L’estonie, la vraie start-up nation
L’estonie est-elle le futur du monde? C’est en tout cas ce que pensent de plus en plus d’entrepreneurs et de politiques, qui affluent dans le petit pays balte, attirés par son statut de première république digitale où tout se fait par et pour Internet. À
De plus en plus d’entrepreneurs et de politiques affluent dans le petit pays balte, attirés par son statut de première république digitale. Alors, rêve ou cauchemar?
Même quand personne ne le regarde, Ray Youssef serre le poing et le lève en signe de victoire. D’abord parce que “le business, c’est beau”, dit-il. Mais surtout parce que grâce à Paxful, son entreprise spécialisée en cryptomonnaies, il est partenaire de l’événement qui fait le buzz en cette fin mars à Tallinn, capitale de l’estonie: la conférence “Blockchain et Bitcoin”, au cours de laquelle doivent s’exprimer plus de 500 intervenants venus du monde entier. Tranquillement installé dans l’une des salles de réunion de l’hôtel Hilton, le businessman frôlant les deux mètres enquille les présentations. Et les signatures de contrat. “Il faut que Tallinn devienne la première cryptocapitale du monde, précise-t-il tout en ajustant ses bretelles à motifs. Le goût pour la tech est incroyable, ici.” C’est d’ailleurs précisément pour cela que le New-yorkais est venu s’y installer il y a trois ans. Comme lui, ils sont des milliers, étrangers ou locaux, à s’être lancés dans le grand bain estonien des start-up. À tel point qu’ils ont hissé le pays tout en haut du classement des nations selon le nombre de “sociétés innovantes par habitant”. Un mouvement initié en 2005 avec la création de l’application Skype par deux entrepreneurs scandinaves installés à Tallinn. Mais selon Taavi Kotka, ancien Chief Information Officer du gouvernement estonien, l’impulsion digitale viendrait de l’état lui-même. Car l’estonie aurait compris une chose: le futur. “En ce moment, j’organise une keynote dont le titre est ‘Winter is Coming’, raconte-t-il. Parce que les États qui pensent seulement maintenant à être une start-up nation, ils sont foutus.” Le rôle de CIO de l’estonie est aujourd’hui assuré par un certain Siim Sikkut, qui confie être déjà en train de travailler sur la prochaine étape: l’intelligence artificielle et le machine-learning pour anticiper les besoins des citoyens. “Nous n’avons même pas effleuré la surface de tout ce que nous pouvons faire avec la technologie”, prophétise-t-il depuis son bureau ministériel.
L’estonie n’a pas perdu de temps. Dès son indépendance, en 1991, l’ancienne république soviétique se montre curieuse d’un Internet encore embryonnaire. Linnar Viik, alors conseiller du Premier ministre, annonce notamment que “le futur pourrait résider dans son utilisation”. À l’époque, Viik anime une émission télévisuelle intitulée Highway to Our Dreams. Un programme pas très loin du “manifeste cyberpunk”. Grâce à lui, des panneaux publics indiquant un point d’accès à Internet sont installés sur tout le territoire, “les premiers sur la planète Terre”, dès 1995. Problème, personne ne sait alors vraiment comment faire fonctionner les intimidants ordinateurs. Et encore moins surfer sur le Web. La preuve: “Quand notre ministre des Affaires régionales, un gaucher, a eu un ordinateur, il essayait d’utiliser sa souris mais prenait toujours celle de son voisin, glousse aujourd’hui Viik, les yeux bleus écarquillés. Le ministre d’à côté criait: ‘Mon ordinateur est fou!’ en voyant son écran bouger sans qu’il ne touche à rien.” D’autres officiels tentaient de ranger le matériel dans leur veste de costume, à côté des stylos. Sans succès. “Finalement, on a lancé un programme scolaire intitulé Tiger Leap en 1996. Tous les enfants ont reçu des cours d’informatique dès leur plus jeune âge”, remet l’ancien conseiller zélé, désormais surnommé “Mister Internet” dans tout le pays. Au tournant du nouveau millénaire, ce dernier profite d’une vaste entreprise de rénovation des bâtiments officiels pour pousser un peu plus loin son projet de digitalisation. Les conseils des ministres se feront désormais sans une seule feuille de papier, explique-t-il à ses patrons. Une première mondiale. “C’est même devenu une attraction VIP, rit Viik. Quand Elton John est venu donner un concert à Tallinn, son manager m’a appelé pour que je lui fasse visiter la salle du premier conseil des ministres digital de la planète.” Marrant. Même si en vérité, ce virage tout-numérique était en fait davantage une “nécessité” qu’un luxe de visionnaires. “En 1991, on a regardé tout ce qui se faisait dans les pays développés, nuance Viik, sauf qu’on n’avait pas assez d’argent pour mettre en place le même genre de systèmes. Le numérique était en quelque sorte notre seule option. Finalement, ça a totalement changé la vie quotidienne de la population.”
Bientôt des millions d’e-résidents
Désormais, il est possible de faire presque tout via Internet en Estonie. L’ensemble des données des citoyens est en effet disponible sur une seule et même plateforme, leur permettant de signer en ligne, de gérer leurs transactions sur le cloud, d’avoir accès à leurs données médicales pour demander une ordonnance, et même de voter. Conséquence: les administrations publiques sont allégées. Taavi Kotka jure ne pas se souvenir de quand date son dernier passage dans un bâtiment officiel. Cela remonte à trop loin. “Quand je suis parti à New York avec mes enfants récemment, j’ai dû leur apprendre ce que c’était que de faire la queue à l’aéroport John-f.-kennedy. Ils n’avaient jamais vu de files d’attente en Estonie!” résume l’ancien CIO du pays. Seuls trois moments de la vie résistent pour l’instant au réseau internet made in Estonie: le mariage, le divorce et l’acquisition d’un bien immobilier. Pour le reste, il suffit d’une simple carte à puce. “Chaque citoyen possède cette carte d’identité numérique bleu ciel, renfermant toutes ses données personnelles. Il suffit de l’insérer dans un lecteur adapté –présent sur tous les ordinateurs– et de renseigner deux codes pin pour pouvoir tout faire sur Internet.” Carnet de santé, propriétés immobilières ou même casier judiciaire, tout est intégré au système X-road, “la colonne vertébrale” de l’estonie. Car en pleine tempête Facebook, et alors que le débat sur l’utilisation des données personnelles des internautes est devenu un problème mondial, l’estonie le jure: là-bas tout est sécurisé, protégé par la fameuse technologie blockchain développée avec Guardtime, le centre européen de cyberdéfense (en contrat avec L’OTAN et certaines agences gouvernementales américaines). Son avantage: lier les
“Cette idée de gérer un État comme un business, c’est comme une sorte de stress post-traumatique du communisme pour l’estonie. Les gens n’avaient aucune liberté, alors maintenant, ils font tout ce qu’ils veulent, ils s’en foutent” Federico Plantera, ancien employé d’e-estonia showroom
informations pour qu’elles ne puissent pas être modifiées sans que le propriétaire en soit informé. En clair, il n’y a rien à craindre. “Quelqu’un peut bombarder nos bureaux maintenant, ça n’affectera en rien les informations en ligne”, rassure le PDG Martin Ruubel, pour qui cette sécurisation est une nécessité pour les élites du pays, dont l’histoire récente a été “réécrite au gré des invasions extérieures comme celle de L’URSS, jusqu’en 1991”. La dernière invention estonienne en date ne manque pas d’ambition: il s’agit d’offrir la e-citoyenneté numérique, ou e-citoyenneté, à des gens n’ayant jamais mis les pieds dans le plus riche des États baltes, leur permettant de bénéficier de toute la structure étatique estonienne depuis n’importe quel pays du monde. Cette folle idée est née début 2014. Le but: compter plus de dix millions d’e-résidents d’ici 2025. “Pour l’instant, on est 32 000”, précise Arnaud Castaignet, ancien conseiller digital auprès de François Hollande qui gère désormais les relations publiques du programme. “Tout ce qu’il faut faire, indique-t-il, c’est remplir un dossier, payer 100 euros et se présenter à une ambassade estonienne.”
Originaires de 150 pays, d’autres tentent le coup par pure curiosité. “Le Premier ministre japonais est devenu e-résident il y a peu”, indique Arnaud Castaignet. Mais la plupart voient à plus long terme, et souhaitent créer une entreprise dans cet État “pensé comme un service”. Car l’estonie, sans surprise, est aussi le paradis des start-up. Riki déambule entre les tables. Dans le coin cuisine, des regards assortis de sourires attendris le suivent. Le chien de chasse est une tête connue des bureaux de LIFT99, à Telliskivi, le coin branché de Tallinn. Il est même le chief happiness officer de cet incubateur de start-up inauguré fin 2016. Le responsable officiel du bonheur des employés, donc. “Nous avons six chiens dans nos locaux, parfois plus”, pointe Elise Sass, la directrice d’exploitation du lieu. L’ancienne usine retapée propose une enfilade de salles de travail tout équipées. Dans certaines, des balançoires ont remplacé les classiques chaises autour de la table. “Ça stimule la créativité et l’émergence de nouvelles idées”, s’enthousiasme Elise Sass. Une cinquantaine de personnes s’affairent sur des bureaux épurés que l’on dirait importés directement de la Silicon Valley. Sous le regard de Barack Obama, dont le visage est dessiné sur un mur blanc, e-résidents et locaux partagent claviers et machine à café. Inscrit au mur, le hashtag #Estonianmafia. “Ici, nous affichons les entreprises qui réussissent le mieux dans notre pays”, renseigne Krislin Raik, une jeune employée. En plus de Skype, y figurent Taxify, le concurrent d’uber ; le service monétaire Transferwise ; ou encore les robots livreurs de colis de Starship. Le Français Thomas Padovani, dirigeant de Adcash, est présent sur ce wall of fame. Cet expatrié résidant depuis un peu plus de cinq ans à Tallinn décrit l’état balte comme un “labo de test de la tech”. Un “champ protecteur”, même. Les gouvernements successifs ont notamment permis aux entreprises de ne pas payer de taxes sur leurs profits s’ils sont directement réinvestis dans l’entreprise. Seuls les dividendes passent par la case impôts. Depuis sa Porsche coupée sport, Thomas Padovani montre néanmoins les maisons aux murs craquelés, vestiges de la période communiste. “Ma belle-mère, estonienne, est infirmière. Et il y a quelques années, elle gagnait seulement 480 euros par mois, pas grand-chose vu le coût de la vie ici, reconnaît le Français. Alors est-ce que l’estonie est un pays parfait? La réponse est non.”
Pour s’en rendre compte, il suffit de sortir de la capitale. D’aller là où les gens “s’en foutent de la technologie, du toutnumérique”, selon Thomas Padovani. Pas d’espaces de coworking, pas de hackathons non plus. “Les dernières années peuvent laisser penser qu’en Estonie, il y a finalement une équipe A, les gagnants de la digitalisation, et une équipe B, les losers du numérique”, indique Karsten Staehr, professeur d’économie à l’université de technologie de Tallinn. Avec une différence économique nette entre les deux groupes. Staehr a aussi noté que ces derniers temps, “l’équipe B a été complètement oubliée”. Sans être relié à Internet, impossible de candidater à un large panel d’emplois, par exemple. Federico Plantera, ancien employé du centre d’exposition officielle e-estonia showroom, confirme cette fracture. “Les services en ligne sont disponibles pour tous, c’est génial, explique-t-il. Sauf que dans l’est du pays, à la frontière avec la Russie, le taux d’utilisation de l’administration en ligne tombe autour de 14% seulement.” Dans ce pays où “Elon Musk et Richard Branson pourraient être des gourous”, une personne sur cinq vit dans la pauvreté, avec le plus souvent moins de 600 euros par mois. Peu surprenant quand le salaire minimum légal n’excède pas les 500 euros mensuels brut. Et que les aides sociales sont les plus faibles de la zone euro. En dix ans, les inégalités en Estonie ont fait un bond –le plus important de l’union européenne selon un rapport de L’OCDE daté de fin 2016. Tentative d’éclairage de Federico Plantera: “Cette idée de gérer un État comme un business, c’est comme une sorte de stress post-traumatique du communisme pour l’estonie. Les gens n’avaient aucune liberté ; alors maintenant, ils font tout ce qu’ils veulent, ils s’en foutent. Sauf qu’on ne gère pas vraiment un pays comme on manage une boîte de tech…”
Le fantasme de La République en marche
D’autant plus que les systèmes en ligne évoluent vite, et “qu’aucune technologie, du feu à la voiture, n’est totalement sûre, souffle Karsten Staehr, qui dit qu’en Estonie, tout le monde se souvient de la ‘Nuit du Bronx’”. C’était en 2007. À Tallinn, le déplacement d’une statue figurant un soldat de l’armée rouge déclenche des émeutes dans les rues commerçantes. Pendant ce temps-là, des cyberattaques, sans doute pilotées depuis la Russie, rendent indisponible l’accès aux services bancaires et à certains médias, accentuant le chaos. “Cet événement a été un avertissement”, retrace Martin Ruubel, de Guardtime, installé à Tallinn depuis cette date. Les garde-fous mis en place depuis barrent la route à beaucoup de hackers. Mais sont-ils totalement hermétiques? Ruubel: “Aucun système n’est complètement sûr. Si un terroriste s’infiltrait dans les données médicales et changeait le groupe sanguin de plusieurs milliers de personnes, tout le monde mourrait dès la première transfusion. Je ne veux donner d’idées à personne, mais ce serait ce genre d’attaques qui pourrait vraiment bouleverser la société actuellement.” Taavi Kotka, l’ancien monsieur numérique du gouvernement, balaye ces peurs d’un revers de la main. Au contraire, il précise que “les autres pays devraient s’inspirer de ce que l’on a fait, et vite”. L’inde a déjà dégainé. Elle construit actuellement son système de santé en ligne sur le modèle estonien, pour plus d’un milliard de citoyens. Tout comme la Finlande, qui utilise désormais la technologie X-road. Des centaines de délégations font en vérité chaque année le déplacement à Tallinn, afin d’apercevoir un bout du petit miracle de la mer Baltique. La France n’est pas en reste. En septembre dernier, Emmanuel Macron, à peine élu, s’est rendu au Digital Summit, le sommet numérique de Tallinn. Depuis, le Premier ministre Édouard Philippe a lui aussi fait le déplacement dans la capitale estonienne et le secrétaire d’état chargé du Numérique Mounir Mahjoubi y a posé trois fois ses valises. Kalle Palling, jeune député estonien pour le Parti de la réforme, libéral de centre droit préposé à ces questions, l’assure d’ailleurs: “En ce moment, je reçois souvent des appels de députés de La République en marche!” Aujourd’hui l’estonie, demain la France?
“En Estonie, il y a une équipe A, les gagnants de la digitalisation, et une équipe B, les losers du numérique” Karsten Staehr, économiste