Society (France)

Maggie Nelson

Dans Les Argonautes, l’américaine raconte l’histoire de sa relation amoureuse avec un artiste queer. Pour mieux s’interroger sur la question du genre.

- PAR HÉLÈNE COUTARD / ILLUSTRATI­ON: ALINE ZALKO POUR SOCIETY

Elle appelle cela de “l’auto-théorie”: des livres intimes pour lesquels elle dissèque ses expérience­s et celles de ceux qui l’entourent, et qui finissent par autopsier la société tout entière. Après avoir déterré l’affaire du meurtre de sa tante dans Une partie rouge, l’américaine Maggie Nelson publie aujourd’hui Les Argonautes, l’histoire de sa relation amoureuse avec un artiste queer. Qui est aussi une réflexion sur le genre, la sexualité et l’amour. Et surtout un grand livre.

Maggie Nelson trouve tout cela bien plus embarrassa­nt que les histoires intimes qu’elle raconte dans ses livres –ses rêves angoissant­s, son coeur brisé par un homme parti avec une autre, son amour brutal et soudain pour quelqu’un qui “garde un paquet de pénis dans un tiroir”, son goût pour la sodomie, ses relations avec sa mère, la mort de son père. Tout, plutôt qu’on lui demande à nouveau de définir les notions de transsexua­lité ou de fluidité de genre. Elle n’est pas là pour expliquer. Elle n’en sait pas plus qu’une autre. “Je trouve la vie quotidienn­e plus gênante que d’écrire un livre”, souffle-t-elle au-dessus d’une eau gazeuse dans un hôtel parisien, où elle est venue passer quelques jours, le temps de donner une lecture publique et de répondre à une poignée d’interviews. Mais encore? “Si j’avais du rouge à lèvres sur les dents, là, je serais plus gênée que quand je ‘viole volontaire­ment mon intimité’ dans mes livres.” La citation est d’eileen Myles, une poétesse et romancière américaine qui est aussi son mentor. Elle la fait sourire. “Je ‘viole mon intimité’ dans des poèmes depuis que j’ai 17 ans. Alors j’y suis plutôt habituée.” Ce qui est récent, en revanche, c’est qu’elle le fait désormais à grande échelle. D’abord publiée dans d’obscurs fanzines et revues de poésie, l’oeuvre de Maggie Nelson a, depuis peu, changé de dimension. Le New York Times, le Guardian, le New Yorker lui ont consacré de longs articles. Emma Watson cite ses livres partout. Et aux dernières nouvelles, elle est traduite en douze langues. Tant et si bien que ce qui était autrefois réservé aux cercles d’artistes et poètes queer s’affiche désormais à la vue de tous, et au premier plan dans les vitrines des librairies: Jane: A Murder, un livre de poésie sur l’assassinat de sa tante ; Une partie rouge, son premier récit de nonfiction en prose, relatant le procès qui suivit ; Bluets, encore de la poésie, le fruit d’une vie

d’obsession pour la couleur bleue qui fait semblant de dissimuler son vrai sujet, rien d’autre qu’une douloureus­e rupture ; et surtout Les Argonautes, l’amour retrouvé avec l’artiste Harry Dodge, né femme, qui se définit aujourd’hui comme ni homme ni femme, et avec qui elle a eu un fils il y a six ans. Quiconque rencontre aujourd’hui Maggie Nelson a l’impression de la connaître. La perspectiv­e la fait hésiter, peser ses mots, laisser de courts silences s’installer dans la conversati­on. “C’est vraiment fantastiqu­e, dit-elle enfin. Et parfois non.”

Quand Maggie rencontre Harry

Au départ, Maggie Nelson voulait juste “voir ce qu’un livre peut faire”. Le déclic arrive en pleine nuit en 1995, par un rêve qui lui revient à quatre reprises. “Je rêvais que je mourais d’une balle dans la tête. Quand je l’ai raconté à une amie, elle m’a dit: ‘Mais ce n’est pas comme ça que ta tante est morte?’” C’est exact. En 1969, Jane Louis Mixer, la soeur de la mère de Maggie Nelson, a 23 ans et étudie à l’université du Michigan. Dans un couloir de la fac, elle accroche une annonce disant qu’elle recherche un covoiturag­e pour rentrer chez elle pour les vacances. On la retrouvera le lendemain matin près d’un petit cimetière, à une vingtaine de kilomètres de son point de départ, la tête trouée de deux balles de revolver. Le meurtrier ne sera jamais arrêté. “Il y a tout un tas de gens horribles qui font des choses horribles dans ce monde, alors on peut se dire qu’un crime commis par une seule personne ne veut pas dire grand-chose, dit aujourd’hui Nelson. Mais pour ma mère, l’idée de la violence de cet homme est devenue la personnifi­cation du mal, de ce qu’il faut craindre. Ma soeur et moi avons grandi avec cette ombre. Cela m’a marquée pour toujours.” La jeune poète est âgée de 22 ans quand elle comprend qu’elle doit écrire sur Jane, elle que son grand-père confond encore souvent avec cette tante qu’elle n’a pas connue, elle aussi qui a affronté la mort tôt, en perdant son père quand elle avait 10 ans. “Le meurtre était irrésolu et ma famille n’était pas très enthousias­te à l’idée de s’y replonger. J’ai commencé doucement les recherches, tout en me disant que c’était mal de faire ça. Je faisais des demandes pour accéder au dossier, et dans le même temps, je me disais: ‘Non, je ne vais pas le faire, je ne vais pas écrire ça.’ Et puis quand les papiers arrivaient, je m’y remettais…” La jeune fille se plonge dans l’écriture “difficile” de Jane: A Murder, à un moment où elle ne va “pas très bien”: “Je n’avais pas vraiment de maison, j’étais dans une relation douloureus­e, j’étais un peu perdue.” La nature de son sujet ne l’aide pas. “Les gens me disaient que j’étais devenue sombre, à être tout le temps submergée par les détails du meurtre.” Une humeur pour laquelle elle a trouvé une expression: “l’esprit meurtrier”. “Je pouvais travailler toute la journée à mon projet avec un certain détachemen­t, recherchan­t avec insoucianc­e les mots ‘balle’ ou ‘crâne’ dans mon dictionnai­re de rimes, écrit-elle dans Une partie rouge. Mais le soir, une poignée d’images ignobles, représenta­nt des actes atroces, m’assaillait dans mon lit. Représaill­es des violences faites à Jane, aux autres jeunes victimes du Michigan, à mes proches et à moi, et parfois, les plus terribles de toutes, perpétrées par moi-même.” Quand enfin, Maggie Nelson publie son livre et pense pouvoir laisser l’assassinat de sa tante derrière elle, satisfaite et libérée, le téléphone sonne: un policier au bout du fil. “Vous pensez que vous étiez la seule à travailler encore sur cette affaire, n’est-ce pas?” lui lance-t-il, avant de lui annoncer qu’il a trouvé le meurtrier de Jane. “C’était effrayant, se souvient aujourd’hui l’auteure. Il m’a dit qu’il y avait une correspond­ance ADN, mais qu’ils n’avaient pas encore arrêté le coupable. Qu’ils attendaien­t encore une semaine. Soudaineme­nt, l’idée de cette personne était réelle. On savait qui c’était, il était là, quelque part, en liberté.” Le suspect est finalement appréhendé, et son procès organisé. Trentesix ans après le meurtre, Maggie passe un mois dans une grande maison vide auprès de sa mère. Les deux femmes se rendent tous les jours au tribunal. L’amant de Maggie l’a quittée. Les photos du corps sont graphiques. Il fait chaud. Les journalist­es épient leurs réactions. Les curieux rôdent. Elle s’assoit chaque jour avec son carnet et son stylo, “notant tous les détails gore, ni différente ni mieux que les autres”. Et en tire Une partie rouge, un livre que les critiques ont rapproché de Ma part d’ombre, le roman de James Ellroy sur sa mère assassinée, ou des oeuvres de Susan Sontag. Et qui l’a propulsée tout en haut des lettres américaine­s, au point qu’elle représente­rait aujourd’hui un genre en soi: “l’auto-théorie”, sorte de mélange entre théorie et autobiogra­phie. Un terme qu’elle a emprunté aux féministes des années 70, et qu’elle a proposé elle-même. “Les éditeurs ont toujours besoin d’une expression pour vendre un auteur, alors je leur en ai donné une”, rit-elle avec le recul. Ce “nouveau public” auquel elle ne s’attendait pas mais qui, depuis Une partie rouge, achète ses livres, lui envoie parfois des mots qu’elle ne recevait pas avant. Par exemple celui-ci: “Il n’existe que deux genres, et si vous pensez différemme­nt, vous avez tort.” Une allusion à son dernier livre en date, Les Argonautes, où elle dissèque cette fois non pas une histoire de mort, mais une histoire d’amour. Cellelà prend sa source un soir d’avril 2007 lors duquel elle rencontre Harry Dodge, un artiste reconnu pour ses performanc­es et pour le film queer culte qu’il a réalisé, By Hook or By Crook, présenté à Sundance en 2002. Harry s’est aussi appelé Harriet mais ça, ce soir-là, Maggie ne le sait pas encore. Et quand elle l’apprend, elle ne sait pas si elle voulait le savoir. Elle ne sait même pas, en réalité, si elle a seulement envie de désigner la personne dont elle est en train de tomber amoureuse. “J’ai des amis qui changent souvent de pronom, c’est une blague entre nous, dit-elle. Mais certaines personnes sont très susceptibl­es sur l’utilisatio­n du bon pronom. Et quand vous rencontrez quelqu’un, vous ne voulez pas faire d’erreurs. Bon, maintenant, je sais qu’harry s’en fiche pas mal, des pronoms.” Si cette interrogat­ion se dissipe donc rapidement, d’autres questions surgissent au fur et à mesure que leur relation évolue. Surtout quand le couple se confronte au regard des autres. Dans Les Argonautes, Maggie Nelson raconte ce dîner auquel elle se rend avec Harry. L’une des convives lui demande alors: “Tu as déjà été avec d’autres femmes, avant Harry?” “J’étais interloqué­e, écrit-elle. Comme si de rien n’était, elle a poursuivi: ‘Les filles hétéros ont toujours trouvé Harry sexy.’ Est-ce que Harry était une femme? Est-ce que j’étais une fille hétéro? Qu’est-ce que les relations que j’ai eues avec ‘d’autres femmes’ avaient en commun avec celle-ci?” En novembre 2008, le couple Maggie/harry est, cette fois, rattrapé par l’actualité. Si des mariages gays sont célébrés depuis 2004 en Californie, la “propositio­n 8”, qui vise à les interdire, est soumise au vote. “On n’avait jamais vraiment pensé à se marier, dit Nelson aujourd’hui. Mais soudaineme­nt, on s’est rendu compte qu’on allait peut-être nous

“AUJOURD’HUI, ÊTRE QUEER NE VEUT PLUS DIRE GRAND-CHOSE SUR VOTRE RADICALITÉ OU VOS OPINIONS POLITIQUES. CAITLYN JENNER EST RÉPUBLICAI­NE!”

enlever cette possibilit­é.” Maggie et Harry se précipiten­t à West Hollywood, où se trouve une chapelle encore disponible. Cerné de “rideaux kitch, de chandelier­s gothiques et de fleurs artificiel­les”, le couple se marie. Sans savoir sur quel pied danser. “À l’époque, les gens se demandaien­t si se marier ne signifiait pas perdre de sa radicalité, dit-elle, dix ans plus tard. En réalité, les deux sont vrais. J’ai une amie qui dit que l’on ne change pas une institutio­n injuste en la rejoignant. Je pense qu’elle a raison. Mais je pense aussi que c’est stupide de se priver de certains droits civiques qui peuvent vous protéger –le mariage, la sécurité sociale, par exemple– par principe. Ça ne vous rend pas plus fort. Si vous êtes un activiste qui se bat pour l’égalité, que vous tombez malade et que vous n’avez pas d’assurance, vous n’allez pas lutter pour grand-chose, parce que vous serez mort. Alors ce 3 novembre 2008, on s’est dit: ‘Oh allez, on s’en fout! Il existe quelque chose qui nous est offert et qui ne le sera peut-être plus demain, prenons-le!’” Cette question “d’homonormat­ivité” est centrale pour Nelson: s’assimiler, est-ce disparaîtr­e? “Aux États-unis aujourd’hui, certaines personnes queer cherchent à se rapprocher des deux plus grosses institutio­ns normatives: l’armée et le mariage. Mais ce que j’essaie de dire dans le livre, c’est qu’être queer ne veut plus dire grand-chose sur votre radicalité ou vos opinions politiques. Caitlyn Jenner est républicai­ne!” À l’été 2011, leurs corps changent. Maggie attend un enfant, Harry est sous testostéro­ne depuis six mois, en vue d’une ablation de la poitrine. Subitement, ils se mettent à ressembler à autre chose: une femme enceinte et un homme. C’est ce que Maggie Nelson appelle “l’illusion de la normalité”, et qui leur vaut de vivre de drôles de scènes, comme ce jour où, au restaurant, le serveur se met à leur parler de sa famille et exprime son “approbatio­n” vis-à-vis de la leur. Ce qui pose un nouveau dilemme à l’auteure: cette “apparence de normalité” est-elle une forme de trahison? “Certains pensent que la chose la plus radicale serait de toujours afficher sa fluidité de genre à la face du monde, de dire: ‘Voilà ce que je suis, si vous n’êtes pas contents, c’est pareil.’ Mais si, lors de chaque interactio­n avec un serveur, un banquier, un agent immobilier, vous devez vous expliquer, et avoir l’impression d’être un freak, alors ça devient vraiment lourd pour votre santé physique et mentale…” Après une gorgée d’eau, Maggie Nelson se sent obligée d’ajouter: “Et bien sûr, de l’autre côté, il faut faire comprendre qu’il n’y a rien de bizarre là-dedans.” Les Argonautes pose beaucoup de questions, mais ne répond finalement à aucune: car aucune réponse n’est universell­e, explique Maggie Nelson, qui ne connaît que ce qu’elle vit, et n’écrit que sur ce qu’elle connaît. Comme Une partie rouge, le livre affirme en revanche un principe littéraire, que son auteure résume ainsi: “On ne peut pas écrire sur soi sans écrire sur les autres.” Elle approfondi­t: “Je suis comme une fausse journalist­e. J’ai un carnet, je note des trucs, je parle à des gens. Mais il n’y a pas de on ou off. C’est en permanence comme si je volais un peu les histoires des autres… Mais il faut le voir comme une sorte de stratégie stylistiqu­e. Je crois que c’est Paul Preciado qui disait qu’il fallait être à la fois le scientifiq­ue dans son labo, qui examine l’expérience, et le rat qu’il découpe.” Quand il a lu le manuscrit des Argonautes pour la première fois, Harry n’était pas ravi de la façon dont il s’était fait découper. “Il avait le sentiment que je ne le considérai­s pas suffisamme­nt”, explique-t-elle. Sur le coup, Maggie ne comprend pas. “Mais c’est mon livre, le mien!” s’exclame-t-elle alors. La réponse fuse: “Les détails de notre vie ne t’appartienn­ent pas à toi seule. Pourquoi tu n’écris pas simplement quelque chose qui témoigne adéquateme­nt de moi, de nous, de notre bonheur?” Stylo à la main, le couple revoit alors le texte ensemble. “Harry aurait très bien pu dire non, répète-t-elle aujourd’hui, avec le sourire doux de celle qui a fini par remporter la bataille. Et là, qui sait…” Un haussement d’épaules et un nouveau sourire en coin achèvent cette hésitation. Qui sait si cela aurait arrêté les fouilles de Maggie?

Newspapers in French

Newspapers from France