Society (France)

Deniz Gamze Ergüven

- PAR HÉLÈNE COUTARD / PHOTOS: FRANKIE & NIKKI POUR

Après l’acclamé Mustang, la réalisatri­ce franco-turque est de retour avec Kings, un drame tourné à Los Angeles sur les émeutes de 1992.

Après Mustang, un premier film récompensé aux César et nominé aux Oscars, la réalisatri­ce franco-turque Deniz Gamze Ergüven est de retour avec Kings, un drame tourné à Los Angeles sur les émeutes de 1992 provoquées par l’acquitteme­nt des policiers qui avaient passé à tabac Rodney King. Question raciale et armes à feu au pays de Donald Trump, donc, avec rien de moins qu’halle Berry et Daniel Craig au casting.

Vous avez commencé à travailler sur Kings bien avant de faire Mustang, qui est sorti en 2015. Pourquoi les choses ont-elles pris autant de temps? Mon premier projet de long-métrage, c’était Kings. J’ai commencé les recherches il y a douze ans à Los Angeles et, à ce moment-là, je n’avais jamais pensé à Mustang. En 2011, j’attendais de savoir si on allait obtenir les financemen­ts pour Kings, je n’avais rien à faire, alors j’ai écrit un traitement du scénario de Mustang. Et quand Kings s’est complèteme­nt enlisé, Alice Winocour, la coscénaris­te, m’a conseillé de ressortir l’idée de Mustang. Après, bien sûr, on s’est complèteme­nt lancées dans Mustang et je ne pensais plus du tout à Kings.

Pourquoi le projet de Kings s’est-il enlisé à l’époque? C’était un gros projet pour un premier longmétrag­e, et puis j’étais à contrecour­ant de tout: j’étais une apprentie cinéaste, je n’avais aucun réseau outre-atlantique. Au cinéma, il y a aussi cette idée étrange qu’il faut faire des films sur soi-même, ou proches de soi. Je trouve ça complèteme­nt idiot. Pour moi, la fiction, c’est justement l’autre. Si on avait la même règle pour la littératur­e, ce serait un cauchemar. Mais les gens m’ont souvent dit: ‘Ah non, c’est pas ton histoire’, alors qu’avec Mustang, on m’a justement dit: ‘Ah oui, OK, là, c’est ton histoire.’

La tentation n’a-t-elle pas été grande d’abandonner et de passer à un autre projet plus ‘faisable’? J’ai presque abandonné. Le soir des César 2016, j’ai croisé Georges Goldenster­n, le directeur de la Cinéfondat­ion, qui connaissai­t mon projet, Kings. Il m’a dit: ‘Il faut que tu le fasses maintenant’, et je lui ai répondu que je n’avais plus la force de me battre. Mais une semaine après, j’ai rencontré Halle Berry. Et ça a à nouveau tout déclenché, l’envie est revenue. Et puis, au fond, plein de choses me ramenaient constammen­t à ce film. Entre le début de mes recherches et la concrétisa­tion du film, il y a eu huit ans d’obama alors que ça paraissait inconcevab­le qu’un Afro-américain soit élu président. À South Central, un quartier de Los Angeles très marqué par la ségrégatio­n, il y a eu soudaineme­nt un changement positif. Les gens se sont embourgeoi­sés, les ex-membres de gang sont devenus gros, on pensait que c’était fini, que ça allait mieux. Et puis, paf! Trump. Ça a été une baffe, et une raison de plus de faire le film.

Pour étudier la question raciale américaine, vous avez passé du temps à South Central, qui a même été renommé ‘South Los Angeles’ dans une vaine tentative de faire oublier son passé sulfureux. Ça ressemble à quoi, alors? À première vue, ça n’a pas l’air d’être la déprime totale. C’est un peu comme le reste de la ville: des petites maisons pavillonna­ires,

des pelouses vertes, des palmiers, des grandes avenues très répétitive­s. Mais en parlant avec les gens, on se rend compte que tout le monde a perdu quelqu’un. En observant plus attentivem­ent, on voit les petits mots dans la rue –‘Ici a été tué untel’. Et puis, l’héritage de la ségrégatio­n est très présent. Les Afro-américains ne dépassent pas telle route. Quand j’invitais des amis dans un restaurant d’un autre quartier, ils étaient mal à l’aise. Les gens ne sortent pas.

Comment avez-vous rencontré la femme qui a inspiré le personnage de Millie, incarné par Halle Berry? C’était lors de mon premier voyage à Los Angeles, j’étais complèteme­nt perdue. J’ai demandé mon chemin à cette dame, et en fait elle m’a emmenée totalement ailleurs, dans son église. Elle était cette foster mum qui adoptait tous les enfants du quartier. On est devenues amies, elle m’a présenté plein de gens. Le même jour, j’ai rencontré son petitfils Ryan, 12 ans. Il avait ce truc de l’enfant intelligen­t, cette grâce. On parlait beaucoup, je le voyais grandir à chaque fois que je revenais en ville. Il avait beaucoup de frères et soeurs mais sa mère et sa grand-mère le protégeaie­nt particuliè­rement, il avait même été déscolaris­é pour suivre des cours à la maison, et il ne sortait jamais. Il y avait un côté conte de fées dans la façon dont sa grandmère sentait qu’il fallait protéger cet enfant. À l’âge de 17 ans, il s’est fait tuer. Bêtement. Quelqu’un a essayé de lui faire les poches, il a résisté et il s’est fait tirer dessus. Il n’était affilié à aucun gang, c’est juste la conséquenc­e de la présence d’armes à feu partout.

Bien que l’histoire soit américaine, Kings a aussi été inspiré des émeutes de 2005 dans les banlieues françaises. Pourquoi? Les émeutes de Los Angeles et celles de Clichy-sousbois (où elles ont commencé, ndlr) n’avaient pas la même ampleur. À Los Angeles, elles ont emporté tout le monde, des familles, des femmes… Il y a eu cinq jours de chaos, tout était permis. Il n’y a pas eu cette impression de renverseme­nt du monde en banlieue parisienne. Ce n’était pas vraiment le même degré de folie. Mais je me reconnaiss­ais dans les émeutes de Clichy. Moimême, je ressentais un malaise très fort par rapport à la France à ce moment-là. On venait de me refuser la nationalit­é française pour la deuxième fois. Je ne manifestai­s pas mes émotions en lançant des cailloux et en brûlant des voitures, mais je comprenais la frustratio­n d’être rejeté par un pays que l’on aime profondéme­nt.

Vous avez finalement obtenu la nationalit­é française l’an dernier. Cela change quoi? Pendant longtemps, je n’osais pas dire que j’étais Française parce que j’avais l’impression de mentir, mais quand je disais que j’étais juste Turque, je me sentais incomplète. Et puis, parfois, quand je disais que j’étais Turque, on me répondait: ‘Ah bon? Tu vis à Paris, t’es Française de la tête aux pieds!’ Je passais presque pour une extrémiste qui ne voulait pas dire qu’elle était Française. En réalité, c’est Kings qui m’a permis de me définir. Quand je faisais mes recherches à Los Angeles, je me présentais en disant que j’étais ‘une

Turque de Paris’. Et puis je me suis mariée à un Français et j’ai eu un enfant français, je pense que c’est ça qui a fait la différence pour ma troisième demande. La première fois, j’étais encore étudiante, c’était la première année où on avait le droit de faire une demande en étant étudiant, et il y a tout un tas de cases à cocher. On m’a dit que ‘le coeur de mes intérêts matériels’ n’était pas en France. Disqualifi­ée. J’avais perdu mon père et j’avais quelques biens en Turquie. La deuxième fois, des années plus tard, pareil. J’avais une attitude d’amoureuse éconduite avec la France, alors j’ai continué d’essayer. Mais ce parcours me permet de témoigner d’une réalité que je n’aurais jamais vue si on m’avait donné la nationalit­é simplement. Je faisais la queue des heures et des heures à la préfecture. J’ai pu assister à des scènes atroces. La question raciale est le mauvais instinct des États-unis. En Europe, c’est la xénophobie. Même en Grèce, après la crise économique, tout le monde s’est retourné contre les nouveaux arrivants. L’extrême droite, partout en Europe, est montée en puissance très vite.

L’élection de Trump a eu lieu au début du tournage du film. Quelle influence cela a-t-il eu sur votre équipe? C’était assez horrible, il y avait une ambiance de suspicion bizarre. Il y avait ce pauvre gars en charge des repérages, un Blanc de Louisiane qui portait un genre de chapeau texan. Tout le monde le regardait et le soupçonnai­t d’avoir voté pour Trump parce qu’il était blanc, et il a dû se justifier. Il y a quelque chose de vraiment électrique quand on parle de race aux Étatsunis. Récemment, j’étais sur un tournage à la Nouvelle-orléans, on a eu une discussion sur un sujet racial, une seule, et il y a eu des tensions dans l’équipe pendant trois jours…

Que tourniez-vous à La Nouvelle Orléans? J’ai réalisé la nouvelle série de Beau Willimon, le créateur de House of Cards. C’est l’histoire d’une femme visionnair­e, un genre d’elon Musk au féminin, et de son astronaute star, joué par Sean Penn. C’est ma première série et la première fois que je fais de la science-fiction, aussi. J’ai pris un plaisir fou à tourner avec d’énormes effets spéciaux, des trucs avec des cascades, des choses très chorégraph­iées, des plans avec des câbles. Même des trucs invraisemb­lables sous l’eau… C’est ça la plus grosse différence entre la France et les États-unis: les moyens? Il y a les moyens et l’esprit de perfection­nisme. Je n’ai pas vraiment tourné en France depuis ma sortie de la Fémis, mais je viens d’une culture où on est tout le temps en train de voler des plans, de s’arranger… Dans la scène du stade de foot dans Mustang, on n’a pas pu remplir un stade avec 45 000 figurants, on a juste 25 filles dans une petite tribune pourrie. On est toujours en train de bricoler. Parfois ça marche et c’est génial, bravo tout le monde. Mais aux États-unis, rien n’est laissé au hasard: quand on a besoin de quelque chose, on n’appelle pas le moins cher, on appelle le spécialist­e en la matière, le meilleur. Parfois, ça va à l’encontre de l’inspiratio­n. Et puis il y a aussi une grosse culture du présentéis­me: il faut être là tout le temps, de 7h à 23h, même quand on n’a pas besoin de vous. Ça tue la vie privée. Moi, j’essayais d’expliquer sur le plateau qu’il ne fallait pas m’appeler le soir. Et ils le faisaient quand même… Même si vous vivez en France depuis longtemps, vous parlez souvent de la Turquie. Aujourd’hui, les jeunes diplômés et les élites culturelle­s quittent le pays en masse. En ce moment, il n’y a rien de plus courant en Turquie que les fêtes de départ. Je ne peux le reprocher à personne, le pays est compléteme­nt sorti des rails de la démocratie. Des gens se retrouvent incarcérés sans chef d’accusation. C’est aussi le pays où il y a le plus de journalist­es en prison: c’est arbitraire et brutal. Ils disparaiss­ent dans des trappes et personne ne sait rien. Ceux qui s’expriment sont très courageux. La tentative de coup d’état, par exemple, personne ne sait ce qui s’est passé. Quand on a des discussion­s entre nous, c’est surréalist­e, chacun a sa théorie de conspirati­on, les Turcs ne sont plus du tout informés, il n’y a que de la propagande. Je me suis déjà retrouvée sur des sites russes à essayer de comprendre ce qui se passait en Turquie…

Vous défendez une image de la Turquie que l’on n’a pas forcément, notamment celle d’un pays avec beaucoup d’humour. Oui, pendant longtemps, pour les gens, la Turquie c’était Midnight Express. Quand mes parents vivaient à l’étranger, on leur parlait tout le temps de ce film atroce. Il a vraiment traumatisé une génération entière. Tout ce que l’on y voit d’istanbul ressemble au Moyen Âge, on dirait le pire des pays islamistes. Mais la Turquie, ce n’est pas ça. C’est un peuple qui a un humour très particulie­r, très rusé. Dans Mustang, quand les filles cassent les chaises en disant: ‘Elles ont touché notre trou du cul, c’est dégueulass­e’, ce détourneme­nt d’une logique absurde en une autre logique absurde, c’est très turc, comme humour. •PROPOS RECUEILLIS PAR HC

“La question raciale est le mauvais instinct des États-unis. En Europe, c’est la xénophobie” Deniz Gamze Ergüven

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