Society (France)

Retour à La Providence

- PAR FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE / PHOTOS: GÉRARD BANC (LYCÉE LA PROVIDENCE)

Comme Laurent Delahousse et François Ruffin, Emmanuel Macron a étudié au lycée La Providence à Amiens. L’écrivain François-henri Désérable, aussi. Pour Society, il est retourné sur place.

Ils symbolisen­t chacun à leur manière, et chacun dans leur camp, la recomposit­ion du paysage politique français survenue depuis les dernières élections. Hasard de la vie, Emmanuel Macron et François Ruffin sont tous les deux passés, à quelques années d’écart, par le même établissem­ent scolaire d’amiens: La Providence, dit “La Pro”. C’est aussi là qu’a étudié l’écrivain François-henri Désérable. Pour Society, il est revenu sur les lieux.

“Coupure qui affecte la finale d’un mot, soit par chute phonétique d’un élément, soit par abrègement arbitraire.” C’est comme ça que le dictionnai­re que j’ai sous la main définit le substantif féminin “apocope”, du grec apokoptein (“retrancher”). Exemples: ado pour adolescent, ou prof pour professeur. Deux mots que l’on peut entendre dans n’importe quel collège ou lycée, comme celui de La Providence, à Amiens, que tout le monde, par apocope, appelle La Pro.

Pas sûr que le jeune Emmanuel Macron en connaisse la définition quand il y débarque à 12 ans. À cet âge, de mon temps (dix ans après le sien), on faisait des sarbacanes à air comprimé avec nos effaceurs (tuto: prendre un effaceur, couper les extrémités sans se couper les doigts, réaliser un certain nombre d’opérations plus ou moins complexes parmi lesquelles introduire du papier mâché, viser, pousser, prendre un air innocent). Il est probable qu’il n’en fût pas autrement pour le petit Emmanuel. Qu’on se le dise: il y eut une époque où celui qui aujourd’hui veille au respect de la Constituti­on, assure la continuité de l’état, promulgue les lois, négocie les traités, vend des Airbus à la Chine, tutoie les grands de ce monde, claque la bise à la chancelièr­e allemande, tape dans le dos du nouveau tsar à Versailles, serre vigoureuse­ment la main du président américain et baise délicateme­nt celle de la reine d’angleterre, il y eut une époque, donc, où le président Macron n’était encore qu’un gamin qui disséquait des souris, apprenait à différenci­er un circuit en série d’un circuit en dérivation, tentait de mémoriser le théorème de Pythagore, jouait de la flûte à bec, potassait ses verbes irrégulier­s, et faisait peut-être aussi des sarbacanes à air comprimé avec son effaceur (voilà LA question que ni Bourdin, ni Pernaut, ni Plenel n’ont pensé à lui poser). C’était au début des années 90 au collège La Providence, à Amiens. Et puis le petit Emmanuel a grandi, du collège il est passé au lycée, et nous voici maintenant en 1993, toujours à Amiens, toujours à La Pro. Sur la photo de classe prise par Gérard Banc, prof de SVT dans l’établissem­ent pendant plus de 40 ans, c’est lui qui tient la petite ardoise sur laquelle on peut lire: “92-93, 2nde VI”. Son pantalon est bleu ou gris, son pull est beige ou blanc, on ne connaît pas la couleur de ses vêtements: la photo est noir et blanc. Les cheveux sont hirsutes, en bataille, à la manière des poètes. Pas besoin de couleur pour deviner qu’ils sont blonds. Ni d’être observateu­r pour voir qu’il sourit: cette année-là, le jeune Emmanuel a rencontré sa future femme –notre future première dame: Brigitte Auzière, née Trogneux.

Il y a deux vieilles familles de commerçant­s à Amiens. La mienne, et la sienne. Nous, c’est le clou, eux, le goût. En 1883, mon arrièrearr­ière-grand-père ouvre une quincaille­rie en plein centre-ville, avant de passer la main à son fils qui l’a passée à son fils qui a fini par la passer à mon oncle. “Cent trente-cinq ans au service des clients”, me dit fièrement mon oncle. Et c’est vrai qu’il y a de quoi être fier, c’est vrai que ça n’est pas rien, 135 ans, et pourtant c’est moins que les Trogneux, “artisans chocolatie­rs depuis cinq génération­s”. C’est en 1872 que Jean-baptiste Trogneux installe sa confiserie place Notre-dame, à deux pas de la cathédrale, chef-d’oeuvre de l’art gothique. À Jean-baptiste succède un Jean, à ce Jean un autre Jean, à cet autre Jean un Jean-claude, et à ce Jean-claude un Jean-alexandre, le frère de Brigitte, à la tête aujourd’hui d’une maison qui compte sept magasins dont la spécialité, le macaron d’amiens, s’exporte mondialeme­nt. Brigitte, si elle s’était appelée Jean-brigitte, aurait peut-être pu prendre les rênes de la PME familiale. Au lieu de quoi elle a préféré préparer le Capes, devenir prof de français, à Paris d’abord, ensuite à Strasbourg, et à partir de 1991 à La Pro, où en plus de ses cours elle anime un atelier de théâtre que fréquente un certain Emmanuel. On la dit pédagogue, enthousias­te, énergique. Rimbaud, Baudelaire, Flaubert sont ses auteurs de chevet. On le dit curieux, chaleureux, sociable. Rimbaud, Baudelaire, Flaubert, bien sûr qu’il connaît. Et bien sûr qu’il a lu L’éducation sentimenta­le, et peut-être d’ailleurs qu’il y pense quand, pour la première fois, son regard se pose sur celle qui tutoie ses élèves et que ses élèves, en retour, appellent avec déférence “Madame Auzière”: “Ce fut comme une apparition: elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissem­ent que lui envoyèrent ses yeux.” Cette année-là, dans La Comédie du langage de Jean Tardieu, Emmanuel tient le rôle d’un épouvantai­l. L’année suivante, il est en première (cette fois-ci, sur la photo de classe, ce n’est pas lui qui tient la petite ardoise, il porte un t-shirt sous sa chemise, il a le sourire plus large et les cheveux plus longs) et c’est ensemble, avec Brigitte, qu’ils adaptent L’art de la comédie d’eduardo de Filippo. Le vendredi soir, ils se retrouvent chez elle et travaillen­t à quatre mains. Le samedi matin, elle attend le vendredi suivant. Elle s’est entichée d’un ado qui a tout d’un adulte (“Un fou, dira-t-elle, qui savait tout sur tout”). Il est amoureux de sa prof. Il lui dit je t’. Elle est mariée, trois enfants, rififi dans la bourgeoisi­e, elle le fait taire –et c’est malgré lui qu’il apprend le mot “apocope”.

Sur la photo de classe prise par Gérard Banc, prof de SVT, c’est Macron qui tient la petite ardoise sur laquelle on peut lire: “92-93, 2nde VI”. Son pantalon est bleu ou gris, son pull est beige ou blanc, on ne connaît pas la couleur de ses vêtements: la photo est noir et blanc. Les cheveux sont hirsutes, en bataille, à la manière des poètes. Pas besoin de couleur pour deviner qu’ils sont blonds

De même qu’il faut voir Paris depuis la tour Montparnas­se –le seul endroit d’où l’on ne voit pas la tour Montparnas­se–, il faut voir Amiens depuis la tour Perret: érigée après la guerre par l’architecte du même nom, pape du béton armé et du style sans ornement, du haut de ses 110 mètres elle domine la ville et l’enlaidit comme une verrue au milieu du visage. C’est à Auguste Perret que l’on doit aussi la gare, de l’avis général la plus laide de France. C’est bien simple: le voyageur qui débarque à Amiens pour la première fois est aussitôt tenté de faire demi-tour. Entre la tour et la gare se trouvait jadis un parking, rasé il y a dix ans puis remplacé par un gigantesqu­e parvis en pente douce surplombé d’une verrière. Imaginée comme un lieu de vie, d’échanges et de rencontres, la place Alphonse-fiquet, morne et minérale, reste vide, et achève de donner au quartier un petit air de Bucarest (période Ceaus‚escu). En sortant de la gare, on prendra à gauche sur le boulevard de Belfort, laissant à notre droite la rue de Noyon (début d’un agréable centre-ville piétonnier, commerçant, qui se prolonge par la célèbre rue des 3 Cailloux), que l’on suivra jusqu’à la place du Maréchal-joffre, à côté de la Maison de Jules Verne (l’écrivain y a passé huit des 34 années qu’il a vécues à Amiens, “ville sage, policée, d’humeur égale, où la société est cordiale et lettrée”), pour arriver dans le quartier Henriville, avec ses hôtels particulie­rs et ses maisons bourgeoise­s en briques rouges (c’est là que vivaient les Auzière, c’est aussi là que vivaient les Macron). On remontera ensuite la rue Saint-fuscien, puis on tournera à droite sur le boulevard de Saint-quentin et ça y est, nous y sommes: La Providence. Derrière ses grilles peintes en bleu, le bâtiment est immanquabl­e: on le reconnaît à ses innombrabl­es fenêtres. Achevé en 1951, il accueille aujourd’hui 2 000 élèves, dont 650 lycéens. La Pro, ce n’est pas seulement des salles de classe impeccable­ment rénovées. C’est aussi un parc immense avec des terrains de foot et de basket, une piste d’athlé, un gymnase, et même une piscine. Voilà pour le corps. Et pour l’esprit il y a le théâtre, une grande salle de 500 places construite au début des années 60 et restée telle qu’ont pu la voir tous les élèves passés par là, avec ses murs en tôle perforée, ses sièges rouges de cinéma, ses lourds rideaux beiges et sa scène où se sont joués, en 1993, les premiers émois du jeune Emmanuel.

Ce théâtre, je l’ai bien connu dix ans plus tard: c’est là que j’ai roulé la seule et unique pelle des mes années lycée: Justine, alors élève en première ES, aujourd’hui orthophoni­ste dans le Pas-de-calais. Je revenais d’une année aux États-unis où j’avais surtout joué au hockey sur glace et appris l’anglais en écoutant en boucle The Eminem Show, le quatrième album du plus grand rappeur de tous les temps dont j’avais adopté le style vestimenta­ire –pas tout à fait celui que l’on pouvait voir à La Pro, où la tendance était plutôt à la chemise et au pull en cachemire noué sur les épaules. Moi, c’était donc baskets, casquette, sweat à capuche et jean baggy, que je portais en dessous de la taille, de manière à laisser apparaître une partie de mon caleçon (on appelle ça le sagging). Un jour que je me promenais dans les couloirs du lycée accoutré comme Slim Shady, une prof m’arrêta pour me dire: “Remontez votre pantalon, jeune homme.” C’était en 2003, et ce fut mon seul échange avec celle que l’on appelait toujours Madame Auzière, depuis longtemps en couple avec Emmanuel Macron dont pas une fois, en deux ans à La Pro, je n’ai entendu le nom. La star du lycée, à l’époque, avait aussi les cheveux blonds en bataille. Laurent Delahousse, un peu plus de 30 ans, n’était pas encore aux manettes du 20 heures de France 2 le week-end, mais il présentait Secrets d’actualité, un magazine de reportages d’investigat­ion sur M6, le dimanche en deuxième partie de soirée. On savait qu’il était passé par La Pro, où il avait rêvé de devenir footballeu­r profession­nel (il s’entraînait sept heures par semaine), avant qu’un professeur ne lui donne une passion pour le journalism­e et la politique. Va pour le journalism­e. Va pour interviewe­r des politiques. Va pour interviewe­r quinze ans plus tard à l’élysée un ancien élève du même lycée que l’atavisme familial destinait plutôt à la médecine. Car dans la famille Macron, le père et la mère sont médecins, le frère et la soeur s’y destinent. Lui a plutôt le goût de la lecture, transmis par sa grand-mère Manette. Ses auteurs de prédilecti­on: Char, Ponge et Rimbaud pour la poésie, Stendhal, Camus et Gracq pour les romans, Hegel et Machiavel pour la philosophi­e. Après sa première à Amiens, c’est à Paris, au lycée Henri-iv que l’envoient ses parents (“Je reviendrai, promet-il à Brigitte, et je vous épouserai”). La suite, on la connaît: c’est le bac S mention très bien, la prépa en hypokhâgne, les tentatives de roman (trois, restés dans ses tiroirs), les échecs à L’ENS, et enfin le cursus honorum assez classique, les acronymes bien connus: L’IEP de Paris, le DEA de philo puis L’ENA, voie royale pour entrer en politique.

Un jour que je me promenais dans les couloirs du lycée accoutré comme Slim Shady, une prof m’arrêta pour me dire: “Remontez votre pantalon,

jeune homme.” C’était en 2003, et ce fut mon seul échange avec celle qu’on appelait toujours Madame Auzière, depuis longtemps en couple avec Emmanuel Macron

Un qui fait de la politique sans être passé par L’ENA, c’est Ruffin. François Ruffin, deux ans de plus que Macron, lui aussi ancien élève de La Pro. Sur la photo de classe des 1ère S, en 1991-92, il a une coupe au bol et il fait la gueule. Sur celle des terminale C, en 199293, il a les cheveux courts et il fait la gueule. “Pendant mon adolescenc­e, a-t-il confié dans une interview à Closer, j’étais malheureux parce que je ne trouvais pas le canal pour m’exprimer.” Les choses ont changé. Après une fac de lettres à l’université de Picardie-jules-verne, il crée Fakir, “journal fâché avec tout le monde ou presque”, dont l’objectif, dans un premier temps, est d’opposer un contre-pouvoir au Journal des Amiénois, inféodé au maire. Puis il participe à plusieurs émissions de radio et réalise en 2016 son premier long-métrage, Merci Patron!, documentai­re satirique qui dézingue Bernard Arnault, remporte un succès public inattendu (500 000 entrées en France) et s’offre au passage le César du meilleur film documentai­re. Le soir de la remise du prix, Ruffin, en t-shirt à l’effigie de Vincent Bolloré, profite de la tribune qui lui est offerte pour donner un discours émouvant, enflammé –si loin des monologues compassés qui sont le lot commun de ces cérémonies ennuyeuses comme la pluie en novembre à Amiens–, qu’il conclut en appelant François Hollande à se “bouger le cul”. L’adversaire de Ruffin, désormais, c’est Macron, l’ancien ministre d’hollande, l’ancien camarade de classe de sa soeur à La Pro. Devenu député de la France insoumise, il le combat à l’assemblée (on se souvient de son coup d’éclat du “miracle des maillots pliés”, vu sur Facebook par cinq millions de personnes), dans les médias (on a pu l’entendre dire chez Jean-jacques Bourdin que Macron était “Robin des Bois à l’envers: il prend aux pauvres pour donner aux riches”) ou à la Bourse du travail, là où est né le mouvement Nuit Debout: Ruffin, le mois dernier, y a proposé devant plusieurs centaines de personnes de “faire sa fête à Macron” le 5 mai.

Treize ans que je n’étais pas revenu à La Pro. J’y suis retourné pour écrire cet article. Treize ans et le même lycée qui est le même, le même jeune homme qui n’est plus si jeune et qui est un autre. Après le bac, je ne savais pas bien ce que j’allais faire de ma vie, en dehors de jouer au hockey sur glace. La fac de droit était à côté de la patinoire: OK pour le droit. Peu à peu je délaissai la jurisprude­nce pour les livres, me mis à écrire, et en avril 2013 je publiai mon premier roman. J’avais 25 ans, je commençai à me faire un petit nom dans le milieu littéraire, pas grandchose mais quand même ; le correcteur orthograph­ique, sur Word, soulignait encore celui de Macron en rouge. Après L’ENA, il était passé par l’inspection générale des finances, par la banque Rothschild, puis il était devenu, à 34 ans, secrétaire général adjoint de l’élysée. Les profs de français, à La Pro, me donnaient en exemple à leurs élèves: on pouvait sortir de ce lycée et devenir écrivain. Et puis Macron a poursuivi son petit bonhomme de chemin: ministre des Finances à 36 ans. Candidat à la présidence de la République à 38. Sic transit gloria François-henri: on pouvait sortir de ce lycée et devenir le plus jeune président de l’histoire de France. Les profs de français ont commencé à se désintéres­ser de mon cas. Les médias du monde entier ont commencé à s’intéresser à celui de La Pro.

“S’il y a eu un effet Macron, plaisante Benoît Bernard, le chef d’établissem­ent, c’est bien celui-là: il nous a permis d’économiser des milliers d’euros en communicat­ion.” Pendant la campagne et plus encore après l’élection, les demandes d’interview sont venues de partout: d’irlande, d’italie, de Suisse, de Suède… et bien sûr de la presse nationale. Dans son bureau, encadré au mur, un article de cinq pages consacrées à La Providence par M, le magazine du Monde: “Il y a même des cars de touristes venus d’asie du Sud-est qui s’arrêtent devant l’établissem­ent. Pour aller de Paris à Bruxelles, ils passent par Amiens, et en profitent pour faire une photo: l’histoire entre Emmanuel et Brigitte les fascinent.” Ce qui fascine aussi, ce sont les Jésuites. On ne compte plus les articles où le nom de Macron est accolé à la compagnie fondée en 1539 par saint Ignace de Loyola: “Macron, une enfance chez les Jésuites”, “Macron, éduqué par les Jésuites”, etc. Comme s’il avait passé son adolescenc­e agenouillé dans une chapelle, sous la férule des hommes en noir. En vérité, depuis le milieu des années 90, il n’y a plus de présence jésuite à La Providence. “Ils continuent néanmoins à exercer une tutelle sur l’établissem­ent”, tempère Benoît Bernard. Un diplomate passé par La Pro dans les années 60 raconte cet “autre temps” qu’était celui des Jésuites: “La discipline était militaire: réveil à 6h30, messe, prière, toilette dans un lavabo, petit déjeuner en silence, marche en silence et en rangs, étude, déjeuner en silence, étude, prière, dîner en silence, étude, extinction des feux.” Il se souvient qu’un surveillan­t passait alors dans les dortoirs avec une lampe de poche: “La grande crainte, c’était qu’un élève se retrouve dans le lit d’un autre.” Le matin, au réveil, il fallait faire son lit au carré: “Si un pli dépassait, le surveillan­t arrivait, et avec une espèce de jubilation il prenait les draps, arrachait tout, et on devait s’y reprendre aussitôt.” Autre chose? “Oui, dit-il, la douche: on n’y avait droit qu’une fois par semaine.” Et quand on lui demande si parfois c’était plus détendu, la réponse fuse: “Le week-end, on pouvait aller au réfectoire en bavardant.” Tout a changé à partir de 1968: “En mai, La Pro a fermé ses portes: on avait peur que les communiste­s n’attaquent les Jésuites.” Si aujourd’hui les “bons pères” ne sont plus là physiqueme­nt, l’esprit demeure. Un esprit qui accompagne le projet pédagogiqu­e Ignatien que Benoît Bernard résume en quatre points: “1. La tension entre la bienveilla­nce et l’exigence que nous fixons aux élèves. 2. La pédagogie pas à pas: contrairem­ent à d’autres établissem­ents d’excellence, on ne met pas la barre très haut tout de suite, on la monte graduellem­ent pour atteindre l’objectif. 3. La cura personalis, c’està-dire le parcours individual­isé, l’attention portée à chacun. 4. L’autonomie, la responsabi­lisation: on fait confiance aux élèves qui peuvent nous présenter des projets. Dernier exemple en date: un groupe de lycéens est en train de créer une chaîne Youtube de tutos en économie, en physique et en maths.”

Un projet pédagogiqu­e qui explique en partie le taux de réussite au bac: 97 %. Réussite insolente qui vaut à La Pro sa réputation de “fabrique provincial­e des élites”. Et pourtant, nuance Benoît Bernard, “il ne faut pas confondre élitisme et excellence. Ce que nous poursuivon­s, c’est l’excellence: nous formons des hommes et des femmes au service des autres”. Contrairem­ent à d’autres lycées qui se targuent d’un taux de réussite de 100% obtenu en évinçant les mauvais éléments, il n’y a pas de sélection à La Pro –et il n’y en a jamais eu. Philippe Laignez, aujourd’hui à la retraite, est arrivé dans l’établissem­ent en 1978. Prof de maths puis directeur du lycée pendant quatorze ans, il a bien connu Brigitte, “toujours souriante et proche de ses élèves”. De Delahousse, il se souvient qu’il était “sérieux et travailleu­r”, de Ruffin que c’était “un gamin plutôt calme, effacé”, de Macron qu’il était “ouvert sur le monde adulte, dans une relation égalitaire avec ses professeur­s”, et de moi que j’ai “bien fait de changer de style vestimenta­ire”. Sur la sélection, il insiste: “Même s’il avait 8 de moyenne, je n’ai jamais refusé un élève qui montrait son envie de venir à La Pro.” Benoît Bernard confirme: “Il y a une vraie mixité sociale. Certes, les frais d’inscriptio­n sont de 900 euros au collège et de 1 200 euros au lycée, mais nous avons 30% de boursiers.” Alors pourquoi La Pro continue-t-elle à passer pour “l’école des riches amiénois”? Philippe Laignez avance une explicatio­n: “S’il y a une sélection, elle se fait indirectem­ent: les familles les plus modestes se disent: ‘La Pro, il ne faut pas rêver, pas pour nos enfants…’”

Alors leurs enfants vont ailleurs. Au lycée Delambre d’amiens-nord, par exemple. À peine cinq kilomètres le séparent de La Providence. Vingt minutes en voiture, une heure à pied. Un monde. En sortant de la gare, tout à l’heure, nous aurions pu tout aussi bien prendre à droite, sur le boulevard d’alsacelorr­aine. Un peu plus loin, sur notre gauche, nous aurions laissé le pittoresqu­e quartier Saint-leu, coeur de la vie étudiante avec ses facultés, ses restaurant­s et ses bars, puis nous aurions continué sur le boulevard de Beauvillé jusqu’aux quartiers d’amiens-nord. Ici, plus de maisons ni de briques rouges: des barres d’immeuble en béton. Et une piscine, le Nautilus, où j’allais pendant mon enfance. Un jour, une amie rentrant du Nautilus avait dit à sa mère: “À la piscine, j’ai vu Désérable.” Et la mère, sans doute un peu sourde, un peu raciste aussi: “Oh, y a plus que ça…” (elle avait compris: “À la piscine, j’ai vu des Arabes”). Amiens-nord, Ruffin y a passé deux ans. En 2006, il en a tiré un livre (Quartier nord, Fayard): “Amiens-nord, c’est mon île mystérieus­e, de l’exotisme à domicile, du bruit et de la fureur, un réservoir de mythes et légendes, des paumés des camés des ratés des rangés des dérangés des RG, une fresque à peindre terrible, quatre décennies d’immigratio­n (…)” Un endroit que connaît bien Najat Vallaud-belkacem: née dans le Rif marocain la même année que Macron, elle a 5 ans lorsqu’elle arrive dans la Somme, d’abord à Abbeville puis à Amiens-nord, dans le quartier du Pigeonnier, à la faveur d’un regroupeme­nt familial. Elle qui ne parlait pas un mot de français l’apprend à l’école. Collège à César-franck, lycée à Delambre. En 2015, le taux de réussite au bac y était de 71% (la même année, la moyenne nationale était de 88%). De retour à Amiens l’année dernière, elle se confiait à Paris Match: “Si je devais retrouver une photo de classe des enfants avec qui j’étais en primaire, je vous dirais qu’il y en a beaucoup pour qui les choses ont mal tourné.” Pas pour elle: bac ES, licence de droit, IEP, ascension politique jusqu’à devenir ministre du Droit des femmes et porte-parole du gouverneme­nt Ayrault, avant qu’on ne la retrouve, sous Valls, rue de Grenelle pendant que Macron est à Bercy. Delahousse, Ruffin, Macron, Belkacem. À Amiens, on dit qu’ils sont “montés à Paris”, qui pourtant est au sud. Cent-cinquante kilomètres, par certains avalés d’un seul trait, quand d’autres prenaient des chemins de traverse. Il est temps pour moi de quitter le lycée. Qui sait si le collégien qui m’apostrophe ne sera pas un jour président de la République? “Oh, m’sieur Désérable! Je vous ai vu à la télé, vous écrivez un roman sur La Pro?” “Presque, dis-je, un article.” “Vous allez parler de Macron?” “Oui, dis-je, un peu.” “Et votre article, il va le lire?” “Je ne sais pas, dis-je,

APOCOPE.•FRANÇOIS-HENRI peut-être…” “Je peux lui dire un truc?” Il hésite, il hésite, puis il se lance: “Salut, Manu!” DÉSÉRABLE

Philippe Laignez a été prof de maths puis directeur du lycée pendant quatorze ans. De Delahousse, il se souvient qu’il était “sérieux et travailleu­r”, de Ruffin que c’était “un gamin plutôt calme, effacé”, de Macron qu’il était “ouvert sur le monde adulte, dans une relation égalitaire avec ses professeur­s”, et

de moi que j’ai “bien fait de changer de style vestimenta­ire”

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