“SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX, ON NE REGARDE PAS LE VISAGE DE CEUX QUE L’ON DÉTRUIT”
Twitter nous rend-il méchants? C’est la question à laquelle Jon Ronson, auteur des Chèvres du Pentagone, a tenté de répondre dans son nouveau livre, La Honte, pour lequel il a rencontré de nombreuses victimes d’humiliations publiques sur les réseaux sociaux.
Comment en êtes-vous venu à travailler sur les humiliations publiques via les réseaux sociaux? J’ai noté un changement de comportement sur ces réseaux à partir de 2012. Au début, sur Internet, on humiliait ceux qui le méritaient, ceux qui avaient agi de manière cruelle. Mais on a tellement pris goût à le faire que ces attaques ont commencé à concerner aussi des personnes qui n’avaient commis qu’une petite erreur et qui étaient punies de façon disproportionnée. J’ai pensé que cela avait un impact sur la manière dont le monde fonctionne. Des gens étaient détruits pour rien. C’est un comportement dangereux. En vieillissant, on se rend compte que tout le monde peut se foirer. On fait tous des erreurs. On fait le bien, parfois le mal. Mais sur les réseaux sociaux, on crée une société où les gens se définissent par leurs erreurs. Ce n’est pas une façon de traiter nos semblables. Bien sûr, je ne parle pas des gens comme Harvey Weinstein. Je parle d’hommes et de femmes ordinaires qui ont pu faire une bêtise, et à qui ça a gâché la vie.
Vous parlez pourtant de Twitter comme d’une plateforme qui, à l’origine, apportait une ‘démocratisation de la justice’. Les personnes déçues ou laissées de côté par le système de justice traditionnel ont pu trouver une forme alternative de justice par le biais des réseaux sociaux. C’est ce que l’on peut voir actuellement avec le mouvement #Metoo. À certains égards, cette démocratisation de la justice est une bonne chose. Mais elle est aussi problématique: certes, le système de justice traditionnel a des défauts terribles, mais celui de remplacement sur les réseaux sociaux est souvent pire. Prenons par exemple l’histoire de Justine Sacco: cette femme a fait une blague mal interprétée par des millions de personnes, alors qu’elle était en train de dormir dans un avion. Elle a été accusée et condamnée avant même de savoir qu’elle l’était. Tout le monde a trouvé cela formidable, parce que c’était ‘la démocratisation de la justice’. Mais moi, je voyais cela se dérouler en direct et je me disais que c’était pire. Ce n’était pas de la justice, c’était une parodie de justice.
Pouvez-vous revenir sur l’histoire de Justine Sacco? Justine Sacco travaillait à New York dans les relations publiques de la société IAC (un cabinet de conseil spécialisé dans l’amélioration de la compétitivité des entreprises industrielles, ndlr). Elle tweetait à ses 170 abonnés quelques plaisanteries assez lourdes, le genre de blagues que l’on peut entendre dans des épisodes de South Park. Un jour, à l’aéroport d’heathrow, juste avant de prendre l’avion pour Le Cap, en Afrique du Sud, elle a posté les mots suivants: ‘Je pars pour l’afrique. J’espère que je ne vais pas attraper le sida. Je plaisante, je suis blanche!’ Au premier coup d’oeil, bien sûr, cela sonne comme une phrase effroyable.
Mais il ne faut pas réfléchir très longtemps avant de réaliser que cette blague n’était pas censée être prise au pied de la lettre. C’était une plaisanterie pour se moquer de son propre privilège… Elle a tweeté la blague et s’est retrouvée dans l’avion. Puis, une fois arrivée au Cap, le premier message qu’elle a reçu venait d’un ami à elle: ‘Je suis vraiment désolé de voir ce qui t’arrive en ce moment.’ Un autre message disait: ‘Tu es numéro 1 mondial des tendances sur Twitter.’ En fait, pendant qu’elle dormait dans son avion, tout le monde s’était réuni pour la détruire. Donald Trump, des philanthropes, des trolls… Quelqu’un a trouvé l’avion dans lequel elle voyageait et à quelle heure il allait atterrir. Le fait que Justine Sacco soit inconsciente de tout ça, du fait que sa vie aurait changé en atterrissant, était hilarant pour toutes ces personnes. Le hashtag #hasjustinelandedyet (#Justineatelleatterri, ndlr) est apparu. Quelqu’un a tweeté: ‘Ce hashtag est la meilleure chose qui soit arrivée à mon vendredi soir.’ Les médias grand public s’en sont également mêlés. Quelqu’un s’est même rendu à l’aéroport pour la photographier à son arrivée. En fin de compte, personne ne l’a défendue. Et Justine Sacco a perdu son emploi, parce que les réseaux sociaux l’ont demandé. Je précise qu’elle n’est pas le genre de personne que j’aime fréquenter, ce sont des blagues que, personnellement, je ne raconterais pas. Mais ce qui s’est joué là a constitué un choc, un véritable changement pour notre société. Cette nuit-là, j’ai eu l’impression que notre culture changeait.
Vous dites, et vous n’êtes pas le seul, que Donald Trump est un monstre créé par les réseaux sociaux. Pourquoi? Les réseaux sociaux ont créé un monde extrêmement polarisé, où tout le monde est soi-même, mais puissance deux. La gauche autoritaire est devenue plus autoritaire, la droite autoritaire est devenue encore plus autoritaire. Mais le centre est mort. Être un centriste modéré, c’est ennuyeux sur Twitter… Plus les gens ont la voix qui porte fort, plus ils sont extrêmes, nocifs et polarisés, plus ils sont populaires. Cette atmosphère étroite où chaque parti recule dans son coin et aboie sur l’autre, que ce soit à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, a rendu possible l’élection de Trump. D’ailleurs, Trump utilise très bien Twitter.
Pensez-vous que les humains sont plus sympas dans la vraie vie que sur Internet? Quelqu’un m’a dit que le flocon de neige n’a pas à se sentir responsable de l’avalanche. Mais la plupart du temps, quand je rencontre des personnes qui sont très dures avec moi sur Twitter, elles commencent par s’excuser. Je compare cela aux pilotes de drone, ces soldats américains assis au Texas qui appuient sur un bouton pour faire exploser un village en Afghanistan. On peut commettre des actes de cruauté sur Internet que l’on ne ferait pas dans la vraie vie, parce que l’on se sent comme ces pilotes de drone: on ne regarde pas le visage de ceux que l’on détruit. On les décontextualise délibérément. C’est un autre aspect intéressant: les réseaux sociaux décontextualisent. Ce n’est pas pour rien que lors d’un procès dans la vraie vie, il y a une audience, des témoins qui donnent des éléments sur la vie de la personne accusée. Le contexte est crucial. Mais sur Twitter, le contexte ne signifie rien.
Dans votre livre, vous écrivez que nous sommes en train de créer un monde où la manière la plus intelligente de survivre, finalement, c’est peut-être d’être fade, un peu insipide. Je dois préciser que je n’aime pas les mots offensants. Je suis sans doute quelqu’un de plutôt politiquement correct. Au Royaume-uni, dans les années 70 et 80, je me souviens qu’à la télévision, on pouvait entendre des blagues affreuses sur les immigrés ou sur les femmes. Je trouvais cela horrible… Donc je pense que le politiquement correct a fait beaucoup de bien au monde. Mais je ne pense pas non plus que le résultat du politiquement correct devrait être que tout le monde ait, désormais, peur de dire quelque chose qui ne soit pas incroyablement fade –les chats, Lady Gaga… Quelque part, les réseaux sociaux créent un monde de peur, qui me rappelle un peu l’allemagne de l’est et l’époque de la Stasi.
“Tout le monde peut se foirer. On fait tous des erreurs. On fait le bien, parfois le mal. Mais sur les réseaux sociaux, on crée une société où les gens se définissent par leurs erreurs”