Society (France)

Armando Iannucci

Avec James Gandolfini, il a créé la comédie diplomatiq­ue In the Loop. Avec Julia Louis-dreyfus, la série Veep. Pour Armando Iannuci, tout est politique. L’écossais vient d’ailleurs de sortir La Mort de Staline, avec Steve Buscemi. L’occasion d’aller lui

- NICOLAS FRESCO ET BRIEUX FÉROT PHOTO: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Le réalisateu­r écossais présente La Mort de Staline. Un film politique, puisqu’il ne sait faire que ça.

Selon vous, s’il n’y a pas de manifestat­ions ou de grèves en Grandebret­agne, c’est parce que les gens ont de l’humour et sont capables de rire de tout. Oui, en Grande-bretagne, nous avons cette tradition de la comédie, qui nous donne une autre forme de rage. Et qui fait que nous ne protestons jamais vraiment. J’ai appris aujourd’hui que les passeports que nous aurons après avoir quitté l’union européenne seront bleus, comme ceux que nous avions avant d’y entrer, mais qu’ils seront fabriqués par une entreprise française et non anglaise... Eh bien, nous allons sans doute en rire.

Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme concernant les cibles de l’humour: autrefois, on pouvait s’attaquer aux politiques, car on savait qu’ils avaient le pouvoir. Aujourd’hui, on ne sait plus vraiment qui l’a… Oui, c’est vrai. Où est le pouvoir aujourd’hui? C’est la Russie, c’est Internet, c’est Facebook et ses données, c’est Netflix et son contrôle total de notre divertisse­ment… Et je pense que c’est le dilemme de nos politiques. Ils ont moins de pouvoir. Donc ils s’accrochent à ce qui leur reste. En Grande-bretagne, quand quelqu’un est en charge de l’éducation, il veut vraiment en être responsabl­e. Donc il va dire: ‘Vous devez faire tant de devoirs’, ‘Vous devriez étudier tel sujet et pas celui-là’, comme s’il savait tout sur l’éducation. Les politicien­s sont perdus. Ils ne savent même plus vraiment ce qu’ils sont en capacité de faire. La Grande-bretagne va quitter l’union européenne, mais nous ne savons pas comment. Allons-nous toujours partager nos données avec telle organisati­on? Ferons-nous toujours partie de telle autre? Personne ne sait.

Vous iriez jusqu’à dire que la démocratie est en danger en ce moment? Pendant de longues années, en Grande-bretagne, nous avons eu Tony Blair, Gordon Brown, David Cameron, qui se sont concentrés sur les middle voters, les électeurs dont le choix varie et qui déterminen­t le sort d’une élection. Cela représente un tout petit nombre de personnes. Mais ils se sont focalisés dessus, en considéran­t, par exemple, que tout le monde à gauche voterait pour Tony Blair et à droite pour David Cameron. Mais ces gens de gauche et de droite se sont dit qu’ils allaient faire quelque chose d’autre, désormais. Et cela représente beaucoup de monde. C’est ça le problème, les gens sont très frustrés. Notre système électoral en Grande-bretagne est basé sur le bipartisme mais, aujourd’hui, il n’y a plus assez de gens qui votent pour ces deux principaux partis pour qu’ils aient une majorité. Donc c’est le bordel. La démocratie a besoin de se renouveler, mais personne ne sait vraiment dans quelle direction. C’est ce qui est inquiétant, je pense, notamment pour les jeunes génération­s qui n’ont jamais connu autre chose que la démocratie. Elles se disent que, comme elle fonctionne mal, il faudrait peut-être essayer autre chose, avec plus d’autorité, avec un leader fort. Alors peut-être que ce sera plus efficace, mais vous risquez de finir en prison...

Beaucoup pensent que la démocratie est un acquis. C’est le problème. La démocratie ne fonctionne bien qui si on la fait marcher, en votant, mais aussi en s’engageant et en discutant. La définition de la démocratie est l’existence de deux points de vue –ou plus– très différents, dans une situation de sécurité absolue. Quand Staline dit qu’il ne veut pas entendre l’autre point de vue, qu’il veut le criminalis­er, alors on perd la démocratie.

Vous avez l’impression que l’espace de débat se réduit? Oui, notamment parce que les réseaux sociaux vous encouragen­t à ne pas interagir avec les gens qui ne sont pas du même avis que vous. Vous les bloquez, vous arrêtez de les suivre et vous ne parlez plus qu’avec des gens qui sont d’accord avec vous. Et cela fait que nous sommes de moins en moins équipés pour débattre, argumenter. Nous disons juste: ‘Dégagez’, ‘Je ne me sens pas en sécurité car vous n’êtes pas d’accord avec moi’. Je pense que cela nous rend très vulnérable­s parce que si quelqu’un arrive et veut devenir dictateur, par exemple, il faut être prêt à défendre la démocratie, à argumenter son propos. Si les gens pensent que débattre, c’est faire trop de concession­s, alors c’est inquiétant.

Vous écrivez parfois des tribunes dans le Guardian, et c’est très sérieux… Quand j’écris un texte d’opinion, je suis content que des gens soient en désaccord avec moi. Si vous écrivez un texte de ce genre et que vous allez ensuite insulter ceux qui ne sont pas d’accord sur Twitter, quel est le but? Je suis toujours suspicieux envers les personnes qui n’ont pas d’autodérisi­on en politique, c’est comme ça que l’on obtient des dictateurs. Si vous ne pouvez pas supporter les blagues sur vous, alors cela veut dire que vous ne pouvez pas concéder l’existence d’un autre point de vue.

Est-ce pour cela que vous avez choisi de faire un film sur Staline? À la base, je pensais faire une fiction, une comédie sur un dictateur contempora­in, un leader qui serait élu et qui changerait les lois pour qu’elles ne puissent plus être modifiées par la suite. Je m’intéressai­s à Berlusconi, à Poutine, à Erdogan et aux partis nationalis­tes et extrêmes qui émergent un peu partout en ce moment. Je regardais Le Pen, Farage en Grande-bretagne, et j’ai trouvé que cela ressemblai­t beaucoup aux années 30. Finalement, j’ai reçu la bande dessinée La Mort de Staline et je me suis dit que c’était exactement ce dont je voulais parler. Dans le film, tout semble absurde mais tout est basé sur des faits réels. C’est beaucoup plus fort que la fiction. Et ça me permet de dire aux spectateur­s: ‘Regardez ce qui pourrait encore nous arriver.’ –

Voir: La Mort de Staline, d’armando Ianucci, avec Steve Buscemi, Simon Russell Beale, en salle

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