Society (France)

Stéphane Gatignon

Maire de Sevran depuis 2001, Stéphane Gatignon n’a jamais cessé de dénoncer l’incapacité des gouverneme­nts successifs à avancer sur la question des banlieues. Aujourd’hui, puisqu’il n’y croit plus, il rend son tablier et démissionn­e de son poste de maire.

- PAR JAVIER PRIETO SANTOS ET VINCENT RIOU / PHOTO: IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY

Maire de Sevran depuis 2001, il est désormais convaincu que l’état ne veut pas aider les banlieues. Donc? Il démissionn­e et pousse une énorme gueulante.

Depuis des années, vous dites: ‘Ma cité va craquer.’ Et finalement, c’est vous qui craquez, en démissionn­ant… Ça fait 17 ans que je suis maire et que j’essaie de faire les choses à fond. Mais là, je n’ai plus de jus. Dans une ville où 35% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, tu gères beaucoup de situations difficiles. Il y a des problèmes de logement, de sécurité aussi. Il faut toujours se battre, et c’est usant. Donc quand ça devient trop douloureux, il faut arrêter.

En restant maire de Sevran, c’était le burn-out assuré? Je n’en sais rien, mais je n’en peux plus. C’est très fatigant de se battre pour des projets, puis de se retrouver face à des gens qui n’ont pas envie que ça avance, notamment les services de l’état. Un exemple fou: on a le terrain de l’ancienne usine Westinghou­se, qui a fermé en 1993. Un bordel dingue qu’il fallait dépolluer. On arrive à monter, avec un promoteur, un projet qui mixe tous types de logement: du social, de l’intermédia­ire, de la copropriét­é, mais aussi des résidences pour les personnes âgées et les étudiants. Pour mélanger les population­s non seulement socialemen­t, mais aussi en termes de génération­s. Trois ans à se battre pour trouver les investisse­urs mais, à la région, Pécresse finit par être OK. On a fait une première résidence, mais là, pour la deuxième, ça fait huit mois qu’on attend un tampon. T’as les camions qui sont prêts à commencer les travaux, le mec qui te dit: ‘Moi, j’ai un problème, c’est que je perds de l’argent, quoi.’ Mais on est obligés d’avoir l’accord de l’état. Il ne met pas de pognon, hein, mais il ne donne pas le tampon… Ma conclusion, c’est qu’il n’y a pas de volonté de péter le ghetto. L’état empile de la pauvreté sur de la pauvreté. Il ne veut pas changer ça. Le directeur de la DRIHL (la Direction régionale et interdépar­tementale de l’hébergemen­t et du logement, ndlr), sa dernière réponse, c’était: ‘Mais vous avez des étudiants sur votre territoire?’ Bah oui, les gens sont descendus de l’arbre, hein…

Donc, en gros, l’état ne contraint pas les communes où il y a peu de logements sociaux à en faire, mais encourage celles qui en ont déjà beaucoup à en avoir encore plus? Absolument. Nous, on est à 40% et quand on a des projets différents, les services préfectora­ux nous disent: ‘Vous abandonnez le logement social?’ Il faut batailler avec les bureaucrat­es qui ne veulent pas que les choses bougent. On entend partout que l’état dépense beaucoup d’argent en banlieue mais, en réalité, la charge de la fonction publique coûte 20% moins cher dans nos territoire­s qu’à Paris ou dans des zones plus aisées. Avec le système de points, les profs débutants se retrouvent chez nous. Or, on les paie moins cher que ceux qui ont 20 ans de carrière. Donc la masse salariale

dans la fonction publique en banlieue pour l’éducation est plus faible qu’ailleurs. Pareil pour la police. Sans parler du fait que pour le jeune policier qui arrive de l’ardèche ou de la Creuse et qui se retrouve aux Beaudottes (un quartier de Sevran, ndlr), il y a un petit décalage culturel… Le mec peut se chier dessus, vu qu’il n’a pas forcément les codes. De là viennent des tensions. C’est un truc de fou. Selon les endroits, en Seine-saint-denis, 25 à 40% des gens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Sans les solidarité­s très fortes, qui sont communauta­ires ou de quartier, ça aurait déjà pété. Et il y a le black, une économie de la démerde, que je distingue de celle du trafic. Aujourd’hui, sur certains chantiers de BTP, 20 ou 30% du travail est fait au black. Mais ils viennent d’où, ceux qui le touchent? De chez nous! Et ça arrange tout le monde, des collectivi­tés aux grands groupes qui font de la sous-traitance pour ne pas être responsabl­es en cas de contrôle. À Sevran, tous les commerces ont au moins un mec payé au black. On parle d’alléger les charges des grandes entreprise­s, mais pourquoi on ne commence pas par le faire avec les boîtes de moins de cinq salariés? Ça permettrai­t aux gens de sortir de la précarité. S’attaquer à tout ça, c’est faire de la politique, mais ça fait 40 ans qu’on ne fait rien pour réguler.

Du coup, vous faites dans la provocatio­n, comme lorsque vous demandez l’interventi­on des casque bleus. Bah oui. Des gens tiraient à la kalachniko­v tous les soirs, donc j’ai dit: ‘On envoie des soldats aux quatre coins du monde pour empêcher que les mecs se tapent sur la gueule, mais il faut le faire ici. Il faut arrêter cette hécatombe, les gens se tirent dessus!’ Bon, moi, je voulais juste faire venir la police. La ville a été quadrillée pendant trois ans, l’hélico passait nuit et jour… Je l’ai vécu avec mes mômes, c’était bien relou.

Peut-être, mais avant, personne ne connaissai­t Sevran et aujourd’hui, elle traîne une mauvaise réputation. Ce n’est pas un peu contre-productif? Mon problème, ce n’est pas l’image de la ville ni la mienne. Mon problème, c’est d’aller enterrer des gens, huit personnes en un an et demi… Et puis, quand les médias titrent ‘Encore une mort violente à Sevran’, ce n’est pas moi qui l’ai tué, le mec, hein. Il a fallu trouver des solutions à un problème, et depuis, il y a eu deux ou trois règlements de comptes qui étaient de vieilles histoires, mais la situation a changé. Sans tout ça, on en serait à 20, 25 morts, comme à Marseille. Après, le problème n’est pas réglé, les dealers sont juste allés ailleurs. Mais ça ne m’empêche pas de dire qu’il faut légaliser le cannabis, parce que ce n’est que comme ça que l’on arrivera à régler les questions de santé, d’économie, de sécurité. Il faut légaliser.

Sur ce point, vous allez à l’encontre de ce que pensent beaucoup de vos anciens administré­s… En 2012, certains avaient distribué des tracts en disant que je voulais droguer les enfants, quand même… Même dans mon équipe, la légalisati­on du cannabis ne faisait pas l’unanimité.

‘‘À la fin, ces mecs, les technocrat­es qui tiennent la politique de la ville depuis des années dans les ministères, tu ne les supportes plus, c’est physique”

Mais il faut avoir du courage, défendre des idées qui sont au début minoritair­es. Dire aux gens qu’ils ont raison et que l’on va régler tous leurs problèmes, c’est démago et populiste.

Faire des directs sur BFM-TV dans une tente pendant votre grève de la faim, c’était démago aussi, non? Putain, on allait crever! L’ANRU (l’agence nationale pour la rénovation urbaine, ndlr) me devait cinq millions d’euros, avec un an et demi de retard de paiement. Pour moi, c’étaient des salaires et des factures que l’on ne pouvait pas payer, et derrière des gens qui allaient fermer leur boîte. Je suis dans le combat politique.

Dans les réunions à Paris, vous avez l’impression que l’on vous regarde comme un chien fou? Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’entre les élus de terrain et l’administra­tion, c’est du business: tu vas négocier de la merde avec le préfet pour un truc qui va t’arranger derrière, etc. Donc personne ne dit rien. Moi, si, et j’en ai plein le cul d’être la mouche du coche parce que dans les réunions, tout le monde se chie dessus! Alors les mecs te regardent avec des yeux ronds. Ils n’ont aucune idée de ce que tu leur racontes. Ce sont deux mondes complèteme­nt séparés. À la fin, ces mecs, les technocrat­es qui tiennent la politique de la ville depuis des années dans les ministères, tu ne les supportes plus, c’est physique.

Vous l’aimez bien cette expression… Bah, je viens de banlieue, de la ZUP d’argenteuil. Quand je vais à Paris pour des réunions, j’ai envie de les taper, les gens. Quand je dis que je ne peux plus les voir, que c’est physique, c’est vrai. Il y a un mépris de classe vis-à-vis de la banlieue qui est insupporta­ble. Je vois bien que parce que je suis blanc, que je suis bien sapé, que j’ai fait des études, aux yeux des technocrat­es ou des autres politiques, je ne devrais pas être dans ce camp-là.

Dans le rapport de force avec l’état, vous vous comportez un peu comme un administré désespéré qui vient demander de l’aide à son maire… Je fais de la politique depuis que j’ai 15 ans et j’ai toujours agi de la même façon. Ma première action politique, c’était en rapport avec Mandela: on a envahi l’ambassade d’afrique du Sud, on a fait des trucs de ouf… J’ai toujours eu une part de radicalité, une action un peu directe de l’expression politique. Quand on est élu, on reste militant. Je viens d’un monde communiste, je viens de cette histoire-là. En France, tout le monde s’est formé par rapport au communisme: les socialiste­s, l’extrême gauche, la droite aussi. On formait les militants, il y avait des écoles, et après 1989, tout le monde s’est dit: ‘Putain, on est peinards maintenant, on n’a plus à former les gens.’ Du coup, plus personne ne fait de politique aujourd’hui. La classe politique actuelle est une catastroph­e. Pourtant, vous qui avez été encarté au PCF puis êtes passé chez les écolos, vous avez appelé à voter Macron! C’est le seul qui pouvait nous éviter un duel droite/ extrême droite. En théorie, avec lui, on devait aller vers une société ouverte, mais en réalité, il recentrali­se tout, avec une bureaucrat­ie où tout est restructur­é autour de l’administra­tion, je n’ai jamais vu ça. Pour moi, Macron, c’était aussi l’acceptatio­n du cosmopolit­isme. Mais en banlieue, il fait de l’anti-macron. Si on continue comme ça, on va finir comme en Italie: avec une droite populiste et une extrême droite. Il y a tous les ingrédient­s pour ça: pas de démocratie dans les partis politiques, donc pas de démocratie politique, un resserreme­nt total à gauche, En marche! qui s’effrite, Les Républicai­ns qui reprennent du poil de la bête avec une direction Wauquiez, Ciotti, etc., et aussi Marion Maréchal-le Pen qui revient. Pas terrible comme scénario.

Vos adversaire­s politiques vous ont souvent accusé de pratiquer le clientélis­me… (il coupe) Mais ça veut dire quoi? On m’a dit: ‘Ouais, les Tamouls…’ Mais quoi, les Tamouls? Les trois quarts ne sont pas français, ils ne votent pas! Les vieux de Puteaux reçoivent deux cadeaux par an! Moi, je n’en donne pas, je n’en ai rien à foutre. Et pourtant, mon électorat, ce sont les vieux!

Alors, comment on brosse les vieux dans le sens du poil? On fait des choses pour les sortir de chez eux, des activités avec le reste de la population, pour qu’ils n’aient plus peur. Mon but dans la vie, ça a toujours été de mélanger les gens, leur faire comprendre que l’espace public est à tout le monde. Il y a trois ans, je suis allé voir le nouveau rabbin de la ville: ‘Mais putain, faut qu’on bosse ensemble, bordel!’ Les mecs étaient chez eux, enfermés, et le rabbin a admis que j’avais raison. Depuis, on allume les cierges en place publique pour Hanoukka. On va me dire que je suis dans le clientélis­me des juifs pour avoir leurs voix, mais je m’en fous. Ce que je veux, c’est que tout le monde participe à la vie de la ville. Après, s’ils votent, tant mieux, mais ce n’est généraleme­nt pas le cas. Et puis, les assoc’ que j’allais voir, elles n’avaient pas de subvention­s. Parce qu’on n’avait pas d’argent! Pour vous donner un ordre d’idée, quand je suis arrivé à la mairie, on m’a dit qu’il n’y avait plus de papier toilette. C’était en 2001. Et il n’y avait pas d’alarmes dans les écoles non plus. Bah on a acheté des cornes de brume.

La chambre régionale des comptes avait quand même épinglé votre gestion et des irrégulari­tés dans la création de postes. Elle a essayé de me défoncer, oui. Ça concernait trois postes, catégorie 1, occupés par des gens qui venaient de l’extérieur, des Parisiens, pas des gars de Sevran. Donc pas de clientélis­me. Elle m’a bien, bien fait chier de tous les cotés. Mais, vous savez, tout passe par le conseil municipal, tout est contrôlé en termes de subvention­s aux associatio­ns. Tout ce que l’on paye passe par le trésorier payeur, par l’état quoi. Il y en a un qui a voulu me niquer, c’est De La Villardièr­e. Il m’a dit: ‘Vous financez des associatio­ns islamistes.’ N’importe quoi! D’ailleurs, le prochain rapport de la Cour des comptes dit que Sevran est l’une des villes qui donne le moins d’argent aux associatio­ns. Bah oui, on n’en a pas, d’argent!

Si Macron vous propose d’intégrer une mission pour les banlieues, vous faites quoi? S’il propose de mettre X milliards sur les banlieues, pourquoi pas? Mais après, qu’estce qu’on en fait de cet argent? On attend de voir le rapport de Borloo. On lui a fait remonter des infos, il va sortir un truc, il n’y a pas d’enjeu politique pour lui… C’est un poète, Borloo.

Vous pensez que d’autres maires de banlieue vont démissionn­er pour créer un électrocho­c? Je ne sais pas, mais j’en connais certains qui sont au bout du rouleau, ça oui. Il y a encore tellement de choses à faire pour améliorer nos villes et la vie des habitants. Il faut juste plus d’envie et des moyens. Nos territoire­s, c’est une population jeune, cosmopolit­e, ancrée sur les nouvelles technologi­es, libérale… Les gens sont dans le business, ça correspond à ce qu’est le monde. La dynamique, elle n’est pas dans le VIIE arrondisse­ment de Paris, elle est en banlieue! La France à papa, elle est en train de crever, hein…

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