil, en regardant la barre de téléchargement avancer: 3%, 5%, puis 100%. Il y avait deux douzaines de documents de la NSA, une première dans le monde des leaks. Un des documents affichait les logos de Facebook, Google, Yahoo et montrait comment la NSA avait accès à leurs serveurs pour exfiltrer toutes leurs données. C’est le genre de document conçu pour apprendre aux analystes comment le programme fonctionne, ça ressemble à une présentation Powerpoint, tout est très clair. Je travaillais sur la NSA depuis des années, je savais déjà qu’ils pratiquaient l’espionnage, et ce, de manière plus abusive que l’on pouvait l’imaginer. Mais on n’avait jamais eu une telle preuve sur des informations aussi secrètes. D’avoir ça entre les mains, avec quelqu’un qui dit: ‘Viens à Hong Kong et je t’en file des milliers d’autres’... J’en suis resté bouche bée. Avec David (son mari David Miranda, premier élu LGBT au conseil municipal de Rio de Janeiro, ndlr), on criait dans toute la maison, on n’en revenait pas. Le jour suivant, j’ai pris un vol pour New York afin d’en discuter avec mes chefs du Guardian puis, le surlendemain, un autre pour Hong Kong. Dans la voiture qui nous conduisait à l’aéroport, Laura Poitras m’a dit qu’elle avait récupéré une énorme partie des archives de Snowden, qu’elle dormirait pendant tout le trajet et que je devrais y jeter un oeil. Même si j’étais épuisé, j’ai quand même passé les seize heures de vol à fouiller dedans. C’est vraiment là que j’ai réalisé que ce n’était pas seulement une grosse affaire, mais LA plus grosse affaire du journalisme et de la politique depuis longtemps.
Votre mari nous a raconté comment il avait vécu l’affaire. Il dit qu’il s’attendait à mourir. Vous, vous n’aviez pas peur? C’était plus facile pour moi que pour lui. À Hong Kong, j’ai débarqué dans une ville immense. C’est la Chine et en même temps pas vraiment, on sent encore les restes de l’ancienne colonie
“LORSQUE VOUS ÊTES JOURNALISTE, VOUS ÊTES CONTACTÉ TOUS LES JOURS PAR 20 PERSONNES QUI DISENT AVOIR DES RÉVÉLATIONS ÉNORMES QUE TOUT LE MONDE IGNORE. MAIS 99% DU TEMPS, CES GENS SONT FOUS. ET AU DÉBUT, SNOWDEN M’EST APPARU COMME CES GENS”
britannique... On ne sait pas vraiment où l’on est. Une ambiance étrange, une ville d’intrigues internationales, comme dans les films d’espionnage. Tout paraissait surréaliste. On n’avait aucune idée de ce qui pouvait arriver, si la CIA ou la police chinoise allaient venir frapper à notre porte. On ne savait pas qui était au courant de ce que l’on faisait. C’était plein de suspense, effrayant, sous haute tension. Mais d’un autre côté, je n’avais pas le temps de m’inquiéter. J’étais concentré sur tout le travail à faire.
Ensuite, vous avez dû sélectionner les documents et choisir les médias à qui les envoyer, pour qu’ils les diffusent. Parmi eux, O Globo au Brésil et Le Monde en France, qui sont... Plutôt à droite, épouvantables et mainstream? (rires)
Mainstream, en tout cas. En fait, on avait peur, et Snowden aussi, que l’histoire soit ignorée et qu’elle termine seulement sur quelques médias alternatifs. Il fallait porter un grand coup et pour cela, on devait s’engager avec des médias mainstream. Alors, la question est devenue: comment faire, tout en veillant à ce qu’ils ne ‘distordent’ pas l’histoire? Ce qui est intéressant, c’est que j’étais aux commandes. Au Monde, ils avaient très peur que l’on parte chez leurs concurrents, à O Globo aussi. Ce qui a fait que l’on a pu dicter nos termes. C’était un drôle de sentiment de détenir ce pouvoir face aux plus gros médias du monde. Les contrats stipulaient qu’aucun document ne pouvait être publié sans mon accord. Le Monde m’a carrément embauché comme journaliste pour un temps, ce qui m’a permis de façonner la manière dont on sortirait les révélations. Quant à O Globo, même si c’est un peu l’origine du mal pour moi, je reconnais qu’ils ont fait un super boulot sur l’affaire Snowden. L’impact a été énorme au Brésil. La présidente de l’époque, Dilma Rousseff, a annulé son dîner d’état prévu depuis des années à la Maison- Blanche, et elle a dénoncé Obama dans un discours aux Nations unies. Et puis, il faut aussi savoir faire la part des choses avec les gros médias. Par exemple, le New York Times. J’ai passé des années à les critiquer, mais ils ont un millier de reporters et de rédacteurs en chef, il y en a évidemment des bons dans le lot, même si l’institution en tant que telle est terrifiante.
Pour autant, ni le Brésil ni la France n’ont accordé l’asile politique à Snowden. Non, évidemment. Imaginez que vous soyez un leader politique: quels sont vos intérêts? Vous faire réélire, vous assurer que l’économie est bonne, qu’il n’y a pas de chômage... Et imaginez le prix que vous payeriez à accueillir Snowden, la colère que cela provoquerait chez les Américains. Si vous êtes le président brésilien, vous avez besoin d’accords commerciaux avec les États-unis pour le bien économique de votre pays, et votre réélection repose aussi là-dessus. Si vous êtes le président français, vous avez déjà tout un tas d’accords avec les États-unis. Pourquoi risquer tout ça pour Snowden? Surtout s’il avait déjà l’asile en Russie, ce qui n’arrangeait rien. Un jour, le vice-chancelier allemand m’a dit être reconnaissant envers Edward. J’ai demandé: ‘Dans ce cas, pourquoi ne pas lui accorder l’asile et montrer ainsi votre gratitude?’
Et qu’a-t-il répondu? Que les États-unis les menaçaient, qu’ils paieraient le prix fort.
Quel bilan tirez-vous aujourd’hui, presque cinq ans après ces révélations? Beaucoup de positif. Même si les gens demandent souvent si ça a vraiment changé les choses, puisque la NSA est toujours sur pied...
Et que Snowden n’est toujours pas en liberté... Mais il n’est pas en prison non plus! Après Hong Kong, je pensais que la fois où je le reverrais, ce serait à la télévision, dans une combinaison orange. Le fait qu’il soit relativement libre, qu’il donne des discours, des interviews, c’est déjà très bien. Et puis, il y a eu d’autres changements: maintenant, des tas de gens utilisent l’encryptage, ce qui veut dire qu’un mur de plus en plus haut s’érige devant ces informations que le gouvernement voudrait récupérer. Le changement le plus important provient des modifications de comportement, des habitus des entreprises.
À votre avis, l’affaire Snowden a-t-elle aussi contribué à une rupture plus large entre les gouvernants et les gouvernés? Je parle d’encryptage parce que c’est quantifiable. Mais c’est vrai que le plus gros changement, même s’il est dur à décrire, concerne la manière de réfléchir aux questions suivantes: quelle est la valeur de la vie privée à l’ère du digital? Quel danger y a-t-il à laisser des gouvernements réduire le pouvoir des autres dans l’ombre? Quel est le rôle du journalisme dans une démocratie? Quelle place les Étatsunis occupent-ils dans le monde? Le débat est en train de se déplier.
L’élection de Trump et le Brexit pourraient-ils être vus comme des conséquences à moyen terme? Je ne tracerais pas une ligne directe entre les révélations et Trump ou le Brexit. Mais oui, les institutions établies s’effondrent. Le Brexit, c’est ça, non? Les Anglais se sont sentis délaissés par la mondialisation et ont décidé de défier Londres, pour en finir. La victoire de Trump était aussi une manière de défier l’autorité. Et le premier tour de la présidentielle en France l’a également montré. Ce désenchantement, cette envie de renverser l’ordre politique. Il y a plein de raisons à tout cela, principalement liées à la mondialisation, qui a créé des énormes institutions trop distantes de la vie des gens ordinaires. Mais là-dedans, on peut dire que l’affaire Snowden a préparé le terrain, parce qu’à travers elle, les gens ont réalisé que l’on ne pouvait pas faire confiance à ces organes qui opèrent dans l’ombre, très loin de notre
actes.•tous intérêt et sans répondre de leurs
“APRÈS HONG KONG, JE PENSAIS QUE LA FOIS OÙ JE REVERRAIS SNOWDEN, CE SERAIT À LA TÉLÉVISION, DANS UNE COMBINAISON ORANGE. LE FAIT QU’IL SOIT RELATIVEMENT LIBRE, QU’IL DONNE DES DISCOURS, DES INTERVIEWS, C’EST DÉJÀ TRÈS BIEN”