Society (France)

Margaret Atwood

Livre événement en Espagne, où il a dépassé le cadre des pages littératur­e des journaux pour s’inviter dans les conversati­ons de bar ou dans les réunions de famille, Patria, de Fernando Aramburu, fresque de 600 pages sur L’ETA, arrive enfin en France. L’o

- PAR PIERRE BOISSON, À HANOVRE

Elle est l’auteure de The Handmaid’s Tale, le roman dont est tirée la série qui a cartonné en 2017. Alors que démarre la seconde saison, portrait de l’écrivaine la plus cool d’amérique.

VVotre roman commence le 20 octobre 2011, le jour où L’ETA a annoncé renoncer définitive­ment à l’usage de la violence. C’est aussi ce jour-là que vous avez commencé à écrire? Ce livre s’est écrit à l’intérieur de moi au fil des années, sans que je m’en rende compte, à travers des souvenirs, des scènes auxquelles j’ai assisté, des histoires que l’on m’a racontées. J’ai commencé à écrire concrèteme­nt après le 20 octobre mais je n’aurais pas pu le faire sans cet arrêt de la violence. Je suis comme un chroniqueu­r qui va à un endroit, retourne chez lui et écrit ce qu’il a vu, ce qu’il a connu. Sauf que dans mon cas, il s’agit d’une époque. Celle dans laquelle se situe Patria est arrivée à sa fin ce jour-là, et c’était le moment où pouvait commencer la fiction.

Comment avez-vous vécu personnell­ement cette annonce? J’étais en Allemagne (il vit à Hanovre depuis de nombreuses années, ndlr). Je me rappelle les images que j’ai vues à la télévision, avec les trois hommes de L’ETA et leurs cagoules ridicules, imitant l’esthétique du Ku Klux Klan. Ma première sensation a été un soulagemen­t. Mais accompagné de suspicion. L’ETA avait déjà déclaré en d’autres occasions un cessez-lefeu pour ensuite le rompre, et avait même commis des assassinat­s pendant une trêve, par exemple lors de l’attentat à l’aéroport de Madrid en décembre 2006. Deux gamins équatorien­s étaient morts.

Vous dites qu’avec la fin de la violence arrive le moment du récit. D’autres personnes préfèrerai­ent que ce soit au contraire le temps de l’oubli, considéran­t que le passé est moins douloureux quand il reste enfoui. Ça me paraît légitime de vouloir oublier. On ne doit obliger personne à se rappeler, encore moins quand c’est quelque chose de désagréabl­e. Mais personne ne doit non plus m’obliger à ne pas écrire, à ne

pas réfléchir à ce qui s’est passé. Si l’on ne raconte pas l’histoire, elle disparaît de la mémoire collective. Les génération­s futures ont le droit de savoir ce qui s’est passé et pour cela, il faut créer la matière de la mémoire. Or c’est une matière très délicate, car la mémoire ne peut être que multiple. Aujourd’hui, il existe des versions de l’histoire très favorables à l’agresseur, qui lavent son passé, ou qui présentent l’homme armé comme un héros. Ma version n’est pas celle-ci.

Votre livre a connu un grand succès en Espagne, il sera bientôt adapté en série par Netflix. Espériez-vous déclencher un tel débat au sein de la société? Patria a surtout donné lieu à un débat pacifique, ce qui m’a rendu heureux et m’a surpris. Avant, au Pays basque, quand on s’écartait de l’idée hégémoniqu­e du nationalis­me, on risquait sa vie, on devenait l’ennemi. Aujourd’hui, des journalist­es, des intellectu­els, ont émis des avis négatifs sur mon livre ; mais ils l’ont fait avec des arguments, sans insulte, sans menace. C’est une progressio­n considérab­le, un degré de civilisati­on supérieur. Mais les lectures du livre qui m’ont le plus ému sont encore les lectures purement humaines, sentimenta­les. J’ai reçu des centaines de lettres, des remercieme­nts d’une quinzaine de victimes directes du terrorisme. Et il y a même des personnes proches de L’ETA qui, en privé, après avoir lu mon livre, m’ont dit s’être trompées. C’est votre livre qui les a convaincue­s de leur erreur? Oui, mais pas nécessaire­ment sur le plan des idées. Il les a convaincue­s d’une manière plus profonde, en parlant à leur pure humanité. Ces personnes n’avaient jamais imaginé les conséquenc­es que pouvait avoir le projet de L’ETA sur la vie d’autres personnes ni la forme concrète que peut prendre le malheur pour une famille. C’est ce que raconte un roman, et ce que ne racontent pas les médias. Les journaux publient une photo, l’informatio­n d’un assassinat, on tourne la page, on arrive sur les sports et voilà. Mais tous ces gens affectés par la violence, comment viventils

“Aujourd’hui, il n’y a pas de guerre en Espagne parce qu’elle fait partie de l’union européenne. Sans cela, je n’ose même pas imaginer ce qui se passerait”

après? Comment continue-t-on à vivre à cet endroit-là, où il s’est passé quelque chose de terrible? C’est à ces questions que répond un roman. Le lecteur ouvre une fenêtre, passe la tête et regarde la vie privée des personnage­s. Balzac le disait: le roman entraîne le lecteur dans les cuisines, les chambres à coucher, les bars.

Qu’avez-vous appris de vos personnage­s? Personne n’est jamais 100% victime ou 100% agresseur. L’être humain est ainsi fait qu’il peut caresser son chien le matin, commettre un acte atroce l’après-midi et donner une bise sur la joue de sa mère le soir. Mais il y a une grande humanité chez les victimes. De fait, il n’y a jamais eu de vengeance. En 50 ans de terrorisme, aucune victime n’a accompli la justice de ses propres mains. C’est un grand triomphe.

Vous avez souvent dit que le conflit basque avait oublié ses victimes. Patria était-il une manière de leur redonner une voix, une place dans l’histoire? Ce qui me rend triste, et en même temps me scandalise, c’est qu’une société ne ressente aucune empathie pour ceux qui souffrent. Et que l’on continue à s’accrocher à des idées qui font du mal, concrèteme­nt, à des personnes. Quand on essaye d’imposer un projet par la force, cela nuit toujours à quelqu’un. Aux dissidents, à ceux qui ont une couleur de peau différente, à ceux qui pensent autrement. On crée un filtre à travers lequel certains ne passent pas. Et moi, je préfère m’intéresser à ceux qui ne passent pas. J’ai lu L’homme révolté d’albert Camus à 18 ou 19 ans, et il m’a donné des critères moraux qui sont toujours valides pour moi aujourd’hui. Ça m’a immunisé contre les grandes idées, les grandes abstractio­ns –Dieu, l’idée de l’égalité générale, l’indépendan­ce d’une région. Quand mener à bien un projet, une idée, suppose l’éliminatio­n d’êtres humains, ou leur réclusion, ou n’importe quel type de discrimina­tion, moi je dis non. C’est avec cette même attitude morale que j’écris mes livres. Il faut juger les personnes et les idées sur leurs résultats. Si le résultat d’une action, d’une pensée, est négatif, provoque la douleur, la tragédie, alors la réponse est non. Ce n’est pas bon pour le collectif. Et donc, ce n’est pas moralement valide.

Patria montre justement comment le terrorisme de L’ETA a fait des petits villages basques des sociétés où plus personne n’osait parler et dire non… C’est la nature de la terreur: elle engendre des comporteme­nts de survie. Au Pays basque, les gens se taisaient. On ne pouvait pas être en désaccord, il n’y avait plus de liberté d’expression. De nombreuses personnes étaient menacées, ne pouvaient pas marcher dans la rue sans garde du corps, ou ont dû partir. L’être humain veut vivre et le citoyen n’est pas idiot. Il fait ses calculs: si je me tais, j’ai moins de problèmes. Si je hisse le drapeau hégémoniqu­e ou celui de l’agresseur, je suis en sécurité. Ces comporteme­nts ne sont pas propres aux Basques. Sous le Troisième Reich, les gens défilaient dans la rue avec des drapeaux nazis. Mais ce n’était pas un choix libre. Ce qui était en jeu était la survie, le désir de continuer à être vivant.

C’est une menace qui peut aujourd’hui guetter l’europe, après les attentats perpétrés par l’état islamique? Bien sûr, car c’est la force du terrorisme. Il influence notre vie, nos pensées, nos comporteme­nts et limite nos libertés précisémen­t parce qu’il nous fait croire que l’on est en perpétuel danger. Les personnes meurent toujours de manière symbolique. Je pense par exemple au camion de Nice. Le terroriste n’a pas choisi ses victimes. Il a considéré que tous ceux qui étaient là étaient païens ou ennemis de son Dieu. Et c’est pour ça que ça a eu tant de répercussi­ons. Ce jour-là, n’importe qui aurait pu mourir. Il suffisait d’être làbas. Dans les batailles, meurent seulement ceux qui vont se battre. Avec le terrorisme, la violence vient à nous.

Quand avez-vous compris cela? Très tôt, à 16 ou 17 ans. Pour moi, L’ETA avait des idées différente­s mais voulait faire la même chose que Franco: éliminer l’adversaire. Je n’en ai jamais été complice, même dans ma jeunesse, parce que l’idée de la démocratie m’a toujours convaincu. J’ai toujours considéré que les objectifs politiques pouvaient s’obtenir par le dialogue, le débat parlementa­ire, le suffrage universel, plutôt que par les bombes et les armes. Ça me semble le plus raisonnabl­e.

Vous étiez un jeune homme raisonnabl­e? Assez raisonnabl­e, oui. J’étais un lecteur compulsif, surtout. Ça m’a ouvert l’esprit. Je savais que le monde ne se terminait pas au bout de ma rue, qu’il y avait d’autres langues, d’autres couleurs de peau, et je voulais connaître tout ça plutôt que de me dédier aux traditions ou les sacraliser. Je viens d’une classe sociale populaire et je crois que l’accès à la culture permet à l’individu de former ses propres critères pour comprendre la réalité, sans que personne ne lui serve de tutelle. J’identifie la connaissan­ce à la liberté. Pas la liberté comme une abstractio­n, mais la liberté pratique, celle que l’on exerce vraiment. C’est plus difficile de coloniser un cerveau instruit que celui d’un rustre. Et quand on lit les histoires des militants de L’ETA, on se rend compte que beaucoup –pour ne pas dire la majorité– étaient des jeunes avec un capital culturel très bas. Ce n’étaient pas des professeur­s de philosophi­e ni des experts en physique nucléaire qui

intégraien­t L’ETA. C’étaient des gamins des villages, complèteme­nt fanatisés par la propagande. Après, certains d’entre eux ont étudié en prison et sont devenus des êtres humains très différents. Et certains même autocritiq­ues.

Le succès de Patria correspond-il, selon vous, à un moment où l’espagne, 43 ans après la mort de Franco, est enfin prête à lire sa propre histoire? Oui, mais pas seulement l’espagne. Je suis allé en Colombie, en Argentine, en Italie, et l’intérêt pour le livre y est énorme aussi. Chacun de ces pays a derrière lui son histoire sanglante et là-bas aussi, tout le monde sait ce que c’est que de perdre l’un de ses parents. Ou d’avoir un fils enrôlé dans une organisati­on. Tout le monde a vu des familles se diviser et se fracturer pour des questions politiques. Cette histoire est beaucoup plus universell­e que ce que je croyais au début.

Javier Cercas, qui a lui écrit sur la guerre civile, nous disait que c’était impossible d’avoir un débat intellectu­el en Espagne, où règne une tradition d’intoléranc­e. Patria a-t-il démontré le contraire? Je crois que moins une société est ouverte au débat, plus il est important de le provoquer. Aujourd’hui, l’intellectu­el a une importance suprême. Sans lui, qui va penser les questions sociales? Les hommes politiques? On va sérieuseme­nt déléguer aux politiques la compréhens­ion de la réalité? Alors on est perdus! Parce que les politiques peuvent mentir, les politiques n’ont pas d’autre remède que de simplifier la réalité, ils n’ont même pas le temps de la comprendre. Ils ont besoin de triomphes immédiats et, en même temps, du pouvoir. Parce que sans lui, ils ne peuvent pas avoir d’incidence sur la société. Alors on a besoin de l’intellectu­el. Il est là pour apporter une perspectiv­e différente, pour soulever une question, l’afficher sur la page d’un journal. En Espagne, c’est vrai que dès qu’un intellectu­el publie un article, il se fait insulter sur Twitter, sur Facebook, partout. Mais ça a toujours été comme ça, c’est juste qu’avant, cela se faisait dans les bars et restait dans les bars. Maintenant, tout le monde peut entendre les insultes. Et le pauvre intellectu­el, qui est incapable de résister à la tentation de lire les commentair­es, se démoralise et pense qu’il vit dans un poulailler.

En Catalogne, on a beaucoup évoqué la possibilit­é d’une ‘basquisati­on’ de l’indépendan­tisme catalan, jusque-là pacifique… (Il coupe) Je vois surtout que le Pays basque n’a pas été contaminé par le cirque catalan. Après des décennies de douleur et de tragédie, les Basques ne veulent pas répéter leur histoire. Nous sommes vaccinés contre cette tentation d’utiliser des bombes et des armes pour atteindre des objectifs politiques. Ensuite, la dimension démocratiq­ue et pacifique du mouvement catalan, je la mets en doute. Il existe de nombreux types de violence et de coercition, de même qu’il existe différente­s manières de contrôler le peuple. L’une est la terreur, et c’est ce qui s’est passé au Pays basque. Heureuseme­nt, cela n’a pas fonctionné, mais elle a laissé derrière elle une traînée de victimes. L’autre manière, c’est l’espoir. Et c’est ce qui s’est activé en Catalogne. On a convaincu une partie importante de la population –importante mais pas majoritair­e– que l’objectif de l’indépendan­ce catalane était à portée de main. Qu’il suffisait d’un vote, de sortir dans la rue, et que ce serait bon. Et beaucoup de gens se sont mis à espérer, à croire qu’ils étaient à un pas de la terre promise. C’était faux et ceux qui ont mis cet espoir en marche savaient que ça l’était.

Vous voyez une solution de sortie à la crise catalane? L’histoire de l’espagne se répète depuis l’antiquité. C’est une histoire de régions qui se battent entre elles. Il y a deux exceptions: l’époque des rois catholique­s, qui ont imposé l’unité avec la force en expulsant les juifs et les autres ; et l’époque de l’invasion napoléonie­nne. Les Espagnols n’ont été unis que quand ils ont combattu un ennemi commun. Mais après reviennent les guerres civiles. Aujourd’hui, il n’y a pas de guerre parce que l’espagne fait partie de l’union européenne. Sans cela, je n’ose même pas imaginer ce qui se passerait.

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Championna­t de colin-maillard à Bilbao.

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