Society (France)

Saint-ouen

- PAR JOACHIM BARBIER / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Pour mettre fin au deal à la cité des Boute-en- Train, monsieur le maire a eu une idée radicale: murer les logements vacants.

À Saint-ouen, aux portes de Paris, monsieur le maire a eu une idée radicale pour mettre fin au deal qui sévit à la cité des Boute-en-train: ne plus attribuer les logements vacants. Sur 200 appartemen­ts, 40 sont actuelleme­nt murés. Mais est-ce pour protéger les habitants ou pour préparer une opération immobilièr­e à venir?

Le passage pour entrer dans la cité des Boute-en-train est presque invisible, surtout les jours de marché, coincé entre deux stands de fringues des puces. Alors, au cas où les gens intéressés seraient perdus ou auraient manqué le trou de souris, le graffiti est là pour les guider, à la manière de la croix verte clignotant­e des pharmacies de garde. Une feuille de marijuana est dessinée sur un fond bleu. Ça, c’est pour le produit. Et pour les horaires d’ouverture, difficile d’être davantage à la dispositio­n du client, puisqu’il est précisé, tel un argument marketing imparable: “24h/24 et 7j/7”. Aux “Boutes”, comme on l’appelle à Saint-ouen, la ville de Seinesaint-denis qui jouxte Paris après la porte de Clignancou­rt, on ne prend pas de vacances ni même de jours de repos. C’est l’un des “fours” les plus actifs de la ville. “Les Boutes, c’est 15 000 euros par jour en moyenne: 20 000 le mercredi, 30 000 le vendredi. Au total, c’est un point de deal qui génère pas loin de 500 000 euros par mois”, estime à vue d’oeil un salarié de la Sémiso, la société d’économie mixte qui gère le parc social de la ville. Des revenus que les Boutes doivent peut-être à la réputation de Saint-ouen –bien servi, bonne qualité– mais aussi aux trois conditions nécessaire­s à la réussite de tout commerce indépendan­t: l’emplacemen­t, l’emplacemen­t et l’emplacemen­t. Car aux portes de Paris, les Boutes sont extrêmemen­t bien placées. C’est peut-être, d’ailleurs, ce qui risque de précipiter la disparitio­n de ces deux tours HLM et le départ de ses habitants –pour la plupart aux revenus modestes– dans les prochains mois. Le maire UDI, William Delannoy, a en effet décidé de ne plus attribuer les logements vacants. Il considère que l’état ne remplit pas ses responsabi­lités en n’assurant pas la sécurité des habitants et prétend vouloir “protéger” ses administré­s de cette expérience indigne.

Une quarantain­e de logements ont déjà été condamnés par des portes blindées. Mais pour la plupart des habitants encore présents, rien ne justifie cette mise en jachère progressiv­e des Boutes. Ils soupçonnen­t le maire de mener en catimini et de manière peu démocratiq­ue d’autres projets pour leur cité. Et d’utiliser opportuném­ent l’alibi du trafic pour laisser pourrir leur lieu de vie. Bref, ils se sentent victimes d’une probable opération de transforma­tion urbaine dont ils seraient les seuls perdants. En toile de fond se joue la question de la gentrifica­tion des communes populaires de la petite ceinture et la place des classes modestes dans le grand chamboulem­ent opéré par la mise en route du Grand Paris. Comme le résume un élu de l’opposition municipale, “le maire fait ce que Balkany a fait il y a 25 ans à Levallois-perret. D’ailleurs, il le cite souvent comme modèle. L’un de ses objectifs affichés est de faire baisser le pourcentag­e de logements sociaux à Saint-ouen. Il estime qu’il y en a trop”. De fait, la ville de Saint-ouen est aujourd’hui un immense chantier à ciel ouvert qui attend, entre autres, l’arrivée du siège du conseil régional d’île-de-france. Une accélérati­on de la mutation sociologiq­ue entamée il y a une quinzaine d’années avec l’arrivée du profil immobilier type “jeune couple parisien/deuxième enfant/maison avec jardin”, qui n’avait pas éloigné les pauvres mais acté la figure du soi-disant “bobo” responsabl­e de l’inflation du prix du mètre carré dans les anciens bastions –Saintouen, Montreuil, Bagnolet, Saint-denis– de la ceinture rouge. Comme les dealers de Saint-ouen, ces nouveaux arrivants avaient anticipé la création du Grand Paris, l’élargissem­ent d’un espace urbain commun de douze millions d’habitants où le périphériq­ue a longtemps pris des allures de forteresse infranchis­sable entre ceux du dedans et ceux du dehors. Entre Parisiens intra-muros et banlieusar­ds plus ou moins éloignés d’à peu près tout, notamment des centres de pouvoir. Un vestige féodal et anachroniq­ue, quasiment unique parmi les capitales européenne­s, que la mise en route du Grand Paris est censée abattre, à coups de grands projets essaimés çà et là.

“Ce n’est pas la cité de la peur”

À quelques mètres des Boutes, l’un de ces projets va bientôt sortir de terre, le sobrement intitulé “St O Art & Design Center”. Il prendra place dans l’ancienne école des arts de la ville. Renforçant l’idée, parmi les locataires, que les Boutes constituen­t un dernier îlot de résistance

face aux desseins de leur maire. Sur place, les derniers habitants vivent avec plus ou moins d’angoisse ce qui ressemble à une fin programmée. Nourdine sort de l’immeuble avec ses quatre enfants en bas âge, dont le dernier dans une poussette. “Ici, c’est pas la banlieue. J’ai habité à Villetaneu­se, et Saint-ouen c’est différent, c’est une ville connue dans le monde entier grâce aux puces. On est à Paris.” Il a obtenu son logement il y a trois ans. “Les appartemen­ts sont bien.” Il paye 460 euros pour un F4, soit un prix introuvabl­e dans le parc privé. Il ne se sent pas menacé par le trafic. “Ce n’est pas la cité de la peur, hein. Avant, on trouvait les bandes, celles de Saint-ouen, de Ménilmonta­nt, de tous les quartiers de Paris. Aujourd’hui, c’est le business. Le trafic est organisé comme une entreprise avec ses intérimair­es qui tournent, les promotions et les mutations.” Il n’a aucune nostalgie du Saint-ouen administré sans interrupti­on par les communiste­s de 1945 à 2014. “On ne va pas se plaindre si le maire veut ramener des cadres supérieurs. Parce que pendant longtemps, la mairie PC n’a pas fait grandchose. Reste à savoir ce qui va se passer pour les classes populaires.” “Je ne comprends pas, il dit qu’il veut nous virer à cause du trafic, mais il ne fait rien dans les autres cités où se déroule un trafic encore plus important”, estime Anne-marie, une autre locataire, en parlant de l’édile. “Il a grandi dans ce quartier, il ne va pas nous faire croire qu’il découvre ce qui se passe. Il me fatigue à raconter toutes ces bêtises.” Elle a élevé son fils ici, et il n’a pas mal tourné. Quand elle est arrivée, “c’était bien, parce que personne ne se connaissai­t, on venait de tous les horizons. Beaucoup de grandes familles algérienne­s, des gens qui avait quitté les logements insalubres. Et puis des gens qui bossaient aux PTT, à EDF, GDF, tous ceux qui ont profité du ‘1% patronal’. Aujourd’hui, les gens ne travaillen­t plus. Ils sont empêtrés dans leurs problèmes d’argent, de famille et même si tout le monde se parle encore, on n’a plus la même conviviali­té qu’au début. C’est d’autant plus dommage que c’est nous, les locataires, qui avions bâti l’ambiance dans les tours. Et je ne vois pas bien en quoi on va ramener cette mixité perdue en vidant les appartemen­ts.” Elle est persuadée que le maire “amplifie la situation pour faire peur aux gens”. Elijah, lui, est arrivé en 1994. Son histoire se confond avec celle de nombreuses familles issues de l’immigratio­n venues habiter aux Boutes. “On a vécu à dix pendant treize ans. Quand ma petite soeur est arrivée, on n’était pas très joyeux parce qu’on se disait qu’on aurait encore moins de place, mais c’est grâce à elle qu’on a eu l’appartemen­t de 100 mètres carrés. On est passés d’un ‘F-rien’ à un F6. J’avais l’impression qu’on avait gagné au Loto. Même si on était heureux dans notre minuscule appartemen­t précédent, j’en avais honte. J’avais un pote, français de souche, et je n’ai jamais osé le faire venir.” Au milieu des années 90, “il n’y avait pas encore de deal”, dit-il. Après le bac, il part à la fac à Villetaneu­se. “C’est là que j’ai vu qu’il y avait un fossé entre les gars des cités et moi. En venant de Saint-ouen, j’avais l’impression d’être un ‘boloss’ du XVIE arrondisse­ment. Les cités de Saint-ouen n’ont rien à voir avec d’autres, c’est lié à notre meltingpot.” Il est parti de la cité avant d’y revenir, en 2013. Et il a réalisé le changement. “Le deal, c’est un prétexte, on ne se sent pas en insécurité. Les problèmes sont ailleurs. Dans le délabremen­t progressif des conditions de vie. On voit bien qu’il y a de la ‘crevardise’ dans l’entretien des parties communes, avec les ascenseurs, etc. Tu as l’impression qu’ils font le minium vital pour qu’il n’y ait pas de mort. Il y a une réelle volonté de laisser les gens à l’abandon. Le but, et j’ai l’impression que le maire ne s’en cache pas, ce n’est pas de faire du tri ethnique, mais du tri social. Les cadres supérieurs issus de l’immigratio­n, il les veut.”

“Le trafic, une manière d’éloigner les pauvres”

William Delannoy, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, a été élu maire en 2014. Il avait promis, une fois nommé, de mettre fin au trafic de drogue grâce à l’installati­on de caméras de surveillan­ce. Un employé de la Sémiso se rappelle une réunion censée préparer l’installati­on de caméras aux Boutes. “Elles étaient prêtes à être installées et j’entends: ‘Arrêtez tout, on va détruire les Boutes.’ On demande de murer les appartemen­ts et de ne pas relouer. Depuis, j’ai entendu tout un tas de choses différente­s, mais toujours est-il que la seule caméra installée est située à 300 mètres de la montée de l’immeuble et n’est pas très utile. Et puis les caméras, cela emmerde les clients, pas les dealers. Quand ils mettent des cagoules pour ne pas être reconnus, c’est du folklore. Parce que de toute façon, les flics les reconnaiss­ent à leur fringues. Il faut savoir qu’un ‘chouf ’ (un guetteur, ndlr) va faire environ 80 gardes à vue entre 13 et 18 ans. Ce serait bien malheureux que la police ne le reconnaiss­e pas.” “Quand sur 200 logements, 40 sont vides, je ne crois pas que cela diminue le sentiment d’insécurité”, estime de son côté Andrée

Van Campenhoud­t. Selon cette membre de la CNL (Confédérat­ion nationale du logement) de Saint-ouen, “l’excuse du trafic, c’est juste une manière d’éloigner les pauvres. Comme s’ils n’avaient plus le droit d’habiter aux portes de Paris”. La volonté du maire de ne pas reloger des demandeurs de logement social fait actuelleme­nt l’objet d’une bataille administra­tive entre la municipali­té et l’état, par l’intermédia­ire de la préfecture de Seine-saint-denis. Laquelle a notamment mis son veto à la fusion de l’office HLM de Saint-ouen et de la Sémiso, la société d’économie mixte qui gère le patrimoine locatif de la ville. Une procédure qui visait à transférer les actifs immobilier­s de Saint-ouen vers une société partiellem­ent détenue par des acteurs privés. Et qui permettait de mettre fin au convention­nement des loyers. Un coup de bonneteau qui aurait sonné la fin des APL pour certains locataires, dont ceux des Boutes, remplacées par l’allocation logement (AL). “Cela n’est

"Quand sur 200 logements, 40 sont vides, je ne crois pas que cela diminue le sentiment d'insecurite" Andrée Confédérat­ion nationale du logement

pas innocent pour les foyers les plus fragiles, estime Andrée Van Campenhoud­t. Quand vous touchez les APL, il ne vous reste qu’un petit loyer résiduel à régler. Avec L’AL, il faut régler entièremen­t le loyer et vous percevez ensuite le montant de votre allocation. Quand on vit avec 600 euros, on se retrouve rapidement en situation d’impayé. On nous accuse de voir le mal partout mais il est difficile de ne pas imaginer que c’est aussi un moyen pour le maire de se débarrasse­r des ménages les plus pauvres parce qu’il a d’autres projets pour les Boutes.” En bas de la tour, alors que les premiers clients du matin sont priés de revenir plus tard pour faire leurs emplettes, on a aussi son avis: “On raconte qu’il y a du deal ici, mais il y en a partout. Vous pouvez demander aux gens, ils vous diront qu’on aide les vieilles dames. Ici, c’est pas la banlieue. C’est Paris. Et on a un rang à tenir.”

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Reportage
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