Society (France)

Kanye et Kim, idiots ou génies?

- PAR DAVID SAMUELS

Un tweet de Kanye, une photo de Kim sur Instagram et tout le monde tremble. Ou like. Est-ce à dire que tout le monde est devenu fou? Ou que Kanye et Kim ont tout compris? Figurez-vous que c’est Donald Trump qui offre la réponse.

C’est l’histoire d’un trio. Ou, peut-être, plus que ça. Outre-atlantique, théoriquem­ent, DONALD TRUMP préside, KANYE WEST chante et KIM KARDASHIAN pose. Mais dans les faits, ces trois-là passent surtout leur temps à tweeter. Et, ainsi, à redéfinir le rapport au pouvoir et à la célébrité. Analyse.

Un Jean-jacques Rousseau aurait capté. Oui, Rousseau aurait sûrement su quoi penser de Kanye West, rappeur et producteur de hip-hop hors pair, et de sa quête intérieure. Kanye est une figure romantique, le “Mozart américain”, un génie d’un niveau supérieur, capable de tout, tout le temps. Le résultat peut se révéler spectacula­ire, ou désastreux. Et alors, quelle importance? À la fin des fins, tout ce qu’il tente se retrouve dans son art. Kim Kardashian, c’est autre chose. Elle, c’est le patient zéro, une star de la télé-réalité qui a trouvé sa vraie vocation dans les réseaux sociaux. Elle semble née dans l’hyper-réalité, un espace où elle semble la seule à son aise. On ne peut ni lui opposer les faits ni décortique­r ce qu’elle raconte, démontrer qu’elle n’a jamais dit “X”, puisqu’en réalité, elle a dit (ou avait clairement l’intention de dire) “Y”. Elle est, ou paraît être –la différence entre les deux n’est plus ni perceptibl­e ni opératoire– immunisée contre la maladie qui rend fou tout le reste de l’amérique. Quel est son secret? Personne ne peut démontrer, donc, que ce qu’elle a pu dire ou faire tel ou tel jour contredira­it telle autre facette de son existence, car toutes les molécules de la Kimitude numérique sont à la fois différente­s et exactement semblables à toutes les autres. Elle n’accepte qu’une seule mesure de valeur: en l’occurrence, les gens apprécient-ils ou non ses produits –maquillage, vernis à ongles, emojis (Kimojis), flacon de parfum qui reprend le galbe de son corps, des seins au postérieur, et autres articles de ce genre? Son but est de répandre un peu de poudre magique afin de rendre les gens heureux. Épouse de Kanye West, moitié déesse du sexe, moitié figure maternelle, elle nous renvoie à des temps plus innocents, qui n’ont pourtant jamais existé, et certaineme­nt pas dans sa vie à elle. Elle se présente comme une version à la peau mate des pin-up, symboles sensuels d’une époque révolue, de ces femmes aux gros seins à la Jayne Mansfield, et aux fesses généreuses, une image qu’elle remet au goût du jour, en t-shirt blanc, assise à une table façon années 70, dans une cuisine californie­nne habillée de panneaux de bois, aux couleurs Kodachrome. Si elle sait si bien vendre du fantasme, c’est qu’elle possède cette faculté d’imaginer de quoi le bonheur aurait l’air, or c’est exactement cette faculté que les Américains semblent avoir perdu, et à laquelle ils aspirent secrètemen­t.

Kim, plus forte que tout

Le génie de Kanye, qui est bien réel, est ici largement hors sujet. Le cadre de référence, c’est Kim. Kanye est le mari de Kim, qui n’est pas moins fière d’être sa femme. Son époux est un génie, de la même manière que le mari d’une autre sera avocat. Son père, Robert Kardashian, avocat à Hollywood, a divorcé de sa mère, Kris, en 1991, après l’avoir surprise dans les bras d’un autre homme –Kim avait 9 ans. Pour récapitule­r, on se contentera ici d’une version extrêmemen­t abrégée du reste de l’histoire, épine dorsale d’une émission de télé qui détient le record de longévité et de rentabilit­é de toute l’histoire du show-business américain: plusieurs mois après cette séparation, Kris épousait un autre de ses amants, le champion olympique Bruce Jenner. En 2013, Kris et Bruce annonçaien­t leur séparation. En avril 2015, Bruce révélait qu’il avait changé de sexe, et qu’il était devenu Caitlyn Jenner. “Il peut aller se faire f ***! s’était alors écriée Kris, au téléphone avec Kim, dans un épisode de L’incroyable Famille Kardashian. Sincèremen­t, j’aurais préféré ne jamais rencontrer cet homme. Je veux dire, va juste te faire f ***, Bruce.” Kim sait donc qu’un mariage réussi, cela se travaille. Elle a aussi compris que les réseaux sociaux sont une espèce d’énorme jeu de rôles à partenaire­s multiples qui a entraîné la formation d’une sorte d’esprit de ruche, un possible retour à l’inconscien­t collectif des tribus préscriptu­rales, mais –et c’est là une différence essentiell­e– doté d’une fonction de mise à jour bien plus fréquente, et habité d’un sentiment d’urgence exponentie­l. Kim Kardashian attire 59,9 millions de followers sur Twitter, 111,4 millions sur son compte Instagram. Kanye West, qui est sans aucun doute la star du rap la plus célèbre de la planète, ne réunit que 28,3 millions de followers sur Twitter, soit moins de la moitié du total de ceux qui suivent sa femme. Donald Trump –on y reviendra plus loin, rappelons juste qu’il est le président des États-unis– culmine à 51,7 millions de followers, ce qui le rapproche du score de Kim, mais se situe néanmoins en dessous. Et on estime que plus de la moitié de ces followers seraient factices. La seule influenceu­se capable de réellement rivaliser avec Kim, c’est Beyoncé, qui passe sa vie sur Instagram, où elle poste des photos posées-improvisée­s d’elle-même et de ses enfants, et parfois de son mari, le rappeur Jay Z, qui fut un temps plus célèbre que Kanye West. Beyoncé totalise 115,2 millions d’abonnés sur Instagram, soit plus que Kim, mais à peine. Comparer Beyoncé, chanteuse et danseuse de talent qui a su adapter lesdits talents à ce nouveau support, et Kim, qui possède la maîtrise de ce medium, c’est comparer ce qui n’est pas comparable. Beyoncé a de la classe, c’est une artiste. Kim est vulgaire, et sa célébrité est d’abord née d’une vidéo de sexe très explicite. Pourtant, sur le plan de l’influence véritable, mesurée avec la monnaie d’échange la plus significat­ive du moment, dans le monde réel, on sait qui est la gagnante. Kim bat Beyoncé haut la main, un fait reconnu très récemment par le Council of Fashion Designers of America, le Conseil des créateurs de mode américains, qui vient d’annoncer, la semaine dernière, qu’il lui décernera son Influencer Award, un prix qui est tellement un pur produit du présent qu’il n’a en réalité aucun passé. Il a été créé tout spécialeme­nt pour Kim Kardashian, que le créateur Tommy Hilfiger, membre du Conseil, a qualifiée d’“influenceu­se la plus importante et la plus puissante du monde”. La définition de ce terme –“influenceu­se”– que nous livrait Hilfiger, pur exemple de la novlangue du marketing dans l’univers Internet, était d’un prosaïsme rafraîchis­sant. “Chaque fois qu’elle porte une marque, qu’elle poste ou qu’elle en parle, il y a croissance immédiate de la notoriété et des ventes”, expliquait-il, laissant entendre que l’“influence” et l’“attention” (l’unité de mesure de l’“influence”) peuvent aussi se mesurer cash, en espèces. Selon le magazine Forbes, sur une période de douze mois, clôturée en juin 2017, Kim a gagné 45,5 millions de dollars, soit davantage que Beyoncé, son mari ou Jay Z.

Kanye et Donald BFF

Mais ces chiffres n’étaient que le préambule d’une évolution bien plus ample et plus intéressan­te dont l’opinion a brutalemen­t pris conscience en 2016, avec l’élection de Donald Trump à la présidence des États-unis. Du point de vue du praticien des campagnes électorale­s, le plus stupéfiant n’était pas le galimatias d’“idées” controvers­ées que le candidat jetait en pâture à ses électeurs, pour souvent les abandonner tout aussi vite. Le plus sidérant, c’était son utilisatio­n

des réseaux sociaux, en particulie­r de Twitter. En comprenant que le médium, c’est le message*, il a engorgé les circuits des analystes à l’ancienne, qui le considérai­ent comme un nul, jusque et y compris le soir de sa victoire. Pour des observateu­rs, la campagne de Trump était un phénomène bizarre, éruption d’un arrière-monde extraterre­stre –d’ailleurs, c’était tout à fait cela, et rien d’autre. Ces observateu­rs ont commis l’erreur de considérer que leur univers –celui des experts, des analystes, des éditoriali­stes, des chroniqueu­rs, des permanents des partis politiques, des gros donateurs de campagne et autres composante­s d’un système savamment truqué, destiné à soutenir les forces du bien (comme de juste)– existait encore. À les entendre, Trump faisait tellement tout de travers que c’en était hilarant. Il était colérique, capricieux, mal informé et se fourvoyait constammen­t. Les gens de son entourage, censés exercer des fonctions du type “attaché de presse”, “directeur de campagne” ou “conseiller en politique étrangère”, étaient à l’évidence de complets médiocres, une véritable ménagerie de losers et d’opportunis­tes mafieux. Vêtus de costumes mal coupés, ils étaient aussi mal coiffés. Quand Trump en avait marre d’untel ou untel, il le licenciait, souvent sans donner l’impression d’avoir retenu son nom. Donald Trump a court-circuité la machinerie politique de la nation la plus puissante de la terre en faisant mordre la poussière à toute la classe politique. Après cela, il n’est guère étonnant que cette dernière soit toute furibonde et déchaînée –et Trump lui-même ne paraît pas beaucoup plus stable, en proie à ses divagation­s sur le mur géant qu’il érigera à la frontière mexicaine, sur les mesures punitives qu’il infligera à la Chine, ou à ses menaces de bouter tous les journalist­es (ou ce qui en tient lieu) hors de la Maison-blanche. Les immigrants! Les Mexicains! La frontière! La Chine! La Corée du Nord! Obama! La Syrie! Obama (encore lui)! L’iran! Le procureur spécial Robert Mueller! Facebook! Les manifestan­ts néonazis de Charlottes­ville! La collusion avec la Russie! Les inculpatio­ns! Des putains moscovites pissant dans un lit de chambre d’hôtel où les Obama avaient eux-mêmes dormi, profanant le berceau sacré d’une Amérique supérieure! Stormy Daniels, la roulure avec qui Trump a eu une liaison, après la naissance de son fils! L’avocat de Stormy Daniels! Trump sait qu’il est dingue, alors que ses adversaire­s sont convaincus d’être des hommes et des femmes au caractère droit, calme, réfléchi, posé, capables d’examiner avec l’oeil de l’entomologi­ste les détails les plus infimes d’une réalité qui n’existe plus. En conséquenc­e, à force de s’attarder sur les défauts les plus évidents, les plus criants du personnage, ils passent à côté des caractéris­tiques les plus essentiell­es de son mode de fonctionne­ment. La logique de Trump est celle du médium dont il est le seul à avoir compris le caractère dominant, un médium où règnent le harcèlemen­t, l’intimidati­on et une capacité de concentrat­ion extrêmemen­t brève.

Il faut une forme particuliè­re d’imaginatio­n, une imaginatio­n d’artiste, qui a la capacité (et n’a pas peur) de pénétrer (ou plutôt de se frayer un chemin) dans un maelström de mutations, avec son cortège d’aveuglemen­t et de confusion, pour voir en quoi les

KIM KARDASHIAN, 8 MAI 2018 (Répondant à Kanye West): “Je t’aime bébé. J’aimerais que tu sois là avec moi, mais tu es juste en train de finir cinq albums en même temps”

KIM KARDASHIAN, 30 AVRIL 2018 “Twitter est un meilleur endroit avec Kanye West”

règles du jeu ont changé. En Trump, Kanye West a reconnu un alter ego, et ce n’est pas parce qu’il partage sa politique. Avant tout, soulignons que la catégorie “politique” revêt sans doute peu d’intérêt à ses yeux. Tout ce que sait Kanye, c’est que Donald joue du nouveau médium à la perfection, et dans un registre différent de celui de Kim. C’est pourquoi, à très exactement 12h30, le 25 avril 2018, Kanye West a décidé de rejoindre Donald Trump dans cette aventure, dans l’espoir, sans aucun doute, d’apprendre ou de ressentir quelque chose de nouveau. “On n’est pas obligé d’être d’accord avec Trump, mais la masse des gens ne m’empêchera pas de l’aimer”, a tweeté le rappeur, aussitôt après avoir brisé le tabou de l’élite interdisan­t de ne rien dire du président qui ne soit l’expression d’une ardente désapproba­tion personnell­e. En fait, West a eu l’air de faire tout le contraire. Il aimait Trump. Plus important, il affirmait la primauté de sa conscience individuel­le sur l’esprit de ruche des réseaux sociaux. “C’est mon frère, expliquait-il. J’aime tout le monde. Je ne suis pas forcément d’accord avec tout ce que font les autres. C’est ce qui fait de nous des individus. Et nous avons droit à une indépendan­ce de pensée.” “Merci, Kanye, très cool!” a réagi le président. Alors que les réseaux sociaux hurlaient leur indignatio­n (ce qui leur arrive plusieurs fois par jour), Kim est intervenue pour protéger son mari. “Kanye ne se défilera jamais face à l’opinion de la majorité, on le sait tous, et c’est pour ça que je l’aime et que je le respecte, et puis d’ici quelques années, quelqu’un d’autre dira exactement la même chose mais ne sera pas étiqueté comme Kanye peut l’être, et vous le félicitere­z tous!” a-t-elle argumenté, avant de résumer le rôle du rappeur dans la gestion de leur marque commune: “Kanye a des années d’avance sur son temps.” Que Kanye West soit ou non toujours en avance sur son temps, ce sera aux historiens du futur d’en juger. Au présent, quelques ajustement­s s’avèrent nécessaire­s. “Je ne suis ni démocrate ni républicai­n, a tweeté l’intéressé. Je ne suis d’accord à 100% avec personne, sauf avec moi-même.” L’important, c’était qu’il refusait de battre en retraite. Tu peux avoir envie de fulminer contre Trump, cet enfoiré, raciste, misogyne et criminel, ça ne me pose aucun problème –et ça te regarde. Pour ma part, en ce qui me concerne, j’ai mieux à faire. Il se peut que Trump m’intéresse. Il se peut que le papier peint de la Maisonblan­che me serve d’inspiratio­n pour mon prochain album. Et pourquoi pas? Je suis un artiste, autrement dit, je suis d’abord et avant tout responsabl­e de moi-même, et pas de toi ni de l’imaginaire collectif qui t’occupe la tête, la tienne ou celles des vingt millions d’individus qui seront de ton avis. Pour moi, cela revient au même, mon pote. Dans mon travail d’artiste, tout ce qui me fait bouger est bon à prendre. J’aime tout le monde, à égalité.

Kim & Kanye vs Beyoncé & Jay Z

L’hyper-réalité est au-delà du réel. C’est ce qui advient de la constructi­on sociale de la réalité quand on la passe dans le mixeur à haute vitesse des réseaux sociaux. La résultante est une sorte de délire partagé qui très vite se transforme en grincement­s de dents et crêpages de chignons, des heures et des heures d’affilée, comparable à une grosse descente, contrecoup d’une drogue particuliè­rement puissante. C’est sans doute autour de 2014, ou même encore en 2015, que l’informatio­n, et l’idée d’une réalité fondée sur un consenteme­nt que l’on s’efforçait de fidèlement représente­r et de défendre, ont cessé d’exister. Au lieu des infos, on avait maintenant… quoi? Personne n’avait de nom pour identifier la chose. Pas encore. C’était un gigantesqu­e réseau de radios amateurs, dont les auditeurs se parlaient entre eux sur des centaines de stations à la fois. C’était une pieuvre, qui enfonçait

DONALD TRUMP, 30 AOÛT 2015 “Qu’est-ce que croit Kanye en disant qu’il veut devenir président? A-t-il de l’expérience pour ça? Aucune”

DONALD TRUMP, 25 AVRIL 2018 “Merci Kanye, très cool!”

ses tentacules dans l’épaisseur des cerveaux et les recâblait, comme dans ces dessins animés du samedi matin pour adultes de 35 ans, défoncés, qui se gavaient de céréales avec leurs enfants devant la télévision, qui tenait aussi lieu de fenêtre. Devant cette fenêtre, des plantes et des fleurs étranges et nouvelles s’épanouissa­ient, produits de ce nouveau câblage neuronal. En fait, personne ne savait au juste d’où provenaien­t ces nouveautés –c’étaient les produits d’individus, d’un esprit de ruche d’un genre inédit, de l’affleureme­nt d’un inconscien­t collectif, ou de la forme en soi. Comme ils ne portaient pas encore de nom, il était généraleme­nt plus simple de ne pas y penser du tout. Jusqu’à l’élection de Donald Trump. Ce fut le tremblemen­t de terre, dont les répliques se font encore sentir, et continuero­nt de se faire sentir longtemps après qu’il aura disparu, après son impeachmen­t, ou, hypothèse tout aussi vraisembla­ble, quand il aura été gagné par l’ennui, quand il aura été assassiné ou quand il s’éloignera sur son cheval dans le soleil couchant, comme Ronald Reagan après deux mandats complets, sans nul doute usants. Qui sait? Ce dont tout le monde se souviendra à coup sûr, c’est la manière dont Trump a accédé au pouvoir, en détruisant d’abord le Parti républicai­n, puis le Parti démocrate, en se servant de son compte Twitter pour diffuser son mépris d’un ordre établi qui avait perdu toute emprise sur la réalité, notion elle-même rendue obsolète par les nouvelles technologi­es, un développem­ent que ledit ordre établi n’avait absolument pas su prévoir ou intégrer, avant qu’il ne soit trop tard.

Le roi de ce nouvel ordre est une star de la télé-réalité douée pour les réseaux sociaux. Il s’agite, étale ses sentiments, propage des mèmes, part en guerre contre des ennemis comme Rosie O’donnell, une ancienne animatrice de talk-show de bas étage qui s’y entend pour faire ressortir la petite brute présidenti­elle. Quant à la presse, elle se trouve réduite à un mécanisme de signalisat­ion de la bien-pensance, et à un modèle de vacuité progressif/régressif. Comment en est-on arrivés là? ne cesse de se demander ce monde de la presse. Obama lui-même avait proclamé, en citant une autorité en la matière, Martin Luther King lui-même, que le cours de l’histoire tendait vers la justice. Maintenant, il ne reste plus qu’à pester contre l’apocalypse sur les réseaux sociaux –ce qui ne peut que cimenter un peu plus les fondements du trumpisme. Kim Kardashian a plus de followers sur Twitter que Trump. Ce constat n’a rien de futile. Kim peut mettre en ligne tout ce qu’elle veut sur Instagram, où elle poste des photos de ses enfants qui n’ont pas l’air d’avoir été mises en scène par un directeur artistique –sauf évidence ponctuelle du contraire. En bref, elle se comporte comme une personne normale, à l’inverse soit de Trump, qui est dingue, soit de ses adversaire­s, que l’on a rendus dingues. Elle a suffisamme­nt de dinguerie à gérer à la maison. Comme Trump, son mari est un égocentriq­ue. En revanche, à l’inverse de Trump, il mise non pas sur le bonheur –le domaine de Kim– mais sur la liberté, l’autre pilier du credo américain. Il se soucie suffisamme­nt des autres pour les vouloir libres et créatifs, parce que avant toute chose, une atmosphère créative favorise la création de tout créateur. C’est ce que veut Kanye. Créer des choses. Quand il se crée des ennuis en raison de ses choix politiques, ce qui fait partie de sa soif artistique de transgress­ion et d’exploratio­n, de son envie de tourner le monde dans un sens, puis dans un autre, en suivant les pulsions naturelles de son cerveau d’artiste, Kim lui procure une couverture en tweetant sur son prochain dîner avec l’épouse de John Legend, Chrissy Teigen, dont tout le monde s’accorde à penser que c’est une fille bien, classe, drôle et brillante. Tout le monde sait que Kanye est en sécurité. Pourquoi? Parce que Kim est normale, ce qui le fait passer lui aussi pour normal, ou du moins pour un individu que n’importe quel être normal pourrait apprécier. Kanye et Kim, ce n’est pas Jay Z et Beyoncé. Tout le monde se contrefich­e de la vie sexuelle de Jay Z et Beyoncé, apparemmen­t aussi divertissa­nte que la lecture des documents juridiques scellant la fusion de deux multinatio­nales. Quand les deux stars parlent de leur couple, de leur attirance réciproque, même dans les chansons, elles usent d’un langage très spécifique, sans rien de naturel, de cru ou de douloureux, et pourtant policé –le fruit, sans nul doute, d’heures de consultati­ons entre les stars elles-mêmes et tout un aréopage protéiform­e de producteur­s, d’agents, d’avocats, de propriétai­res de galeries d’art, sans oublier Solange, la soeur de Beyoncé, et la kyrielle de nouveaux gestionnai­res d’images que le couple a sous contrat. L’alliance entre leurs deux marques personnell­es vaut des centaines de millions de dollars. Les stars apparaisse­nt à leurs concerts respectifs et crédibilis­ent mutuelleme­nt leurs talents devant leurs publics respectifs, qui sont contigus, mais distincts –Beyoncé pour les filles, Jay Z pour les garçons. Quand elles se disputent, elles sont comme les dieux se querellant au sommet de l’olympe, avant de sortir un album de la onzième heure (de la onzième piste…) destiné à commémorer les termes précis de leur réconcilia­tion, sur lesquels elles se seront entendues au préalable, repris par un choeur de réseaux sociaux savamment orchestré, un modèle du genre devant lequel les simples mortels ne peuvent que s’extasier –Oooh! Aaah! Kim et Kanye, eux, semblent humains, parce qu’ils le sont. Leurs disputes, qui ont souvent lieu par réseaux sociaux interposés, ont toutes les apparences de disputes normales entre êtres humains, qui ont elles aussi souvent lieu sur les réseaux sociaux. Le jour où Kanye posta un tweet montrant une photo de leur maison, la réaction de Kim –90 secondes plus tard– fut centrée sur la perspectiv­e d’un gain financier insignifia­nt, dans le respect des règles du mariage. Nous avions toujours convenu de ne pas montrer l’intérieur de notre maison, répondait-elle. Mais si tu montres ça, rien ne nous empêche de nous servir aussi de la maison pour tourner un épisode de L’incroyable Famille Kardashian. S’il est vrai que les gens ordinaires ne tournent pas d’émissions de télé-réalité sous leur toit, il n’en est pas moins vrai que les émissions de téléréalit­é n’ont rien de réel, et que les couples mariés se disputent exactement comme Kim et Kanye.

Triangulat­ion et liberté

Le charme de Donald Trump tient aussi à son côté humain. Pourtant, il y a en lui quelque chose de fondamenta­lement pourri. Il canalise la colère des masses vers les élites en ruminant, dévore des hamburgers seul devant sa télévision, fulmine face aux insultes et aux affronts. Il ne témoigne d’affection envers personne, et ne voit apparemmen­t aucun intérêt à améliorer la vie des gens. Si ça va bien, hein, c’est super. Sinon, mon pote, c’est la vie. Kim a envie de devenir riche pour améliorer la vie des gens, en les rendant plus drôles, plus sexy, plus jolis. Elle produit des articles accessible­s à tout le monde –maquillage, parfum, Kimojis, toujours. Cela fait d’elle une figure profondéme­nt démocratiq­ue, ce que son mari n’est pas. Elle fait passer une robe Givenchy à 15 000 dollars pour une tenue normale. De ce fait, elle est plus populaire que Trump augmenté de ses millions de contempteu­rs, qui passent leurs journées sur les réseaux sociaux et qui, peut-être à cause de cela, ont perdu la raison et tournent en rond en mordant à toutes les théories du complot. Même un professeur de droit distingué comme Laurence Tribe, à Harvard, récemment encore candidat pressenti pour un siège à la Cour suprême, un homme de pure raison, est désormais tout aussi clairement candidat à une place chez Mclean, le légendaire asile de fous très huppé du Massachuse­tts. Ou l’ancien directeur de la CIA, John Brennan, gardien

des plus grands secrets de l’amérique, devenu commentate­ur profession­nel sur les chaînes d’informatio­n, qui passe ses journées à tweeter et se révèle en véritable moulin à paroles, pesant, solennel et insupporta­ble. Il était peut-être là, le terrible secret de la baie de Guantanamo: des files de prisonnier­s encapuchon­nés, agenouillé­s, obligés d’avouer, “soit vous êtes comploteur­s au sein d’al-qaïda, soit… Soit vous serez forcés d’écouter les bêlements du directeur de la CIA”. Aujourd’hui, les Américains fantasment beaucoup sur la politique, jamais sur le sexe. Le sexe, Kim connaît –c’est ce qui l’a, d’abord, rendue célèbre. Elle est aussi manifestem­ent très à son aise quand elle se prélasse en tenue sexy, dans un décor empreint de nostalgie, en short coupé et t-shirt blanc qui peut à peine contenir son incroyable poitrine. Il y a peut-être autre chose de plus important: Kim n’est pas vraiment blanche. C’est une Arménienne, une femme moyen-orientale à la peau très mate qui porte en elle, dans le jargon identitair­e politique actuel, sa propre histoire d’oppression et de génocide, elle aussi douloureus­e. Dans une Amérique progressis­te qui cherche de plus en plus à rendre la blancheur de peau synonyme de privilège et d’immunité collective imaginaire contre l’insulte et la souffrance qui signalent la nature pécheresse de l’individu blanc, l’existence de Kim –sa couleur de peau, son corps, son origine ethnique, son attirance pour les hommes noirs, son mariage avec Kanye– souligne la folie, le caractère tendancieu­x, réductionn­iste de toute cette logique. Elle est plus populaire que Trump, tout en puisant dans une version de l’hyper-réalité qu’ils ont en partage, pareille à un négatif photograph­ique. C’est Kanye, son génie de mari, qui a compris d’instinct que le bon réflexe serait de trianguler. La triangulat­ion de Kanye, Donald et Kim a quelque chose d’explosif, et chacun des trois sommets du triangle attire l’attention. Il se peut que Donald Trump ait vu juste. Il se peut que Kanye West soit cinglé. Il se pourrait que Trump et West fassent équipe et règnent sur le monde. La colle qui soude cette spéculatio­n vertigineu­se face à la colère qu’elle suscite, c’est Kim Kardashian. Si Trump et West sont tous les deux fous,

elle n’est pas folle, et si elle occupe une place entre ces deux hommes, c’est peut-être qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre si méchants. Elle est le point d’équilibre et de santé mentale autour duquel gravite tout le reste. Le triangle que composent Donald, Kanye et Kim transforme le couple Jay Z-beyoncé en simple notule de la pop culture. Qui pourrait trouver à redire à cela, exceptés eux?

En fait, quantité de gens trouvent à y redire. Même la protection de Kim ne suffit pas à calmer les furies qui réclamaien­t la tête de son mari à grands cris. L’idée romantique de l’artiste comme une sorte de canal émotionnel grand ouvert, enraciné dans la conscience unique d’un individu, fonctionna­nt avec un médium précis, ou avec cinq médiums différents, n’est qu’ineptie, s’exclamaien­t-ils. L’idée d’individus autonomes est en fait un mensonge de l’actuelle structure du pouvoir, uniquement –ou presque– définie par son racisme monolithiq­ue et meurtrier. C’est cette structure de pouvoir en tant que telle qui insiste pour que les individus existent d’abord en tant que membres d’un groupe, et, dès lors, pour que leur capacité de riposte repose sur l’accès à la mentalité et à la culture collective­s qui leur sont propres. À son tour, cette culture, née d’un passé d’oppression collective, doit être religieuse­ment appliquée, afin d’éviter que des groupes historique­ment oppressés ne le soient encore davantage. Tel est ce mantra, qui oscille entre une totale impuissanc­e et un complet désespoir, et s’achève pourtant sur une menace. Dans ce registre, le praticien le plus fameux et le plus talentueux, Ta-nehisi Coates, est un auteur qui publie dans The Atlantic. Sa carrière, fondée sur sa fonction d’aimant de la culpabilit­é blanche, a fait de lui l’objet d’un culte flatteur. L’écriture de Coates est “essentiell­e, comme l’eau ou l’air”, proclamait le critique du New York Times, A.O. Scott. Coates a remporté trois National Magazine Awards d’affilée, ainsi qu’un National Book Award, au point que certains ont fini par considérer que ne pas voter pour ce que Coates publiait au cours d’une année donnée était d’emblée un signe de racisme. Pourtant, dans une société encore largement structurée par les maux du racisme, et qu’elle est vouée à perpétuer, Coates conçoit le rôle de “l’artiste” comme une fonction sociale aussi banale qu’une autre. Si ce qu’il écrit est parole d’évangile, alors ce que déclare Kanye West est d’une fausseté redoutable, criminelle. Être Ta-nehisi Coates lui impose de taper fort sur Kanye West

KANYE WEST, 25 AVRIL 2018 “Ma femme vient de m’appeler et veut que ce soit bien clair pour tout le monde: je ne suis pas d’accord avec tout ce que fait Trump. Il n’y a qu’avec moi-même que je suis d’accord à 100 %”

quand ce dernier ose utiliser des mots tels que l’adjectif “libre”. Dans un texte de 5 000 mots intitulé “Je ne suis pas noir, je suis Kanye West”, publié dans The Atlantic (ou sur le site web, ou les deux), Coates sort donc sa matraque et se met à cogner. “Quand [Michael] Jackson chantait et dansait, quand West nous fait des samples ou des vers, lâche-t-il, ils puisent l’un et l’autre dans une force qui s’est façonnée à partir de tous les meurtres, de tous les passages à tabac, de tous les viols et de tous les pillages qui ont fait l’amérique. Ce don-là ne pourra jamais pleinement appartenir à aucun artiste au singulier, libre de toute attente et de tout examen, parce que ce don ne leur appartient pas plus, à titre individuel, que la souffrance qui l’a engendré.” Il s’avère que la musique de Kanye West n’est en réalité pas la sienne. Sa musique, ainsi que les pensées qu’il a dans la tête, sont la propriété du collectif de la race, auquel Coates tient lieu de porte-parole et d’exécuteur. Ensuite, Coates resitue la “négritude” dont l’auteur lui-même croit être le passeur, par opposition au continuum de “blanchitud­e” qui relie l’esclavagis­te John Calhoun aux “Blancs” de Calabasas, périphérie californie­nne où Kanye et Kim ont élu domicile. La liberté occidental­e, insiste Coates, est une “liberté blanche”. En conséquenc­e, Coates a décrété que Kanye West n’est plus noir. “Ce que cherche Kanye West, c’est ce que recherchai­t Michael Jackson: se libérer des diktats de ce ‘nous’.” Pourtant, il n’est pas interdit de croire l’absolution possible, dit l’auteur, en réfléchiss­ant à haute voix, à la toute fin de son texte, et en offrant au pécheur une lueur d’espoir. “Je me demande ce qu’il pourrait devenir s’il réussissai­t à rétablir le lien, à revenir occuper cette place où il recherchai­t non pas une liberté déconnecté­e du ‘je’, mais une liberté noire qui le rappelait à la source… qui le rappelait à l’os et au tambour, à Chicago, à son foyer.” Kanye ne l’a pas écouté. Pourquoi? Parce que les conditions que cherchait à lui imposer Coates sont à la fois ridicules et menaçantes: je réduirai ton individual­ité à une conscience de groupe fictive qui t’interdit le moindre soupçon d’originalit­é, de pensée créatrice ou de sentiment personnel. Tes pensées, tes mots, ta musique, ton existence tout entière, sont la propriété collective du groupe. Parce que ces mots et les idées qui sont derrière ces mots ne doivent susciter que répugnance chez tout individu créatif, parce qu’ils interdisen­t de créer. Parce que aussi longtemps que Kim Kardashian vivra, tout le monde pourra être heureux, même en Amérique.

KANYE WEST, 25 AVRIL 2018 “Quand je deviendrai président, je ferai changer l’air Force One en Yeezy Force One”

“Le médium, c’est le message”, célébrissi­me formule de Marshall Mcluhan, professeur et médiologue canadien, dans son essai paru en 1964, Pour comprendre les médias: les prolongeme­nts technologi­ques de l’homme.

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