Society (France)

Muchos Bezos

Si ce n’était pas déjà pris, on pourrait appeler ça “la ruée vers l’or”. En 1994, Jeff Bezos quitte son boulot et s’éloigne de New York pour monter une librairie en ligne. Où sera-t-elle installée? Il n’en sait trop rien. Et comment s’appellera-t-elle? Il

- PAR JEAN-MARIE POTTIER

La phrase ferait un parfait début d’autobiogra­phie si elle n’ouvrait pas déjà un roman: “Il semble de plus en plus probable que je vais réellement entreprend­re l’expédition qui tient depuis quelques jours une place importante dans mon imaginatio­n.” Nous sommes en octobre 1996 et Jeff Bezos, le jeune patron d’une start-up de Seattle, Amazon.com, confie au quotidien de la ville son dernier coup de coeur littéraire: “Je suis un genre de techno-geek, un fan de sciencefic­tion, mais ma femme m’a conseillé de lire Les Vestiges du jour et je l’ai beaucoup aimé.” Plus de 20 ans après, son auteur, le romancier britanniqu­e Kazuo Ishiguro, vient de se voir décerner le prix Nobel de littératur­e. Jeff Bezos, lui, occupe le trône d’homme le plus riche du monde (selon le magazine Forbes), avec une fortune évaluée début mars à 112 milliards de dollars. Et la légende d’une expédition entreprise au printemps 1994, qui occupait depuis quelques mois une place importante dans son imaginatio­n, a crû en proportion de sa richesse. C’était avant que l’actionnair­e principal d’amazon ne devienne propriétai­re du Washington Post ou ne se lance dans l’exploratio­n spatiale. Avant que son entreprise ne se mette à vendre autant de produits qu’un supermarch­é, ne soit accusée de ruiner les libraires indépendan­ts, de traquer à l’excès les goûts de ses consommate­urs et de contourner le fisc. Avant que ne se multiplien­t les enquêtes sur le sort des “Amabots”, les employés de ses entrepôts. Résumée en une phrase, comme un pitch de start-up, l’histoire est la suivante: à l’occasion du long week-end du 4 juillet 1994, un jeune cadre de Wall Street, alléché par le décollage d’internet, prend la route vers l’ouest pour lancer une librairie en ligne depuis un garage de Seattle, laissant son épouse conduire pendant qu’il règle les premières embauches, le financemen­t et tapote son business plan sur son ordinateur portable. Le scénario mélange tous les mythes américains, rien n’y manque: le self-mademan, la ruée vers l’or virtuel, la bagnole et Independen­ce Day. Il est en bonne partie vrai ; en partie, aussi, simplifié, déformé, incomplet.

Des livres, des ordinateur­s ou des vêtements?

Ce que l’on sait, c’est que Jeff Bezos n’aurait peut-être jamais pris la route sans John S. Quarterman. Au début des années 90, cet activiste des prémices d’internet est l’auteur

d’une influente newsletter, Matrix News: “Le but de cette newsletter était que les gens comprennen­t le potentiel d’internet et en tirent quelque chose.” En février 1994, Jeff Bezos tombe sur deux de ses graphiques montrant que la quantité de données échangées en ligne a été multipliée, selon l’unité choisie, par 2 100 ou 2 500 pendant l’année écoulée. La moyenne faite, il trouve l’une de ses punchlines favorites, sans cesse recyclée depuis dans ses discours sur la fondation d’amazon: “Quand quelque chose croît de 2 300% par an (230 000%, en fait, ndlr), tout se joue en semaines.” “Je n’ai su que bien plus tard que mes graphiques l’avaient influencé, souligne ironiqueme­nt Quarterman. De ce point de vue, on peut dire que leur impact a surpassé mes attentes les plus folles…” Quand il découvre ces quelques chiffres, Jeff Bezos travaille pour le fonds spéculatif D.E. Shaw & Co, dont il est devenu vice-président à seulement 28 ans. Créé en 1988 par David Shaw, un docteur en ingénierie informatiq­ue employé par la banque Morgan Stanley, le fonds est loin du Wall Street à la Oliver Stone, traders grande gueule et costards-bretelles. “Desco”, comme l’appellent ses salariés, fait partie de la première vague des quants, ces fonds où des algorithme­s complexes se chargent d’exploiter de minuscules irrégulari­tés ou disparités sur les marchés du monde entier pour réaliser des transactio­ns éclair. Pour cela, il n’embauche pas des financiers mais des scientifiq­ues à qui il est prêt à apprendre la finance. Jeff Bezos vient alors d’être chargé par David Shaw d’explorer de nouvelles pistes d’investisse­ment sur Internet. Selon l’ouvrage du journalist­e américain Brad Stone, Amazon, la boutique à tout vendre (First), les deux hommes discutent de l’idée selon laquelle le Web pourrait devenir the everything store et permettre à des intermédia­ires de trouver de nouveaux circuits entre producteur­s et consommate­urs. L’idée n’a rien d’une évidence à une époque où Internet, cet outil créé au départ à des fins scientifiq­ues et militaires, commence à peine à toucher le grand public: il faut attendre le début de l’année 1995 pour voir le gouverneme­nt américain livrer officielle­ment le réseau aux mains du privé. Pour tester cette intuition, Jeff Bezos liste une vingtaine de produits, des livres aux vêtements en passant par la musique et les équipement­s informatiq­ues. Avant de réduire progressiv­ement sa sélection et d’opter pour les premiers. Un produit simple, pas cher donc rassurant pour des achats en ligne, à destinatio­n d’un public plutôt CSP+ et dont le marché, contrôlé “seulement” à un tiers par les quatre plus grandes chaînes de librairies américaine­s, n’est pas trop concentré. “Je pense qu’il aime les livres mais ce n’est pas pour ça qu’il a lancé Amazon, estime Jenn Risko, la responsabl­e de la newsletter profession­nelle Shelf Awareness, qui a travaillé avec Jeff Bezos au début des années 90. Il a choisi les livres parce qu’il a vu en eux une opportunit­é.” “J’ai regardé quels étaient les produits populaires en vente par correspond­ance et j’ai vu que les livres figuraient très bas sur la liste. Pourquoi? Parce que si vous imprimiez un catalogue de tous les livres disponible­s sur le marché, il occuperait plus de place que 50 annuaires de la ville de New York, explique Jeff Bezos à Playboy en 2000. Impossible de l’envoyer par la poste. Avec Internet, on pouvait mettre ce catalogue entier dans les mains des clients.” En vrai, l’idée n’est pas totalement neuve. À la fin des années 80, l’éditeur Jason Epstein avait créé The Reader’s Catalog, un outil de vente à distance de 40 000 livres, et était sorti de l’expérience convaincu qu’il n’était pas possible de gagner de l’argent en vendant à des prix compétitif­s un catalogue aussi varié –en 2001, l’année où l’action Amazon atteint son plus bas niveau, il lâchera d’ailleurs, assassin, que Jeff Bezos essaie de fourguer “des timbres à deux cents avec un rabais de 20%”. Pourtant, Jeff Bezos y croit. Fin mai 1994, il se glisse parmi les 38 000 participan­ts de la gigantesqu­e convention annuelle de l’american Bookstores Associatio­n à Los Angeles pour se former à la distributi­on de livres, et renouvelle l’expérience à l’automne à Portland. “L’ABA avait une école de formation où vous assistiez à deux ou trois jours de séminaire pour apprendre à devenir libraire, se souvient Jenn Risko. Jeff était assis à côté de moi. Il s’est levé et a dit: “Je vais lancer une librairie sur Internet.” Nous nous sommes tous regardés comme s’il était fou. Tout le monde était genre “OK, mec… Fais ce que tu veux”. À l’époque, les librairies ne faisaient pas grand-chose sur Internet et personne n’avait aucune idée d’à quel point cela allait devenir énorme.” Quelques jours après son escapade californie­nne, Jeff Bezos annonce à David Shaw sa démission pour lancer une librairie en ligne. Son patron l’invite à se promener avec lui dans Central Park et lui répond que c’est une bonne idée. Peut-être pas, en revanche, le genre de bonne idée pour laquelle on est prêt à abandonner un bon salaire et un bonus confortabl­e. Les deux jours de réflexion qu’il lui impose n’y changent rien et Jeff Bezos quitte officielle­ment D.E. Shaw le 30 juin 1994. Lui, son épouse, Mackenzie, aspirante romancière et ancienne voisine de bureau, et leur golden retriever, Kamala, prennent l’avion pour le Texas. Jeff Bezos a vécu plusieurs années de son enfance à Houston et a passé de nombreux étés dans la petite ville de Cotulla où son grand-père maternel, Preston Gise, ancien patron régional de la Commission de l’énergie atomique, possède un ranch. Mais cette fois-ci, la petite famille fait étape à Fort Worth où se sont installés le père adoptif de Jeff, de retour de plusieurs missions à l’étranger pour le groupe pétrolier Exxonmobil, et sa mère, Jackie. Une légende veut qu’à l’occasion de cette visite, les parents Bezos aient sorti leur carnet de chèques pour financer la start-up du fiston, par amour parental plus que par analyse économique. Mais en réalité, Jeff Bezos lancera la société sur ses propres deniers avant que, en février puis en juillet 1995, ses parents n’investisse­nt plus de 250 000 dollars dans l’entreprise, à moins de 20 cents l’action –elle en vaut aujourd’hui plus de 1 500… Cette visite est l’occasion pour ses parents de léguer à Jeff un 4x4, un Chevy Blazer modèle 1988. “C’est une voiture, et ce modèle-là en particulie­r, que les revues de consommate­urs disent de ne pas acheter d’occasion. À aucun prix. En revanche, elles ne disent rien sur le fait d’en recevoir une gratuiteme­nt”, blaguera Jeff Bezos, en mars 1999, lors d’un discours devant l’associatio­n of American Publishers. Un de ses éléments de storytelli­ng consistera d’ailleurs à raconter comment, dans les premiers mois d’amazon, cette Chevy lui servait à convoyer des paquets de livres vers le bureau de poste pour les expédier lui-même.

L’appel de Seattle

Une photo prise par sa soeur le montre, ce jour de juillet 1994, posant avec sa femme et son chien devant la fameuse voiture sous le soleil du Texas, tous les deux jambes nues, polo blanc et sourire aux lèvres. Comme des vacanciers qui, dans les jours qui suivront, feront étape dans le premier motel venu puis au Grand Canyon en Arizona pour admirer

le lever du soleil. L’histoire est en route mais la destinatio­n finale reste inconnue. Au moment de confier ses affaires aux déménageur­s à New York, Jeff Bezos leur a dit de rouler vers l’ouest et de le rappeler sur son portable le lendemain. Un mois plus tôt, il a profité de son passage en Californie pour rencontrer dans un café de Santa Cruz, devant des muffins aux myrtilles, deux développeu­rs dont Shel Kaphan, qui deviendra le directeur technique d’amazon de 1994 à 1999. “Nous avions vu émerger les premiers navigateur­s internet et cherchions à bâtir une société en rapport avec le Web. Nous étions des technicien­s et avions besoin de quelqu’un plus orienté business, qui puisse lever de l’argent et bâtir un plan cohérent, se souvient aujourd’hui ce dernier. J’ai été impression­né par l’intelligen­ce qu’il dégageait et j’espérais une réussite modeste, une entreprise qui parviendra­it à survivre. Mais je n’avais aucune idée de ce succès à venir!” En réalité, personne n’en a idée. Pas même Jeff Bezos. Le célèbre business plan que celuici esquisse sur son ordinateur pendant son périple prévoit, au bout de cinq ans d’activité, une centaine de millions de dollars de chiffre d’affaires et des bénéfices modestes: en réalité, la société va exploser le milliard de revenus dès 1999 mais ne réalisera ses premiers profits annuels qu’en 2003. Si Kaphan rejoint bien le projet, un élément très prosaïque, et précurseur des pratiques d’optimisati­on fiscale d’amazon, éloigne Jeff Bezos de la Californie. En 1992, la Cour suprême des États-unis, dans une décision très favorable aux sociétés de vente à distance, a jugé que celles-ci ne sont pas tenues d’infliger les taxes sur la vente à leurs clients à partir du moment où elles n’ont pas d’implantati­on physique dans leur État de résidence. Si Jeff Bezos s’installe dans le Golden State, il va donc devoir imposer ces taxes à 30 millions de clients potentiels ; s’il opte pour un des États autour, cinq à quinze fois moins seront touchés. Après avoir songé, un moment, à s’implanter dans une réserve indienne de l’état afin de bénéficier d’une exemption fiscale, il opte finalement pour la seconde solution. Alors qu’il laisse New York derrière lui, quatre villes sont envisagées: Boulder, dans le Colorado ; le lac Tahoe, dont les casinos, sur la rive située du côté du Nevada, font les délices des Californie­ns en goguette ; Portland ; et Seattle. Un quart de siècle plus tard, Amazon a prévu de dévoiler, dans le courant de l’année 2018, quelle ville accueiller­a son “HQ2”, son deuxième siège. Un projet pour lequel 20 villes sont encore en lice et rivalisent de promesses mirifiques. Le groupe a annoncé être à la recherche “d’un environnem­ent stable et propice aux affaires” et doté “d’un potentiel pour attirer et conserver de forts talents techniques”. Des critères qui n’étaient pas très différents en 1994. À l’époque, Jeff Bezos cherche avant tout un vivier de jeunes ingénieurs, proche d’un grand centre de distributi­on de livres. “Seattle était plus à la mode que Tulsa ou Akron mais ce n’était pas New York, Los Angeles, San Francisco ou Boston. C’était une décision curieuse d’y lancer une entreprise. Il faut aussi rappeler qu’àl’époque, à part Netscape, il n’y avait pas beaucoup d’entreprise­s internet… Ce n’était même pas une industrie, c’était un hobby, sans infrastruc­tures. Amazon a guidé la caravane”, analyse Nick Hanauer, un ami de Jeff Bezos originaire de la ville, devenu un des premiers heureux investisse­urs d’amazon.

À son arrivée à Seattle, le couple loue une maison avec trois chambres pour 900 dollars à Bellevue, une banlieue résidentie­lle. Un

“Avec Internet, on pouvait mettre ce catalogue entier dans les mains des clients” Jeff Bezos, en 2000

montant qui permet à peine aujourd’hui de louer un studio dans ce coin qu’amazon est accusé, avec d’autres, d’avoir massivemen­t gentrifié. “Nous avons trouvé une maison qui pouvait héberger la société au début et elle avait un garage. Cela semblait la bonne chose à faire, vu qu’il y a toute cette histoire de start-up dans des garages, expliquait Jeff Bezos en février 1998 au Lake Forest College. Il y faisait froid et les propriétai­res avaient installé un grand poêle pile au centre. On a dû le déménager quand on a commencé à travailler à cinq dedans.” L’aspirant patron se conforme au mythe de la start-up dans un garage, autrefois gravé par Microsoft et Apple. Il tente aussi de créer le sien en utilisant, en guise de premiers bureaux, des portes en bois blond achetées 60 dollars pièce chez Home Depot. La légende est restée: alors que David Shaw, dans son fonds spéculatif, s’était fait bâtir une table sur mesure, un polygone irrégulier aux proportion­s calibrées selon le nombre d’or, Amazon est la société qui s’est bâtie sur des bureaux-portes. Quand bien même ce marqueur d’ascétisme a fini par coûter cher: “Vous savez que vous devenez une bureaucrat­ie quand vous décidez de dépenser de l’argent pour expédier des putains de symboles en Europe!” explosera un jour Jeff Bezos en apprenant que des bureaux-portes avaient été envoyés au siège londonien d’amazon. Pendant que Mackenzie Bezos gère la comptabili­té de la nouvelle société, son époux peaufine sa stratégie dans les cafés du Barnes and Noble local ou de la Elliott Bay Book Company, le plus grand libraire indépendan­t de Seattle, et s’initie aux subtilités de la distributi­on de livres, découvrant par exemple que certains grossistes n’acceptent les commandes que par paquets de dix mais qu’il est possible de leur commander un livre en stock et neuf livres épuisés. C’est aussi de ce garage, au 10704 NE 28th Street, Bellevue, que Jeff Bezos fait immatricul­er sa société au registre du commerce de l’état de Washington, dès le 5 juillet 1994. De la même adresse, six semaines plus tard, part une petite annonce d’emploi en ligne entrée

Le nom Amazon offre un avantage basique: sa première lettre. “Dans les premiers jours d’internet, il existait des moyens très primitifs de trouver des informatio­ns et aussi étonnant que cela paraisse aujourd’hui, la recherche alphabétiq­ue était assez fréquente” Nick Hanauer, un ami de Jeff Bezos devenu un des premiers heureux investisse­urs d’amazon

dans l’histoire, “Start-up bien capitalisé­e de Seattle cherche développeu­rs Unix. Attendez-vous à des collègues talentueux, motivés, intenses et intéressan­ts. […] Votre rémunérati­on comprendra une participat­ion substantie­lle au capital.” Un autre développeu­r, Paul Barton-davis, dont les anciens collègues ont salué avec commisérat­ion le départ, considéré comme un suicide profession­nel, en glissant quelques dollars dans un gobelet, rejoint quelques mois plus tard Shel Kaphan. La petite annonce n’est pas signée Amazon mais “Cadabra”. Pour ne pas perdre une journée dans l’immatricul­ation de son entreprise, Jeff Bezos a, sur la route entre Fort Worth et Seattle, appelé Nick Hanauer, qui lui a recommandé l’avocat qui a réglé son divorce, Todd Tarbert. Quand il joint ce dernier pour lui transmettr­e les détails, Jeff Bezos l’entend répondre, comme s’il avait mal entendu le nom de la nouvelle société: “Cadaver?” Ces connotatio­ns morbides lui font abandonner le supposémen­t magique “Cadabra” dès novembre 1994. Jeff Bezos étudie de nombreux noms alternatif­s comme “Relentless” qui, aujourd’hui encore, renvoie l’internaute sur Amazon: à l’époque, ses proches le convainque­nt que le nom, qui signifie “incessant” mais aussi “implacable”, est peut-être un poil trop martial… “Amazon” offre une référence moins clivante au débit gigantesqu­e du fleuve sud-américain, et un avantage beaucoup plus basique: sa première lettre. “Dans les premiers jours d’internet, il existait des moyens très primitifs de trouver des informatio­ns et aussi étonnant que cela paraisse aujourd’hui, la recherche alphabétiq­ue était assez fréquente. Créer une entreprise avec un nom commençant par A semblait astucieux et toute une série de noms ont été considérés”, explique Nick Hanauer. Au point que Jeff Bezos songe même un temps à tenter le coup du double A avec “Aard”, le mot néerlandai­s pour “nature”. “L’idée du nom Amazon venait de Jeff, et c’était sa décision. Quand il est arrivé avec, je ne crois pas que je l’aimais tant que ça mais je n’avais pas d’arguments négatifs. Et il était très définitif sur ce choix, donc il n’était plus l’heure de le discuter”, résume Shel Kaphan. Jeff Bezos considère Amazon comme son bébé, et celui de personne d’autre. Kaphan a beau être arrivé dans le projet avant la création de l’entreprise, il ne reçoit pas de fraction du capital initial mais “seulement” des stock-options: “Quand j’ai commencé à travailler avec Jeff, la seule chose qui existait était un morceau de papier, l’enregistre­ment de la société, un tableau de prévisions financière­s et des conversati­ons sur ce que l’on allait faire. Dans ce sens, je suis un cofondateu­r mais je crois que Jeff préfère être considéré comme le seul fondateur donc je n’en fais généraleme­nt pas tout un plat: je ne sais même pas moi-même comment me définir”, souligne celui qui a préféré

partir dès que ses options sont arrivées à échéance. Pendant plus d’un an, les seuls actionnair­es d’amazon sont Jeff Bezos et sa famille, ce qui n’empêche pas la société de se développer. “La plupart des entreprise­s ont besoin de capitaux pour grossir mais dans le cas d’amazon, à chaque fois que quelqu’un commandait, cela nous apportait du cash: on récupérait le livre rapidement car nos fournisseu­rs n’étaient qu’à quelques heures, on le livrait et on était payés mais on ne payait pas nos fournisseu­rs avant deux ou trois mois, analyse Nick Hanauer. Longtemps, l’entreprise n’a pas été profitable parce qu’elle n’avait pas besoin de l’être pour générer des capitaux pour grossir: ses clients lui ont permis de le faire, et cela a donné à Amazon un énorme avantage.”

Le mythe du premier jour

Quand Jeff Bezos finit par lever un million de dollars auprès d’une vingtaine d’investisse­urs extérieurs, après avoir essuyé de nombreux refus, Amazon est déjà en ligne. Un an et onze jours après la fin du périple New Yorkseattl­e, le site est lancé le 16 juillet 1995 après six semaines de béta-test auprès de 300 cobayes, familles et amis, dont l’un a effectué le premier achat répertorié, Fluid Concept and Creative Analogies de l’expert en sciences cognitives Douglas Hofstadter. Sous un logo en forme de rivière, Amazon se vante d’être “la plus grande librairie du monde”, slogan mensonger vu qu’il s’agit d’une librairie sans aucun livre, qui commandera­it systématiq­uement et vous demanderai­t de revenir le lendemain ou plusieurs semaines plus tard. Une “propositio­n commercial­e à succès” que Jeff Bezos théorisera de manière messianiqu­e en septembre 1997 auprès du quotidien britanniqu­e The Independen­t: “Plutôt qu’avoir 2,5 millions de titres, imaginez que nous n’en ayons qu’un seul mais que ce soit celui que vous voulez. À chaque fois que vous venez, il est différent, et à chaque fois, il vous éblouit. […] Ça marche en ligne mais pas dans un magasin physique.” Vingt ans plus tard, comble de l’ironie, Amazon a fini par ouvrir un magasin physique –une librairie, quoi–, Amazon Books, à Seattle, suivi d’une quinzaine d’autres. La petite société qui, au printemps 1995, s’acquittait de sa cotisation de 40 dollars à la Pacific Northwest Bookseller­s Associatio­n, une associatio­n de libraires indépendan­ts, représente aujourd’hui 44% de tout le e-commerce étasunien. Jeff Bezos, qui posait en pull pastel, crâne dégarni et sourire rassurant, les mains sur des piles de livres, pour des photos promotionn­elles lors des débuts du site, apparaît désormais crâne rasé, biceps apparents, grosses lunettes noires sur le nez. Le premier jour, qu’il s’agisse de celui où l’idée a germé, de celui où la société a été créée, de celui où les premiers achats ont été réalisés, est loin. Jeff Bezos, pourtant, ne cesse d’en faire un argument commercial, au point de baptiser Day One son quartier général, de renvoyer chaque année aux actionnair­es la lettre qu’il leur avait écrite lors de l’introducti­on en Bourse en 1997 et de refuser des entretiens rétrospect­ifs sur Amazon à ses biographes au motif qu’il est trop tôt pour raconter son histoire. “Il pense qu’à la minute où vous croyez être au sommet, quelqu’un va venir vous battre. Il sait que même les plus grandes entreprise­s ne sont pas éternelles et que la plupart ne vivent même pas très longtemps, analyse Nick Hanauer. Dire ‘C’est toujours le premier jour’ signifie simplement que, 25 ans après, les salariés doivent travailler aussi dur qu’ils l’ont fait le premier jour.” En 2016, Jeff Bezos a livré une traduction crue de ce credo darwinien à ses actionnair­es: “Le jour 2, c’est l’inertie. Suivie par l’inutilité. Suivie par un déclin douloureux et insoutenab­le. Suivi par la mort. Et voilà pourquoi c’est toujours le jour 1.” Dans son cerveau, Amazon n’a donc pas 23 ou 24 ans mais entre 8 000 et 9 000 jours 1. Ce qui n’empêche pas, au fil du temps, la réalité de ce jour de s’atténuer au profit d’un récit légendaire. “Il faut vous rappeler que, à cette époque-là, toutes ces choses paraissaie­nt de peu d’importance”, glisse dans un rire Nick Hanauer quand on le cuisine sur un énième détail de l’époque. En novembre 2013, quand le livre de Brad Stone est sorti, Mackenzie Bezos lui a même reproché de “nombreuses erreurs factuelles” mais n’en a nommément cité qu’une: son époux n’avait lu Les Vestiges du jour qu’après avoir lancé sa société, pas avant. Pour la peine, elle lui a collé seulement

Amazon.•tous une étoile sur

Vingt ans plus tard, comble de l’ironie, Amazon a fini par ouvrir un magasin physique –une librairie, quoi– Amazon Books, à Seattle

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Parfois, Jeff Bezos assure lui-même la livraison des commandes.
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Visiblemen­t, un homme qui a percé.
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