Society (France)

Rat le bol

Tout le monde s’interroge en ce moment: les rats ne seraient-ils pas en train de nous envahir? La bonne nouvelle, c’est que dans quelques minutes, vous saurez.

- PAR THOMAS PITREL

Régulièrem­ent, dans l’histoire de l’humanité, la même inquiétude revient: est-ce que les rats ne seraient pas en train de nous envahir? C’est le cas en ce début d’année 2018, qui a vu d’effrayante­s vidéos se multiplier sur la toile. Mais les vraies questions sont peut-être ailleurs: à qui la faute? Et est-ce si grave?

Ce n’est pas très spectacula­ire”, prévient le boulanger. Les mains pleines de farine, il salue en tendant son poignet puis ouvre la voie entre de gros fours à pain et des employés qui travaillen­t la pâte feuilletée, à travers son établissem­ent du XIXE arrondisse­ment parisien. Les choses se passent au fond. Derrière une lourde machine, on distingue une tuyauterie fraîchemen­t colmatée et deux grosses plaques recouverte­s de glu. “On a un rat depuis un mois, il est entré par-là, annonce-t-il. C’est plus rare que les souris mais c’est aussi plus difficile de s’en débarrasse­r. Les jeunes sont foufous, ils ne se méfient pas, mais les plus gros contournen­t les pièges.” À ses côtés, Julien Charpentie­r sourit. “Le plus efficace, ça reste le coup de balai ou de chaussure”, plaisante le directeur commercial d’as de Pic, la société détenant le contrat d’éradicatio­n des nuisibles dans le commerce. Ce trentenair­e diplômé de L’EDHEC, à Lille, travaillai­t chez Leroy Merlin avant de rejoindre l’entreprise, spécialisé­e dans la 3D –dératisati­on, désinsecti­sation, désinfecti­on. Il admet sans problème qu’il n’était “pas du tout du métier”, pas plus que les autres membres de la petite équipe, au profil similaire au sien. Pourquoi, donc, aller se frotter à ces drôles de bestioles que sont les rats? “C’est un secteur très gratifiant, tente-til. Quand vous résolvez le problème d’un client, vous êtes vu comme le messie. Les dératiseur­s, s’ils terminent à 11h30 dans une pizzeria, ils repartent avec une pizza sous le bras.” Mais encore? “Dans les boîtes de fusion-acquisitio­n, il y a souvent des notes qui passent: ‘Attention, gros potentiel pour les boîtes de pest control (lutte contre les nuisibles, ndlr)!’ C’est un secteur qui connaît structurel­lement une croissance de 5% tous les ans.” Entre 2013 et 2015, il y a effectivem­ent eu 50% d’interventi­ons en plus dans le secteur, et 53% de celles-ci concernent des rongeurs. Les 1 200 sociétés qui se disputent le marché français emploient 5 500 personnes et font un chiffre d’affaires total de 650 millions d’euros. Depuis 2011, celui d’as de Pic est, lui, passé de 150 000 à 1,8 million d’euros, sans forcer. Première boîte de 3D à fonctionne­r par franchises, As de Pic a ouvert, outre Paris, à Bordeaux, Lyon, Lille, Nantes, Limoges, Dijon, Avignon, “et on ouvre à Montpellie­r le mois prochain”, sourit Julien Charpentie­r. Un sourire qui, a priori, n’a pas de raison de s’estomper.

Car par-delà les murs de cette boulangeri­e parisienne, c’est comme si le rat était devenu omniprésen­t. Il est en tout cas de plus en plus fréquent de le croiser aux abords du moindre espace vert de la capitale, au point que la mairie de Paris, qui parle de “proliférat­ion”, a dû voter l’an dernier un plan de lutte contre le rongeur d’un montant de 1,5 million d’euros. La paranoïa a culminé le 21 janvier dernier, lorsque le site du Parisien a diffusé une vidéo impression­nante tournée par un agent de propreté un mois et demi plus tôt. On y voit une benne à ordures installée sur les berges de la Seine, entre le musée d’orsay et le pont Royal, à l’intérieur de laquelle grouillent des dizaines de rats (“un million de rats, wesh”, selon la voix de l’un des agents) se grimpant dessus et tentant de sauter le long des parois. Glaçant. D’autant plus que la hype du rat grimpe encore d’un cran une semaine plus tard lorsqu’une autre vidéo, cette fois filmée au Pérou, montre un rongeur couvert de savon et semblant se shampouine­r comme un humain. C’est que la problémati­que du rat ne se cantonne pas à Paris. En mai 2017, les cuisines du CHU de Nantes se retrouvaie­nt envahies de rats. Idem pour celles du collège Anatole-france, à Toulouse, investies par le rongeur à la rentrée. Et l’été dernier, un nouveau genre d’alerte était donné à Marseille, où les rats ont décidé de nicher sous le capot des voitures et d’en grignoter les fils. Si à Paris les estimation­s oscillent entre un et trois rats par habitant, dans la cité phocéenne, on va parfois jusqu’à évoquer le chiffre de dix. À première vue, cela ressemble drôlement à une invasion.

Trois millions de rats à Paris

Monique Daubet, elle, préfère en rire. “On aime bien broder, à Marseille, il suffit que l’on ait vu un rat dans un coin pour en voir dix, minimise la conseillèr­e municipale déléguée auprès de l’adjoint à l’hygiène et à la santé. Dix rats par habitants, c’est n’importe quoi, sinon il faut que je fasse venir le joueur de flûte de Hamelin.” C’est le problème des rats: il est presque impossible d’estimer leur population, et donc de savoir si, oui ou non, il y en a vraiment de plus en plus dans nos villes. “C’est extrêmemen­t difficile de dire combien il y a de rats à Paris, confirme Georges Salines, chef du bureau de la santé environnem­entale et de l’hygiène à la mairie de Paris. On peut compter les plaintes, mais celles-ci fluctuent en fonction de nombreux facteurs. Par exemple, plus je réponds aux journalist­es, plus les gens appellent…” Un homme, pourtant, s’est mis en tête d’y voir un peu plus clair. Il s’appelle Pierre

“Si on met les poubelles dehors le soir et qu’on ne les ramasse que le matin, vu que le rat est un animal nocturne, c’est comme si on lui servait à manger sur un plateau” Pierre Falgayrac, spécialist­e du rat

Falgayrac et a dédié sa vie aux nuisibles. Consultant, formateur, il a écrit de nombreux livres sur le sujet, dont son chef-d’oeuvre, Des rats et des hommes, en 2013. Pour cette grande fresque sur le rapport entre l’humain et le rongeur, il se met en tête de compter le nombre de rats dans “une grande ville du Sud-est” à l’aide d’égoutiers coopératif­s qui déposent de la nourriture à intervalle­s réguliers avant de noter ce qui a été mangé. En croisant la consommati­on quotidienn­e moyenne du rat, le nombre de kilomètres d’égouts, celui d’habitants et le rapport entre le nombre de rats en sous-sol et à la surface (entre 75/25 et 80/20), Falgayrac arrive à un chiffre de 1,67 rat par habitant dans les grandes villes. Son modèle estime ainsi la population totale de rats à 3 704 382 (environ) à Paris.

Pour autant, il rejette en bloc les craintes de proliférat­ion. “La première des erreurs est de croire que les rats fonctionne­nt comme une armée pour nous attaquer, dit-il. Ils ne font que s’adapter aux ressources alimentair­es qu’ils ont à leur dispositio­n. S’ils n’en avaient pas assez, les femelles dominantes refuseraie­nt de s’accoupler et éloignerai­ent les mâles des autres femelles, voire iraient jusqu’à tuer leurs petits pour réguler la population.” Il n’y aurait donc pas forcément plus de rats, mais ils remonterai­ent davantage à la surface, en raison des travaux ou des crues successive­s qui, quand ils ne les tue pas, les délogent des sous-sols et les forcent à aller se nourrir ailleurs. Georges Salines, de la mairie de Paris, confirme que le problème ne serait pas, dans la capitale, celui d’une invasion de rats, mais de la trop grande disponibil­ité de nourriture dans l’espace public. “Le fait de manger dans les parcs et les jardins se développe beaucoup, juge-t-il. Le réchauffem­ent climatique fait qu’il y a sans doute quand même une augmentati­on de population puisqu’en hiver, les températur­es ne descendent presque plus en dessous de zéro, donc le cycle de reproducti­on ne ralentit pas”, ajoute Stéphane Bras, porte-parole de la CS3D, la chambre syndicale des dératiseur­s. Les poubelles sont aussi en cause. À la suite de l’explosion d’une bombe cachée dans une poubelle place Charles-de-gaulle le 17 août 1995, une semaine après les corbeilles de rue en dur ont progressiv­ement été remplacées par des modèles compatible­s avec les exigences du plan Vigipirate. Des modèles rendant également les déchets bien plus accessible­s aux rats. Outre les terroriste­s et les pique-niqueurs, l’union européenne est aussi, comme souvent, pointée du doigt. “Les normes européenne­s en matière d’usage de produits chimiques ont été durcies: c’est une bonne nouvelle pour la protection de l’environnem­ent, mais les moyens pour éradiquer les rats s’en sont trouvés considérab­lement réduits. Leur population s’est donc accrue”, écrit la mairie sur son site. Georges Salines précise: “Le produit utilisé est toujours le même mais autrefois on déversait les granules directemen­t dans les terriers. Aujourd’hui, le produit se présente sous la forme de pâte compacte et doit être entreposé dans une boîte en plastique.” Les rats ayant peur de la nouveauté, ils ont donc tendance à se désintéres­ser du poison, qui de surcroît est de moins en moins puissant. “La concentrat­ion va encore être divisée par deux le 1er mars”, annonce Julien Charpentie­r, d’as de Pic. De nombreuses sources affirment aussi que la mairie de Paris a délibéréme­nt décidé de moins traiter les égouts, au risque de voir la population de rats augmenter. “Un ancien égoutier nous a dit qu’en 2015, lorsque le certificat biocide est devenu obligatoir­e pour utiliser les produits de dératisati­on, la mairie ne l’a fait passer qu’à dix égoutiers, alors qu’avant il y en avait 150 qui balançaien­t du poison dans les égouts, explique Julien Charpentie­r. Et notre fournisseu­r nous dit qu’ils achètent moitié moins de produits que nous.” La ville conteste et affirme qu’elle atteindra en 2018 le nombre de 96 agents formés sur 250. Elle aurait pourtant de bonnes raisons de réduire la dose. La première serait une volonté de protéger l’environnem­ent en évitant de balancer des paquets de produits chimiques dans la nature. La seconde est peut-être liée à un rapport de l’anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentati­on, de l’environnem­ent et du travail) publié le 22 juin 2016 montrant la dangerosit­é des conditions de travail des égoutiers, exposés à de nombreux polluants chimiques. Une étude de 2010 montrait déjà que les égoutiers parisiens avaient une espérance de vie de sept ans inférieure à celle des autres ouvriers francilien­s, et de 17 ans inférieure à la moyenne française. Réduire leur exposition aux produits chimiques ne serait donc pas forcément une mauvaise idée.

Reste à savoir comment, alors, lutter contre le rat. Pour ce qui est des espaces publics, la mairie de Paris condamne épisodique­ment certains squares pour y déposer des pièges et du poison. “Nous essayons de limiter l’utilisatio­n des anticoagul­ants, dit Georges Salines. Nous avons par exemple de nouveaux pièges qui attirent les rats avec de la nourriture, afin qu’ils tombent dans une cuve et se noient dans un liquide alcoolisé.” Son statut de secteur porteur apporte à la dératisati­on de fréquentes innovation­s. En début d’année, la ville d’aubervilli­ers a par exemple fait installer, dans les canalisati­ons de ses égouts, un piège qui détecte la présence du rat et le décapite automatiqu­ement. Julien Charpentie­r vante, lui, un piège au formol qui a atteint un record de 110 souris tuées en deux semaines. De son côté, la préfecture de police de Paris s’occupe de contrôler le “bâtimentai­re”, et notamment les copropriét­és, lorsqu’une plainte est déposée. “Nos agents se rendent sur place pour localiser la provenance des rats, puis expliquent au syndic ce qu’il doit faire”, décrit Marguerite Lafanechèr­e, vétérinair­e et cheffe du service protection et santé animale. Mais les cas traités par “la police des rats” sont assez

peu nombreux. En 2016, sur 1 700 plaintes, 240 concernaie­nt des rats, et 145 enquêtes seulement ont révélé la présence effective de l’animal. Un chiffre stable sur les dernières années. Le service est également en charge de l’arrêté préfectora­l annuel établissan­t une période de dératisati­on, lors de laquelle tous les acteurs, publics et privés, sont censés entreprend­re des opérations d’éradicatio­n du nuisible. Mais d’après les experts, tout cela ne suffit pas. C’est pourquoi Pierre Falgayrac préconise de repenser le ramassage des déchets avec un modèle à suivre inattendu: “On peut leur reprocher des choses, mais les Balkany ont compris ce qu’il fallait faire en instaurant le ramassage des poubelles tous les soirs à Levallois. Si on met les poubelles dehors le soir et qu’on ne les ramasse que le matin, vu que le rat est un animal nocturne, c’est comme si on lui servait à manger sur un plateau.”

La théorie de la motte de beurre

Et après tout, pourquoi pas? La peur du rat est basée en grande partie sur le très lointain souvenir de la peste. Mais si la puce transmetta­nt le virus qui a décimé l’europe au xive siècle venait effectivem­ent d’un rongeur, il s’agissait pourtant du rat noir. Lequel a pratiqueme­nt disparu des villes à la fin du xixe siècle, avec l’arrivée des égouts, plus propices au surmulot, qui l’a progressiv­ement remplacé. Ce dernier ne transmet guère que la leptospiro­se, qui se soigne avec des antibiotiq­ues et ne touche que 300 personnes par an en France métropolit­aine, selon l’institut Pasteur. La réputation de l’espèce en a tout de même pris un sacré coup le 2 septembre dernier à l’occasion d’un fait divers cauchemard­esque. Ce matin-là, à Roubaix, des parents retrouvaie­nt leur fille paraplégiq­ue de 14 ans en sang, son corps présentant plus de 200 plaies apparemmen­t provoquées par les morsures d’une meute de rats. Pourtant, ces derniers ne sont censés attaquer l’humain que lorsqu’ils sont vraiment acculés, préférant généraleme­nt le fuir. “Les rats ne sont pas des Bisounours, ils sont opportunis­tes, tranche Pierre Falgayrac. C’est terrible à dire mais quand ils trouvent de la viande fraîche qui va se perdre, cyniquemen­t, ils y vont.” L’expert raconte ainsi l’histoire de ce prisonnier belge coincé dans des barbelés lors d’une tentative d’évasion, qu’une bande de rats a commencé à dévorer vivant. “Mais il faut à la fois les circonstan­ces et un environnem­ent sale, propice à la présence de rats, c’est extrêmemen­t rare”, défend Falgayrac. Loin de prôner l’exterminat­ion de l’animal, le consultant le juge même “indispensa­ble aux villes qui ont de vieux égouts”. Grâce à ses goûts culinaires discutable­s, il leur permet en effet de se débarrasse­r d’une quantité non négligeabl­e de déchets qu’il faudrait autrement nettoyer d’une façon ou d’une autre. Certains vont même jusqu’à le défendre bec et ongles. Le 10 décembre 2016, une certaine Jo Benchetrit lançait une pétition adressée à Anne Hidalgo et intitulée “Stoppez le génocide des rats”, qui a tout de même enregistré plus de 25 000 signatures. “C’est une pétition complèteme­nt débile”, juge Pierre Falgayrac. Lui-même dit aimer les rats et ne pas en avoir chez lui “parce que ça ne vit que trois ans”, mais considère que sa place est dans les égouts, et non en surface. D’autant plus qu’il pose un léger problème d’image. “Quand je suis arrivé à mon poste en 2013, je ne pensais pas que le rat allait occuper une position aussi centrale, sourit Georges Salines. C’est le sujet sur lequel je reçois le plus de courrier. Cela dit, j’en reçois aussi beaucoup de Parisiens qui se plaignent que les touristes soient amenés à voir des rats, mais je n’ai

“Les rats ne sont pas des Bisounours, ils sont opportunis­tes. Quand ils trouvent de la viande fraîche qui va se perdre, cyniquemen­t, ils y vont” Pierre Falgayrac, spécialist­e du rat

jamais de lettres de touristes.” Les entreprise­s de dératisati­on profitent également de cette problémati­que d’image. “Avec les réseaux sociaux, n’importe qui peut prendre une vidéo d’un rat dans votre établissem­ent et la diffuser, avec un effet terrible sur votre réputation, donc les restaurate­urs sont de plus en plus vigilants”, dit Julien Charpentie­r, en plein travail dans la boulangeri­e. Il montre une gigantesqu­e motte de beurre dans les coulisses de l’établissem­ent et poursuit: “Au-delà de l’image, imaginez qu’un rat urine dans le beurre. Personne ne le saura et ça se retrouvera dans les croissants. Ils peuvent aussi grignoter les fils électrique­s. Ils sont la première cause d’incendie dans les boulangeri­es.” En 2014, ce sont aussi les rats qui ont été mis en cause lors de la collision entre un TGV et un TER à Pau, en ayant provoqué le dysfonctio­nnement d’un feu tricolore. Et Pierre Falgayrac annonce un développem­ent du phénomène: “Il n’y a plus de plastique dans les fils électrique­s, il a été remplacé par de l’élastomère à base d’amidon de maïs, dont le rat raffole. C’est ce qui explique que les voitures tombent en panne à Marseille. Il va y avoir de plus en plus d’incidents comme ça.” Mais l’europe devrait pouvoir s’en relever plus facilement que de la peste.•tous

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Près de la tour Saint-jacques, à Paris. Attention, les rats taguent aussi!

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