Society (France)

Camille de Toledo

- – EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN

Dans un roman graphique d’envergure, l’écrivain retrace la vie du journalist­e Theodor Herzl, premier à avoir théorisé la création d’un État juif, à la fin du xixe siècle.

À la fin du xixe siècle, dans une Europe occidental­e théâtre de l’exode massif de millions de Juifs de l’est chassés par les pogroms, le journalist­e

Theodor Herzl théorise et imagine la création d’un État juif. Aujourd’hui, dans un roman graphique, l’écrivain

Camille de Toledo explore le destin de ce “producteur de l’avenir”, mort 44 ans avant la création d’israël. Et nous parle de notre époque.

Pourquoi avoir décidé de raconter la vie de celui qui est considéré comme le père spirituel de l’état d’israël, Theodor Herzl? J’ai commencé ce projet après avoir lu Vienne, fin de siècle, de l’historien américain Carl Schorske, dans lequel apparaît Theodor Herzl. Il y est dépeint comme un dandy fin de siècle qui, arrivé à l’âge d’homme –35 ans– se lance dans l’aventure qui deviendra la cause sioniste. Herzl naît en 1860 et c’est en 1895 qu’il commence à écrire son livre manifeste, L’état des Juifs. Ce qui m’a tout de suite appelé, c’est ce chemin de vie, qui bascule à 35 ans et s’achève à 44 ans, en ayant lancé ‘l’histoire à venir’.

Dans votre livre, vous ne cessez d’interroger les visions d’herzl, et donc de l’état juif à venir: pourquoi avoir besoin à tout prix d’un pays, d’une terre? Qu’est-ce qui pousse un écrivain comme Herzl à se lancer dans ce projet? Et ce que vous dites, c’est que c’est autant le contexte d’oppression des Juifs –l’affaire Dreyfus, notamment– qu’un drame personnel –la mort de sa soeur quand il était adolescent– qui expliquent son destin. Il y a quelque chose de transgress­if à relier la genèse d’israël à un événement intime… Certains voudraient séparer l’histoire du grand homme de sa vie biographiq­ue. Mais c’est une vision qui aimerait que la politique soit une sphère détachée de l’affect, des affects. Tout au long du travail, par les yeux de mon narrateur, j’ai cherché à percer les raisons de cette ‘énergie du futur’ qui porte Herzl et conduira à la création, des années

plus tard, d’israël. Et la clé, c’est ce mot ‘foyer’ dans le livre: quand sa soeur meurt, ses parents décident de quitter Budapest pour Vienne. C’est le point de départ de l’arrachemen­t, la fin de l’enfance. Et cela nourrira sa vision, plus tard, d’un ‘foyer de réparation’. Mais à aucun moment, je ne dis que cette douleur intime produit l’histoire. C’est la mélancolie et l’espoir d’herzl qui vont rencontrer le grand choeur exilique et orphelin des Juifs de l’est.

À la fin du livre, vous montrez les limites de l’utopie imaginée par Herzl et la réalité –les premiers conflits, les violences envers les Palestinie­ns avant même la proclamati­on de l’état d’israël en 1948... L’identité juive, en s’attachant à Israël, est devenue une figure de la force, de la puissance. Israël, c’est l’histoire d’une transforma­tion d’une vie fragile, précaire, diasporiqu­e, attentive à la fragilité de l’existence, en une histoire de la force. Jusque dans les années 50, il y avait la possibilit­é d’un partage des souffrance­s entre la condition juive, la condition noire, celle des femmes, des minorités. On mettait en commun notamment une expérience de l’exil ou de la déportatio­n, mais aussi le fait d’être traités comme des non-sujets. Mais depuis les années 50, et notamment avec le tournant national, on assiste à la destructio­n des conditions de ce partage. Les différente­s identités se sont mises à mesurer leur douleur, conduisant à un cycle sans fin d’accusation et de contre-accusation.

Quand on lit la récente tribune publiée par des intellectu­els et des politiques sur le ‘nouvel antisémiti­sme’, il y a un parallèle explicite entre les souffrance­s des Juifs et celles des musulmans… Je ressens un inconfort à l’égard de ces prises de parole. L’usage médiatique des souffrance­s revient souvent à se servir des affects pour renforcer des frontières entre ‘eux’ et ‘nous’. C’est ce que fait ce texte. De plus, c’est un texte adressé à l’état, donc à la puissance: ‘Je vais exposer une douleur pour accéder à la reconnaiss­ance.’ Il y a, il me semble, une erreur d’aiguillage dans la façon dont sont exposés les affects dans la sphère publique. Ce sont des exposés qui cherchent à prouver que l’on est ‘mieux’ français ou que l’on a plus ou moins souffert. Cela conduit à une guerre sociale, une fragmentat­ion entre identités de souffrance, où chacun veut témoigner de son allégeance à l’état.

Dans le livre, vous racontez l’histoire d’herzl, mais aussi, en parallèle, la vie du narrateur, l’enfant juif de l’est, exilé, Ilia Brodsky. À travers lui et ses errances dans les quartiers juifs d’europe, vous racontez une culture de l’exil dont on entend rarement parler. L’histoire européenne est racontée à travers le prisme des constructi­ons nationales, qui viennent défaire, notamment, des logiques impériales. On peut ainsi presque lire le xxe siècle comme l’histoire de la déconstruc­tion de l’empire austro-hongrois et sa dévoration par différente­s entités linguistiq­ues nationales, jusqu’à la guerre des Balkans. Cette historiogr­aphie-là fait qu’il y a des angles morts de l’histoire. Des lieux qui n’ont pas été racontés: ceux de l’exil, des minorités culturelle­s, qui sont en fait des passefront­ières. On a par exemple toujours parlé des ‘Juifs de France’, des ‘Juifs d’allemagne’. On fragmente les mondes juifs selon les principes des nations. Mais l’épopée juive, c’est une épopée migrante, une contre-histoire de l’europe, c’est une histoire par le bas. Ilia Brodsky, mon narrateur, va de la Russie aux faubourgs de Londres en passant par Vienne. Cet océan de l’exil juif, à la charnière des xixe et xxe siècles, c’est un des rares moments où a existé un ‘peuple européen’, avec une langue commune, le yiddish, qui permettait le passage entre les nations. Le livre donne à voir ce peuple des ‘entre’, avant sa destructio­n. Et c’est, à mon sens, cette ‘nation exilique’ qui devrait orienter la façon dont on conçoit l’europe au xxie siècle.

Vous évoquez souvent l’importance de la langue. Vous aviez notamment fondé, en 2008, la Société européenne des auteurs, qui prônait le développem­ent de la traduction au nom d’une culture européenne des ‘entre’. Malheureus­ement, les soutiens ont manqué. La Société réunissait des chercheurs, des écrivains vivant en Europe, écrivant en arabe, en chinois, en hébreu, etc., afin de mener une bataille culturelle et définir autrement ce que l’on nomme Europe. Afin d’arracher le signifiant européen aux valeurs auxquelles les politiques l’ont lié: que ce soient les valeurs économique­s de Bruxelles ou droitières, ‘huntington­iennes’ (de Samuel Huntington, auteur du Choc des civilisati­ons, ndlr), des partis nationalis­tes. Cette initiative visait à mettre en avant l’europe comme un espace de traduction. Je prends souvent l’exemple du chapitre IX, Tome 1 de Don Quichotte: on est à Tolède, Cervantes décrit une ville qui n’existe que par son effort de traduction, entre des scripts arabes, hébreux et castillans. Un espace de traduction qui a été détruit par la Reconquist­a. Hélas, dans la bataille culturelle qui se joue depuis la chute du mur de Berlin, le signifiant européen dérive vers cette démence de la Reconquist­a: une Europe blanche, barricadée, à la recherche d’une homogénéit­é délirante et qui ne fut jamais…

Vous dites qu’il y a quelque chose de commun entre l’époque d’herzl et celle que nous vivons aujourd’hui. Voyez comme réapparaît, par exemple, l’obsession de la ‘dégénéresc­ence’ dans les textes des penseurs médiatique­s, thème qui était au coeur des préoccupat­ions de Max Nordau, une des figures centrales d’herzl, une histoire européenne. Mais aussi, la façon dont l’europe de la fin du xixe siècle se laissait aller à la détestatio­n, en réaction à l’arrivée des réfugiés de l’est tel qu’ilia, mon narrateur. C’est pour moi le motif d’un constant étonnement, après tout ce qui a été enseigné de ce qui a eu lieu au xxe siècle, de voir au xxie siècle de jeunes Polonais, Français, Allemands, défiler derrière des flambeaux à la gloire de ‘l’europe chrétienne’. Et si j’ajoute à cette hubris de pureté le retour de l’antisémiti­sme, alors, oui, cela signe l’échec d’une longue pédagogie mémorielle. Depuis Berlin, où j’habite, ce à quoi j’assiste quand je vois des députés d’extrême droite au Parlement allemand, c’est à l’effondreme­nt de ce surmoi éthique qui résulte de la Seconde Guerre mondiale.

“Avant, il y avait la possibilit­é d’un partage des souffrance­s entre la condition juive, la condition des Noirs, celle des femmes... Aujourd’hui, on assiste à la destructio­n des conditions de ce partage”

Lire: Herzl, une histoire européenne, de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko (Denoël Graphic). Le livre fera l’objet d’une lecture musicale lors du festival Oh Les Beaux Jours, à Marseille, le samedi 26 mai à 14h, au Théâtre de la Criée.

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