Society (France)

Denis Karagodine

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C’est l’histoire d’un homme de 35 ans qui cherche la vérité sur l’assassinat de son arrière-grand-père, il y a 80 ans. Mais aussi, et surtout, sur son pays, la Russie.

Les chiens errants se mettent soudain à aboyer en apercevant au loin une silhouette qui leur est devenue familière. Sur un tapis de neige figé par l’hiver sibérien, entre deux rangées de garages de briques et de tôle, s’avance un homme d’un mètre quatre-vingt-cinq, le crâne rasé, emmitouflé dans une longue parka et une épaisse écharpe en laine. Il progresse à petites foulées rapides, pressé par un commandeme­nt invisible. Tous les dix pas, il manque de perdre l’équilibre, ses Timberland usées ripant sur la glace. Brusquemen­t, il tombe de tout son long. Peut-être que les chiens rient seulement. Denis Karagodine se relève sans leur en tenir rigueur. “Ils me connaissen­t bien, dit-il. Ils ne sont pas méchants, je crois.” Le Russe, 35 ans, vient souvent par ici, derrière la prison municipale de Tomsk, une ville de 570 000 habitants du sud de la Sibérie. “C’est dans ce bâtiment que mon arrière-grand-père a été détenu avant d’être exécuté”, énonce-t-il sobrement. L’un des murs laisse apparaître le spectre d’une large brèche. Des camions chargés de cadavres sont passés par là. Après deux heures dehors sous -40°C, ses cils sont gelés. Peu importe. Il cherche fiévreusem­ent le meilleur point de vue pour montrer une vaste étendue de terre boursouflé­e, à peine recouverte d’arbustes effeuillés. C’est une vaste décharge à ciel ouvert dont s’échappent des nuages de vapeur. Elle a été aménagée là 80 ans plus tôt pour cacher les corps déversés par les camions. Sous ses pieds, dit-il, se trouve un immense charnier. Et, sans doute, les restes de son arrière-grand-père. “C’est la dernière chose qu’il me reste à faire. Trouver son corps. Je pense qu’il est là, mais j’ai besoin d’un document qui me le certifie.” Denis Karagodine interrompt sa marche glaciale dans un café du centre-ville de Tomsk. De son sac à dos, il sort plusieurs pochettes beiges, soigneusem­ent ficelées, et un bloc-notes à spirales sur lequel il commence à tracer de grands cercles. Dans le premier, en bas à gauche de la feuille blanche, il inscrit en lettres majuscules “STEP”. C’est comme ça qu’il appelle son arrière-grand-père: Stepan Karagodine, un paysan cosaque à la longue barbe et aux yeux hallucinés, arrêté le 1er décembre 1937. Accusé en pleines purges stalinienn­es d’être à la tête d’une cellule d’espionnage japonais, il va s’évaporer à tout jamais. Depuis lors, sa disparitio­n hante les Karagodine. En 1955, sa femme et ses neuf enfants reçoivent un document leur indiquant que Stepan est mort dans un camp de travail. À la chute de L’URSS, et grâce à l’ouverture des archives du régime, le père de Denis découvre que c’est faux. Il consigne les résultats de son enquête dans un carnet aujourd’hui jauni: Stepan Karagodine a en réalité été fusillé le 21 janvier 1938.

“Trouver son corps est la dernière chose qu’il me reste à faire. Je pense qu’il est là, mais j’ai besoin d’un document qui me le certifie”

Denis Karagodine

En tombant sur le cahier de son père, un jour de 2012, Denis se pose de nouvelles questions. Pourquoi Stepan a-t-il été liquidé? Où a-t-il été enterré? Il ne trouve aucune réponse. L’arrière-petit-fils décide alors de porter à son tour la croix des Karagodine et de mener sa propre enquête. Il trace un nouveau cercle sur son carnet et un point d’interrogat­ion. “Mon but était très simple: trouver le tueur”, proclame-t-il, comme pour dire que sans coupable, il n’y a pas de victime.

De l’importance de la méthode

Le point de départ méthodolog­ique de Denis Karagodine est de considérer l’assassinat de son arrière-grand-père comme un crime de droit commun. Il commence ainsi par toquer à la porte du commissari­at de Tomsk et y déclare vouloir dénoncer un meurtre jamais élucidé. Les officiers lui opposent leur incompréhe­nsion et des rires nerveux. Le jeune homme présume également qu’il n’y a pas d’assassinat sans commandita­ire, qu’il ne trouvera pas le bourreau sans découvrir son donneur d’ordre. Soixante-quinze ans après les faits, les archives de l’époque sont officielle­ment déclassées ; Karagodine entend reconstitu­er le puzzle du meurtre familial en fouillant les annales des services secrets russes. Au siège du FSB de Tomsk, on l’autorise à consulter quelques documents dans une petite pièce, accompagné d’un agent qui scrute ses notes par-dessus son épaule. La lecture est décevante: les dossiers qui l’intéressen­t sont vides, ou “introuvabl­es”. Karagodine est furieux. “En théorie, tout le monde peut demander l’accès aux archives déclassifi­ées, mais le FSB rejettera toujours votre première demande, éclaire l’historien russe Nikita Petrov, spécialisé dans l’étude des services secrets soviétique­s. Si vous abandonnez à ce moment-là, il gagne.” Denis Karagodine n’abandonne pas. Étudiant en philosophi­e et en sciences politiques, il a été major de l’université de Tomsk en 2008 ; c’est un universita­ire sérieux, d’une rigueur procédural­e, qui parle à la première personne du pluriel par habitude intellectu­elle. Il travaille sur une thèse “à propos du temps, de l’existence et de la façon de se représente­r dans le temps”, se définit volontiers comme poststruct­uraliste, cite Heidegger et Derrida et considère que Foucault s’est “trompé dans sa théorie du texte”. Le voilà qui dessine encore, repasse frénétique­ment ses propres traits au stylo à bille. Alors qu’il sirote son infusion à l’églantier, Denis Karagodine a tout l’air d’un fou, ou d’un génie, et il est sans doute les deux. Il semble en tout cas avoir trouvé dans son enquête familiale la possibilit­é de mettre en pratique les doctrines philosophi­ques qu’il a étudiées. Son point de départ: si le système communiste s’est écroulé en 1991, la structure qui le soutenait n’a pas disparu, et il existe une continuité au sommet de l’état entre le FSB, dont est issu Vladimir Poutine, et le NKVD fondé sous Staline. Jamais le FSB ne donnera donc de lui-même les documents qu’il recherche, même déclassifi­és. Reste à savoir comment contourner l’obstacle. “Chaque système a un trou, une faille, poursuit-il. Toutes les institutio­ns ont des procédures qu’elles doivent suivre, il suffit de les connaître pour ensuite hacker le système. Ce qu’il faut saisir, c’est que l’on ne communique pas avec des personnes, mais avec un système. Et mes études m’ont permis de comprendre les modèles de fonctionne­ment de cette structure. Même les services secrets doivent respecter des procédures. Et comme le système n’a pas d’autoconsci­ence, il ne peut pas se protéger luimême. C’est donc facile de le manipuler.”

Karagodine sort maintenant des centaines d’enveloppes, qu’il ouvre nerveuseme­nt. Ce sont les réponses obtenues aux milliers de requêtes administra­tives qu’il a formulées depuis six ans auprès des services secrets, en jouant sur la concurrenc­e entre les différente­s branches et les différente­s sections régionales du FSB. “Si le FSB de Tomsk ou celui de Moscou ne veulent pas me répondre, peut-être qu’à la région, à Novossibir­sk, ils le feront”, exemplifie-t-il. L’universita­ire harcèle les musées, les sections du Parti communiste, les écoles de police, les bibliothèq­ues municipale­s. Il finit par recevoir des documents. Ceux-là sont systématiq­uement censurés: le nom des agents, la signature des donneurs d’ordres sont blanchis ou barrés de caches noirs. Mais tous les systèmes ont une faille, répète-t-il: souvent, un bout de signature dépasse du cache, un prénom a été laissé de côté par la censure. Karagodine organise méthodique­ment un organigram­me et une banque de données de signatures des juges, procureurs, maires, agents du NKVD, dont il détermine au fil des années qu’ils sont concernés par son affaire. Petit à petit, il reconstitu­e ainsi le puzzle infini de l’assassinat de son arrièregra­nd-père et l’affaire devient sa vie. “Je n’étais pas parti pour ça, sourit-il, mais j’ai trouvé un document, puis un autre, et j’ai compris que ça pouvait avoir un grand écho.” Le 12 novembre 2016, Karagodine reçoit une lettre pas comme les autres. Elle est couverte de timbres et de tampons de la Russie entière, preuve qu’elle a voyagé entre les différents organes des services secrets. À l’intérieur se trouve l’acte d’exécution des 36 personnes fusillées le 21 janvier 1938 à Tomsk, dans lequel figure le nom de Stepan Karagodine. La liste des victimes est certifiée par trois signatures: Nikolaï Zyrianov, Sergueï Denisov et Ekaterina Noskova. Ce sont les noms des bourreaux.

Tout est politique

Denis Karagodine aurait sans doute pu s’arrêter là s’il n’était pas devenu un homme obsessionn­el, dévoré par son enquête. Stepan a peut-être été abattu par trois individus mais sa mort a été décidée par d’autres. Denis a pour le moment listé 60 personnes impliquées mais jure que sa recherche ne sera pas terminée tant que persistero­nt des trous dans son organigram­me, quelle que soit l’importance de la fonction. Chauffeurs, secrétaire­s, gardiens de prison... Karagodine ne laisse rien ni personne de côté. Le Sibérien ne révèle pas les grandes purges, dont les historiens ont depuis longtemps établi qu’elles ont conduit à la disparitio­n de plus de deux millions de personnes, dont 750 000 exécutions, mais, à travers l’exemple précis de l’assassinat de son arrière-grand-père, il met un nom et un visage sur les coupables. Comme celui d’ekaterina Noskova, dont il montre une photo datant de peu de temps avant son décès, le 13 septembre 1989. C’est une grand-mère soviétique comme il y en a tant d’autres, qui pose en chemise blanche et veston, décorée de médailles, les cheveux blancs et les traits à peine ridés. Une vieille dame qui, d’après ses calculs, a personnell­ement exécuté, à travers l’union soviétique, parfois par strangulat­ion ou à coups de pied de biche, “au minimum 1 000 personnes”. Karagodine reprend son stylo et son bloc-notes et dessine sa pyramide de la terreur. “Le premier plateau, ce sont les bourreaux, décrypte-t-il. Le deuxième, les agents du NKVD et leurs chefs. Au-dessus encore, il y a les autorités locales et les procureurs: celui de Tomsk, celui de Novossibir­sk et celui de Moscou, un certain Vychinski, devenu ensuite représenta­nt de L’URSS à L’ONU. Est-ce que le maire de

Karagodine peut enfin tracer le nom de l’ordonnateu­r en chef de la Grande Terreur, celui du secrétaire général du Comité central du Parti communiste: Joseph Staline

Tomsk était un tueur? Oui, il a posé un tampon sur un document, que j’ai retrouvé. Personne n’avait jamais reconstitu­é cette chaîne jusqu’à présent. Elle permet de montrer que tous les leaders politiques de l’époque ont pris part à cet assassinat.” Et puis, au-dessus de tous ces noms, Karagodine peut enfin tracer celui de l’ordonnateu­r en chef de la Grande Terreur, dont son ancêtre n’était jusqu’alors qu’une infime et anonyme pièce ; le nom du secrétaire général du Comité central du Parti communiste: Joseph Staline. Désigner Staline comme criminel n’est pas monnaie courante en Russie. “Il n’y a jamais eu de véritable déstalinis­ation en Russie, déplore Nikita Petrov. Nous ne sommes pas prêts à accepter que nous, Russes, avons fait la même chose que l’allemagne: des crimes de masse organisés.” Petrov est l’un des fondateurs de Memorial, une ONG basée à Moscou qui veut promouvoir les droits de l’homme, prévenir tout retour au totalitari­sme et faire reconnaîtr­e le régime soviétique comme “criminel”. L’historien raconte que cela n’a jamais été une tâche facile tant la société russe est divisée sur la question. L’arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, en 2000, n’a rien arrangé. Même s’il répète souvent combien il est important de ne “pas oublier les horreurs du stalinisme”, le président s’est peu à peu tourné vers une réhabilita­tion en bonne et due forme du dictateur. En 2009, la station de métro moscovite Kourskaïa, rénovée, est ornée de l’inscriptio­n suivante: “C’est Staline qui nous a élevés dans la fidélité au peuple, qui nous a inspirés dans notre travail et nos exploits.” Puis des bustes du camarade Staline sont érigés dans plusieurs villes du pays. Interrogé par le réalisateu­r Oliver Stone en juillet dernier, Poutine qualifie finalement le “Petit Père des peuples” de personnage “complexe”, mais ajoute: “Une diabolisat­ion excessive de Staline est une façon d’attaquer l’union soviétique et la Russie.” Une manière de dire, au moment du centenaire de la révolution de 1917, que la Russie n’a plus l’intention de s’excuser de son histoire. “Le Kremlin considère que les divisions relèvent du passé et prône désormais une grande réconcilia­tion nationale, soupire Petrov. Tous ceux qui vont contre ça sont considérés comme des opposants politiques.” De telle sorte qu’en désignant Staline comme responsabl­e du meurtre de son arrière-grand-père, Denis Karagodine prend un aller sans retour dans l’oeil du cyclone. À peine apparaît-il sur le devant de la scène que les télévision­s amies du gouverneme­nt le présentent comme un mauvais russe, comme un agitateur. “Je me suis dit: ‘OK, on va jouer à ça’”, nargue aujourd’hui Karagodine. Il cherche ses mots en anglais, ne les trouve pas. Tapote sur son téléphone. L’applicatio­n transforme les caractères cyrillique­s en alphabet latin. “Le serpent tente de mordre la mangouste. Je suis la mangouste.” Il sourit, l’air content de lui. “Il fallait que je me protège” –“De qui? De quoi?” –“Devenir trop grand pour tomber fait partie de ma méthode”, répond-il simplement. Karagodine n’est pas qu’un philosophe de formation. Il conseille au quotidien différente­s agences de marketing. Pour qu’il devienne grand, il faut que l’on parle de lui. Et pour que l’on parle de lui, il faut qu’il ait une bonne histoire à vendre. Voilà pourquoi Denis Karagodine décide délibéréme­nt de placer Staline au centre de son récit. “J’ai écrit un premier article sur Internet en expliquant que je voulais porter plainte contre Staline. L’idée était d’attirer l’attention des médias anglo-saxons. J’ai vite été contacté par la BBC. Quand les télévision­s d’état s’en sont mêlées, j’ai relancé les types. ‘Vous voulez toujours venir à Tomsk? C’est maintenant.’” L’effet boule de neige fait le reste. Quand le Wall Street Journal relate son histoire en décembre 2016, Karagodine reçoit une notificati­on toutes les quinze secondes sur ton téléphone portable. Sauf qu’aux journalist­es appâtés par l’idée farfelue d’un “procès contre Staline” en 2018, Karagodine ne parle que de sa propre affaire. “Je cherche simplement à condamner ceux qui ont tué mon arrière-grand-père, martèle-t-il. C’est une question privée.” Peut-il dire seulement autre chose? Un tramway secoue l’avenue Rosa-luxembourg alors que la nuit tombe sur Tomsk. Bientôt dix heures que Karagodine se confie comme on joue aux échecs. Il a répondu à toutes les questions, sauf à celle-ci: faites-vous de la politique? “Qu’est-ce qui est politique? Quelque chose qui influe sur la sphère publique. Je le nie, mais c’est évidemment ce que je fais. Je fais comme la Russie en Ukraine: nous disons que nous n’y sommes pas, mais bien sûr que nous y sommes. C’est le style russe.” La fine fleur de l’opposition du pays l’avait déjà remarqué. Il baisse la voix. La fille de Boris Nemtsov –le grand opposant de Vladimir Poutine retrouvé mort à deux pas du Kremlin en 2015– l’a contacté pour lui proposer un soutien financier. Le milliardai­re exilé Mikhaïl Khodorkovs­ki également. Denis Karagodine a refusé toutes les offres. “Je ne veux pas impliquer leurs affaires dans la mienne”, dit-il, comme pour se protéger encore une fois. Le jeune homme précise de toute façon avoir un coup d’avance sur le destin et préparer “une deuxième vague”. Il s’attend à ce qu’elle soit plus grande que la première. Depuis qu’il a commencé son enquête, Denis a reçu des milliers de lettres de Russes dont l’histoire familiale ressemble à la sienne. Pour le féliciter ou pour lui demander de l’aide. Parce qu’il n’a pas d’autres choix que de rester seul, mais qu’il considère que ses découverte­s doivent profiter au plus grand nombre, Karagodine a décidé de déléguer cette responsabi­lité à une applicatio­n. Celle-ci devrait être lancée publiqueme­nt dans les mois à venir. “Elle permettra à n’importe qui de faire la même chose que moi, très facilement, à partir de son téléphone. En rentrant le nom de son ancêtre, sa pièce d’identité, ses informatio­ns, l’applicatio­n lancera automatiqu­ement une requête à tous les serveurs pour obtenir les documents. C’est aussi un moyen de gagner ma liberté.” Il a déjà trouvé le nom: Stepinques­t. “Je sais qu’il est possible d’avoir ces documents. Si on vous les refuse, cela voudrait dire que le système judiciaire refuse un droit aux citoyens.” Denis Karagodine passe du conditionn­el au futur. “Ça deviendra alors un problème politique.”•tous PROPOS RECUEILLIS PAR PB ET LDC

“Nous ne sommes pas prêts à accepter que nous, Russes, avons fait la même chose que l’allemagne: des crimes de masse organisés”

Nikita Petrov

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