Benoît Pelopidas
Il est une référence mondiale mais, en France, il fait figure d’ovni: Benoît Pelopidas est chercheur en “politiques de la vulnérabilité épistémique à l’âge nucléaire”. En résumé: il interroge la “foi” de notre pays dans l’arme nucléaire depuis des décenni
Avec acharnement, ce chercheur renommé interroge la “foi” de notre pays dans l’arme nucléaire. Et forcément, cela ne lui vaut pas que des soutiens.
Deux ou trois choses à savoir sur Benoît Pelopidas en introduction: né dans un petit village des Alpes-maritimes en 1981, élevé par une mère célibataire, le jeune homme se rêve d’abord en cinéaste, obsédé par ce qu’il appelle “le triangle fascination-possessiondestruction, notamment chez Godard et Wong Kar-wai”. Il publie des articles critiques dans La Revue des deux mondes et, à 20 ans, réalise même un court-métrage. Dans le même temps, il fantasme sur la figure du diplomate, “ce voyageur venu de l’est qui fait dans la résolution de conflits”. Il obtient un double diplôme à Sciences Po Paris avec la plus haute mention, puis soumet un projet de recherche en théories politiques sur “la possibilité de justifier l’étendue du secret dans un régime démocratique”. C’est à ce moment-là que sa vision romantique des choses se fracasse sur la réalité. Dans “une grande opacité”, on ne lui accorde aucun financement, il ne peut “pas avancer plus d’accusations que ça”, a “des impressions sordides”. Tout bascule. L’un des dirigeants de ce programme veut le rassurer en lui promettant qu’en embrassant cette carrière, sur le plan matériel, il ne “mourra pas de faim”. “Cette idée de déplacer la discussion sur la survie matérielle m’a choqué, raconte aujourd’hui Pelopidas devant une orange pressée, dans un café parisien proche de Sciences Po. Créer un groupe de gens dépendants matériellement et réduits sur le plan intellectuel, c’est une habitude de la subordination. C’était tellement l’inverse de l’idée que j’avais de l’éducateur, qui est là pour émanciper et élever l’intellect, que je me suis dit qu’il fallait me construire par opposition à ça.” Peu après, Pelopidas reçoit une autre convocation, d’un autre chercheur, qui lui fait comprendre qu’il est impossible de traiter son sujet, car son sujet n’existe pas. Pelopidas s’étonne. Il a déjà lu la littérature étrangère sur les origines de la raison d’état, découvert “comment le secret se construit comme pratique du pouvoir”. Il commente: “Je trouvais décevant et contraire à l’éthique universitaire de me décourager de travailler sur un sujet. Je trouvais agaçant, et presque encourageant, que ces gens-là ne veuillent pas que je regarde à un endroit précis. C’est un truc d’adolescent. Quand on te répète de ne pas toucher quelque chose sans t’expliquer pourquoi, tu touches.” Voilà comment Benoît Pelopidas en est venu, dans les années 2000, à s’intéresser à la question des armes nucléaires. Elles se trouvent à la croisée de ses différents centres d’intérêt. En outre, il est strictement interdit d’y toucher.
Il existe peu de domaines plus opaques en France que le nucléaire militaire. Créé en 1945 par le général de Gaulle, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) a toujours travaillé dans le plus grand secret, avec une indépendance administrative et financière colossale. Le 16 décembre 1961, De Gaulle résumait ainsi son ambition: “Dans dix ans, nous aurons de quoi tuer 80 millions de Russes. Eh bien, je crois que l’on n’attaque pas volontiers des gens qui ont de quoi tuer 80 millions de Russes, même si on a soi-même de quoi tuer 800 millions de Français, à supposer qu’il y eût 800 millions de Français.” Personne, depuis, n’a songé à remettre en cause cette politique décidée sans véritable consultation. La course à l’armement a été lancée. Les essais se sont multipliés. Et en janvier dernier, Emmanuel Macron, lors de ses voeux aux armées, a affirmé qu’il se situerait dans la continuité de ses prédécesseurs: “La dissuasion est la clé de voûte de notre stratégie de défense.” Il en a profité pour annoncer le doublement du budget de la dissuasion nucléaire française à l’horizon 2030. Benoît Pelopidas, lui, n’est parvenu que l’an passé à créer la première chaire de recherche indépendante sur la question en France. Pour ce faire, l’exil a été nécessaire. “Il a fallu que mes travaux soient reconnus à l’international pour que je parvienne à m’imposer dans mon pays”, raconte le scientifique. Lorsque Benoit Pelopidas présente sa thèse en 2010 (“La séduction de l’impossible: étude sur le renoncement à l’arme nucléaire et l’autorité politique des experts”, félicitations du jury à l’unanimité), ses travaux l’ont déjà emmené à Genève, en Suisse, et Monterey, en Californie. Si Pelopidas dit admirer les six membres de son jury, un homme l’attire intellectuellement plus que les autres: David Holloway, professeur à l’université de Stanford, auteur du “meilleur livre sur le programme nucléaire soviétique”. Il explique: “C’est un homme chez qui je retrouve une forme de douceur et d’intégrité, de refus total du compromis, une diligence et un souci de la précision au service de questions d’importance. La chose qui m’avait déçu en France, c’est que beaucoup d’universitaires se questionnaient sur le nucléaire en regardant par le petit bout de la lorgnette. On peut faire des thèses extrêmement brillantes sur la moustache d’hitler. Sauf que le problème n’est pas la moustache. Avec David Holloway, le questionnement renvoie aux valeurs fondamentales: le respect des droits de l’homme et de la démocratie. Il m’a toujours dit: ‘Il faut avoir du respect pour les arbres. Tu ne publies que quand c’est prêt et que
c’est évidemment exceptionnel au point de changer la façon dont on comprend la chose. Si tu n’en es pas là, travaille encore.’ Il y avait enfin un exemple à suivre. Quand on a vu cet homme-là, on n’a aucune excuse pour ne pas essayer.” Après un post-doctorat à Monterey, Pelopidas est donc recruté à Stanford, toujours en Californie. C’est depuis la côte ouest qu’il découvre, un dimanche matin dans le San Francisco Chronicle, une tribune cosignée par Henry Kissinger, George Shultz, Bill Perry et Sam Nunn. En substance, les diplomates et politiques préconisent l’abolition des armes nucléaires. Pelopidas, 29 ans à l’époque, décèle plusieurs maladresses. Il leur répond par une tribune publiée dans le même journal. Le lendemain, George Shultz, ancien secrétaire d’état de Reagan, demande à le voir. Au terme de l’entretien, il lui pose la question suivante: “Si on vous laisse six mois, vous nous faites un article de 50 pages pour nous dire ce qui ne va pas dans notre tribune?” Six mois plus tard, tout ce beau monde organise un colloque, qui donne lieu à un livre: The War That Must Never Be Fought. Les 50 pages de Pelopidas forment le chapitre d’introduction. L’ouvrage est ensuite distribué à tous les diplomates pour la conférence d’examen au traité de non-prolifération des armes nucléaires. Plus tard, Pelopidas est recruté à Bristol (Angleterre), puis à Princeton (New Jersey), où, entouré d’éminents physiciens du monde entier, il parfait ses connaissances en science pure.
“Si quelqu’un survivra, c’est le président”
La dernière publication du Français, qui paraît dans le prochain numéro de La Revue Tocqueville, porte sur un professeur d’harvard partisan de l’arme nucléaire, qui écrivit un jour: “Mais la foi dans cette dissuasion-là est devenue en France l’équivalent de la foi dans la ligne Maginot. Et c’est cela qui est inquiétant.” Pelopidas est d’accord. Il développe: “Il faut sortir de cette idée que l’arme nucléaire est comme un grand bouclier ou une grande épée qui nous protège. Tant que nous n’avons pas de moyens de protéger la population contre une attaque nucléaire, délibérée ou accidentelle, l’arme nucléaire, c’est essentiellement mettre en danger des civils qui n’ont pas choisi cette politique. Laissons pour le moment de côté les questions du choix de l’acquisition et du redimensionnement de l’arsenal. La nucléarisation modifie considérablement la possibilité de la démocratie et son champ d’application, à cause d’une histoire de vitesse. Entre le lancement d’un missile à tête nucléaire et son arrivée au point d’impact, il y a une demi-heure. Aucun débat démocratique ne peut avoir lieu en une demi-heure. En France, on avance l’argument suivant: ‘Le président est élu.’ Et on présente ça comme une grande tragédie, le président qui porte le poids de la responsabilité d’utiliser ces armes. Où est la tragédie? Si quelqu’un survivra, c’est lui. Il aura pris la décision de tuer des dizaines de milliers de civils et, très probablement, si cette guerre a lieu et que l’on est dans un univers post-apocalyptique, le peu de survivants se rallieront à lui. Donc il ne rendra jamais compte de ce geste. Où est l’héroïsme? Il y a une espèce de fantasmagorie de l’usage de la force sauvage qui me paraît aux antipodes de l’éthique démocratique. Pour moi, ce n’est pas une logique de la démocratie mais une logique de l’état paternaliste. Sauf que c’est un paternalisme qui joue avec la vulnérabilité de la communauté sans lui dire pleinement à quel point elle est vulnérable. Une fois reconnue cette vulnérabilité, on peut réfléchir aux justifications possibles pour chaque politique.” Il estime qu’accepter la nucléarisation revient à accepter que la décision démocratique soit transférée en dehors du Parlement. Et ajoute qu’il y a en France “une paresse intellectuelle sans commune mesure avec des États nucléaires comme le Royaume-uni et les États-unis sur la question. Contrairement à ce que la majorité veut faire croire, on peut trouver des choses si on fait un travail sérieux et exigeant. Parce que oui, la France a verrouillé ses archives. Mais comme tous les programmes nucléaires, le programme français bénéficiait de coopérations. Si on va à l’étranger, on va trouver des choses que personne n’avait jamais cherchées avant.” Pour l’universitaire, tout a été fait
"II faut sortir de cette idee que l'arme nucleaire est comme un grand bouclier qui nous protege. L'arme nucleaire, c'est essentiellement mettre en danger des civils qui n'ont pas choisi cette politique"
pour que les Français restent dans l’ignorance et ne se posent aucune question. Ces propos virulents, Pelopidas les a longtemps tenus seul. Et puis cela a changé. En 2017, lorsque, auréolé de multiples récompenses internationales prestigieuses, il revient à Sciences Po, il s’entoure de jeunes gens de sa trempe. Hasard? La même année, L’ICAN (International Campaign to Abolish Nuclear Weapons), qui regroupe plusieurs ONG (dont 50 françaises), a reçu le prix Nobel de la paix pour ses travaux collectifs visant à interdire les armes nucléaires. L’actualité s’y prête bien. Donald Trump et Kim Jong-un semblent alors sur le point d’entamer une partie de balle au prisonnier avec la bombe atomique, pendant que d’autres pays du monde gonflent leurs pectoraux. Contrairement à l’usage, les États-unis, le Royaume-uni et la France n’envoient pas leur ambassadeur pour assister à la remise du prix. La prise de conscience sera pour plus tard. Le jour de l’inauguration de sa chaire, Pelopidas et son équipe avaient convié les institutions officielles. Tout juste ont-elles consenti à se déplacer pour dire qu’elles ne diront jamais rien et s’étonner qu’une recherche sur la question puisse se faire sans leurs financements. “Si ce que nous faisons était un programme militant, nous n’aurions obtenu ni le soutien d’un conseil scientifique international ni des financements de grande ampleur”, raconte Pelopidas. Le vent tourne lentement, mais il tourne malgré tout. Pelopidas chuchote aujourd’hui à l’oreille de nombreux diplomates, enseigne devant des officiers de L’OTAN, s’exprime dans le monde entier. Le chercheur ne prône rien. Il ne dit pas qu’il faut abolir les armes nucléaires ni qu’il ne faut pas les abolir. Il voudrait simplement, dit-il, que ses concitoyens aient un peu plus de cartes en mains pour être en mesure de se forger une opinion, quelle qu’elle soit. Modifier les manuels scolaires serait un bon début, pense-t-il. Depuis un an, toutes les publications et découvertes effectuées par ses équipes sont publiques et disponibles gratuitement sur le site internet de la chaire, “dans la grande tradition de l’éthique de la science”. Dans le manifeste qui présente son travail, Pelopidas écrit: “Si l’humanité joue aux dés au bord du précipice, la modeste tâche du chercheur, que lui seul peut accomplir, consiste à élucider les formes des facettes avant que les dés ne soient lancés au nom de tous. C’est ce à quoi nous nous employons sans relâche.” Cela fait désormais plus de deux heures qu’il parle, et il semble fatigué. L’avant-veille, il était en Californie. Demain, il partira donner un cours à Reims sur “les dilemmes d’un monde avec des armes nucléaires”. Pour l’heure, Benoît Pelopidas est en retard à une réunion et tire sa valise sur le boulevard Saint-germain, car il n’aura pas le temps de repasser chez lui avant de prendre son train. Avant de partir, on lui demande ce que ses recherches lui ont appris sur les hommes. Pelopidas s’arrête au milieu du trottoir. “1944. Rotblat, un physicien polonais, décide de quitter le projet Manhattan de fabrication de l’arme atomique. Il dit: ‘J’ai rejoint ce projet pour éviter que l’allemagne nazie n’acquière cette arme en premier. Maintenant, il est fort improbable qu’elle gagne la guerre ou n’obtienne l’arme atomique. Je ne vois donc plus aucune raison de continuer ce projet.’ Ce qui est intéressant est double: il y en a un qui est parti, donc ce n’est pas impossible de partir, puisqu’il l’a fait. Mais il n’y en a qu’un.”