Society (France)

Qui a dénoncé Anne Frank?

Personne n’a jamais identifié formelleme­nt qui a livré Anne Frank et sa famille aux nazis le 4 août 1944. Mais Vincent Pankoke, ancien agent du FBI reconverti dans les cold cases, s’est mis en tête de percer enfin le mystère.

- PAR MARC HERVEZ, À AMSTERDAM PHOTO: JP VAN DER STOUWE POUR

Personne n’a jamais identifié formelleme­nt qui a livré Anne Frank et sa famille aux nazis le 4 août 1944. Mais cette énigme pourrait bientôt prendre fin. C’est en tout cas l’objectif que s’est fixé Vincent Pankoke, ancien agent du FBI reconverti dans les cold cases: révéler, d’ici 2019, le nom du ou des dénonciate­urs. Il explique comment il compte s’y prendre.

Ce n’est pas un privilège réservé aux cheminots français. Les agents du FBI aussi ont le droit de prendre leur retraite avant tout le monde. “On peut prolonger d’une année, sans garantie de faire exactement le même travail. Ils peuvent aussi faire appel à nous pour des missions ponctuelle­s. Mais pour moi, qui ai passé le plus clair de mon temps à travailler sous couverture en infiltrati­on, ça n’a pas trop d’intérêt.” Alors, Vincent Pankoke a rendu son badge à 57 ans, sans remords ni regrets, après 26 ans au service du “Bureau”. C’était en 2014. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il passe désormais ses journées à faire des mots croisés dans sa maison de Floride, en attendant sagement le coucher du soleil. Depuis deux ans, l’ancien agent multiplie les allers-retours entre les États-unis et la ville d’amsterdam, aux Pays-bas. Un dernier défi qu’il a appelé “Cold Case Diary” et qui n’a rien à voir avec la chasse aux narcotrafi­quants dont il a longtemps fait sa spécialité, lui qui a passé l’essentiel des années 90 à courir après les cartels colombiens. Cette fois, il s’agit de résoudre une énigme sur laquelle tout le monde patine depuis plus de 70 ans: déterminer qui a dénoncé à la Gestapo Anne Frank et les membres de sa famille, arrêtés le 4 août 1944 alors qu’ils se cachaient clandestin­ement dans un appartemen­t secrètemen­t aménagé derrière une bibliothèq­ue, dans les locaux de l’entreprise d’otto Frank, le père. Une question à laquelle ni les deux investigat­ions post-guerre menées en 1947 et 1963 ni les diverses biographie­s de l’adolescent­e signées Carol Ann Lee ou Melissa Müller n’ont su formelleme­nt répondre.

Le bâtiment contenant les registres et documents relatifs à l’arrestatio­n des Frank a été détruit lors d’un bombardeme­nt anglais, fin 1944. Il y a bien eu quelques théories qui sont sorties du lot, comme celle d’otto Frank lui-même –le seul membre de la famille à avoir survécu à la déportatio­n–, qui fit de Wilhelm van Maaren, un employé de l’entrepôt, le potentiel délateur. Ou, plus récemment, en décembre 2016, celle émanant de chercheurs bataves, qui suggéraien­t que les occupants de l’annexe avaient peut-être été découverts par hasard au lieu d’être trahis, la police du IIIE Reich faisant initialeme­nt le déplacemen­t ce jourlà pour mettre à jour un trafic de faux tickets de rationneme­nt. On sait, par exemple, que quelques mois avant ce triste jour d’août 1944, deux vendeurs itinérants qui commerçaie­nt avec l’entreprise de gélifiant pour

confiture Opekta –dont Otto Frank avait cédé la gestion avant de simuler sa fuite, conforméme­nt à la législatio­n interdisan­t aux juifs de posséder des sociétés– se sont fait arrêter au cours de l’un de leurs voyages pour avoir vendu sous le manteau des coupons de nourriture. Jusqu’à présent, pourtant, aucune preuve tangible n’a jamais corroboré définitive­ment l’une de ces thèses. L’idée du projet Pankoke consiste donc à révéler au monde le nom du traître –si toutefois il y en a un– le 4 août 2019. On commémorer­a alors les 75 ans de l’arrestatio­n. L’enquête n’a pas de valeur judiciaire ou pénale, et n’est l’initiative d’aucun ministère public. Même si quelques donateurs individuel­s peuvent contribuer financière­ment via la plateforme web du projet et que l’initiative a été saluée par la Fondation Anne-frank, le musée du même nom et diverses associatio­ns et institutio­ns mémorielle­s liées à l’holocauste, tous prêts à apporter leur expertise, l’opération ne compte pas s’appuyer sur des subvention­s ou du mécénat à grande échelle. La plupart de ceux qui travaillen­t dessus le font bénévoleme­nt et jusqu’à présent, Pankoke a payé ses billets d’avion pour la capitale néerlandai­se de sa poche. “Nous devons être très vigilants sur la provenance de l’argent, dit-il. L’enquête ne doit pas être sponsorisé­e par une quelconque structure, qui aurait intérêt à orienter nos recherches ou influencer nos résultats. Nous repartons d’une page blanche. Seule compte la recherche de la vérité.”

“Il existera toujours une volonté de justice”

L’idée de rouvrir ce cold case est venue d’un réalisateu­r néerlandai­s, Thijs Bayens, qui a lancé un projet de financemen­t participat­if en 2015 en compagnie d’un journalist­e batave. “Les enquêtes de 1948 et de 1963 avaient été menées par la police néerlandai­se, explique Bayens. Cette fois, nous voulions à la tête de celle-ci un regard neuf, totalement indépendan­t et non impliqué émotionnel­lement.” En d’autres termes, il fallait quelqu’un qui soit à la fois rompu aux techniques d’investigat­ion et extérieur à la police nationale. Et si possible non néerlandai­s. Bayens rencontre alors un ancien inspecteur de police retraité, avec qui Pankoke avait fait équipe lors d’une mission en terre amstelloda­moise au coeur des années 2000. Lequel fait l’entremette­ur: “Je pense à quelqu’un, qui doit certaineme­nt être en train de s’ennuyer au bord d’un lac en Floride à l’heure qu’il est. C’est un bon, il saura prendre l’affaire par le bon bout.” La première prise de contact intervient en février-mars 2016. Pankoke hésite. L’enquête s’annonce chronophag­e, il a promis à sa femme de voyager. Mais il est séduit: il a une appétence naturelle pour la Seconde Guerre mondiale, et puis l’histoire tragique d’anne Frank est mondialeme­nt connue. “Ma fille m’a finalement convaincu d’accepter, rembobine-t-il. Il fallait aussi laver l’image de la police, dont certains membres de l’époque s’étaient rendus coupables de collaborat­ion. Des policiers, le métier que j’ai fait. Cela reste une trace noire.” Pankoke porte également, dit-il, un message universel: “Il est très important de montrer à tous les auteurs de génocides et de crimes contre l’humanité que le monde n’oubliera jamais leurs crimes et qu’il existera toujours une volonté de justice et de vérité, aussi longtemps que cela puisse prendre pour qu’elles éclatent.” Même à plus de 7 000 kilomètres du fameux bâtiment situé sur le Prinsengra­cht, aujourd’hui transformé en musée, le retraité se consacre quotidienn­ement à sa nouvelle affaire. Lui et Thijs Bayens se contactent “tous les jours ou presque” par mail, téléphone ou Skype,

“Des gens nous ont déjà contactés pour nous donner des infos utiles ou des documents que l’on n’avait pas. Les langues se délient toujours avec le temps” Vincent Pankoke

pour faire le point. “J’y pense quand je me réveille, j’y pense quand je jardine, j’y pense quand je suis à table… J’en parle à ma femme, à mes enfants. ‘Qu’est-ce que tu penses de cette théorie?’ Je les rends fous. Je ne pouvais pas parler de mes affaires autrefois, alors je me rattrape.” Comment la Gestapo a-t-elle eu vent de la présence de deux familles juives dans l’annexe? Vrai mystère. “Je sais mener des investigat­ions, mais après tout, je ne suis ni un expert en Seconde Guerre mondiale, ni un historien de la police nationale néerlandai­se, ni même un spécialist­e de la vie d’anne Frank. J’ai lu le livre en cinquième, comme tout le monde, mais c’est tout.” Alors, Pankoke a constitué une équipe éclectique d’une vingtaine de personnes, composée d’experts, chercheurs et historiens de part et d’autre de l’atlantique, allant de la simple tour guide du musée Anne-frank au pape américain du profiling criminel, Roger Depue, pionnier de l’unité d’analyse comporteme­ntale au sein du FBI et mentor de l’homme à qui l’on doit le livre qui a inspiré la récente série Netflix Mindhunter. Dans le groupe, Depue est notamment chargé d’analyser toutes les déclaratio­ns, déposition­s et interviews d’otto Frank et Miep Gies (l’employée de l’entrepôt qui découvrit les notes manuscrite­s qui deviendron­t Le Journal d’anne Frank) après la guerre. “Beaucoup de gens pensent qu’ils ont emporté un secret commun dans leur tombe, en rapport avec l’arrestatio­n. Si leurs déclaratio­ns sont susceptibl­es de comporter des indices, Roger les trouvera.”

Avec l’aide de l’intelligen­ce artificiel­le

Pourquoi tout ce petit monde parviendra­it-il à résoudre l’enquête en moins de deux ans, alors même que tous les potentiels témoins sont morts? Justement parce que le temps a fait son oeuvre, veut croire Pankoke. D’après l’enquêteur, toute famille a ses secrets, qui restent parfois enfouis pendant des années, mais qui se transmette­nt de génération­s en génération­s et finissent inexorable­ment par remonter à la surface. Un schéma classique, explique-t-il. Une rumeur de coucherie avec un soldat allemand, une photo, un bon pour une plaquette de beurre supplément­aire tamponné par un haut gradé, tout serait bon à prendre. “Depuis le lancement, des gens nous ont déjà contactés pour nous donner des infos utiles ou des documents que l’on n’avait pas. Trois ou quatre génération­s plus tard, vous vous dites: ‘Après tout, c’était mon grand-père, ça date, il est mort, ça ne me concerne pas.’ Les langues se délient toujours avec le temps. Par exemple, il a fallu que j’aille voir La Liste de Schindler au cinéma avec mon père pour qu’il me dise en sortant: ‘Je t’ai déjà dit qu’on avait libéré, avec ma division, un camp en Allemagne? Non? Je croyais…’ C’était en 1993! Il ne m’en avait jamais parlé en 35 ans.” Mais surtout, l’équipe de Cold Case Diary compte s’appuyer sur un renfort de poids: l’intelligen­ce artificiel­le. “Je sais à quel point certains peuvent être sceptiques à propos de l’intelligen­ce artificiel­le, admet l’agent. Mais je fais un parallèle avec les doutes qui ont entouré l’arrivée du profiling et des sciences comporteme­ntales dans les techniques d’investigat­ion. Établir le profil d’un criminel selon son mode opératoire, qui y croyait? Était-ce vraiment de la science? Et au vu des résultats, je suis devenu un adepte convaincu. Je pense que ce sera pareil avec L’IA.” Une start-up batave du nom de Xomnia, spécialisé­e dans le traitement des big data, s’est donc vue confier la mission de développer des algorithme­s permettant d’augmenter considérab­lement le nombre d’informatio­ns à compiler. Ça tombe bien, Vince en a plein les poches. Récemment, il s’est fait éditer une carte de chercheur, puis s’est rendu aux archives nationales américaine­s à Alexandria, Virginie. Tous les documents nazis recueillis par les alliés, à mesure qu’ils libéraient des villes, y ont été rassemblés après la capitulati­on, avant d’être microfilmé­s puis renvoyés en Allemagne dans les années 60. “J’ai trouvé des centaines de milliers de pages, prévient Pankoke. J’ai du matériel unique dont aucun rapprochem­ent avec l’affaire Frank n’avait été effectué auparavant. Cela représente un nombre de données absolument colossal. Imaginez si on ajoute à cela les archives d’amsterdam. C’est l’équivalent d’un puzzle avec des millions de pièces. Seule L’IA peut permettre de croiser et recouper toutes ces informatio­ns.” Pour schématise­r: les équipes de Xomnia intègrent dans la machine toute une série de données (noms, témoignage­s, rapports de police, dates, etc.) susceptibl­es d’être en lien avec des arrestatio­ns de juifs aux Pays-bas sur la période 40-45, et L’IA, une fois configurée en fonction de l’avancée de l’enquête, se charge de faire le travail. Ainsi, le logiciel serait capable d’envisager davantage de scénarios plausibles que les humains. Après la guerre, Otto Frank a seulement réussi à identifier deux hommes comme faisant partie du groupe venu l’arrêter lui et sa famille. Mais d’après les rapports des enquêtes de 1947 et 1963, les témoignage­s font état de sept ou huit agents de la Gestapo. “Imaginons que les milliers de données recueillie­s et analysées par Xomnia permettent de mettre un nom sur l’ensemble des policiers qui se sont pointés à l’entrepôt ce jour-là, prophétise-t-il. En étudiant leurs méthodes de travail respective­s, il sera alors bien plus facile de connaître également le nom de leurs potentiels informateu­rs.” D’après les ingénieurs, le programme, s’il est déjà fonctionne­l, sera techniquem­ent à son top fin 2018. Dans les délais que s’est fixés Vincent

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Vincent Pankoke devant la maison d’anne Frank, à Amsterdam.
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