Society (France)

Riches à 30 ans

Ils ont des diplômes en béton, de bons salaires, des perspectiv­es de carrière alléchante­s. Et ils sont bien décidés à ce que ça ne dure pas trop longtemps. Aux États-unis, de plus en plus de jeunes actifs se fixent pour objectif d’avoir assez d’argent pou

- PAR LUCAS MINISINI ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

Ils ont des diplômes en béton, de bons salaires et des perspectiv­es de carrière alléchante­s. Mais ils ont surtout un projet de vie: arrêter de bosser à 30 ans!

Cette fois-ci, Jeremy Jacobson comptait bien en profiter. Trois semaines sur la petite île de Boracay, au coeur des Philippine­s. Un rêve. C’était l’été 2002, le jeune ingénieur chez Microsoft venait tout juste de rembourser son prêt étudiant. Un “moment symbolique” pour l’américain, multidiplô­mé. “Depuis la fin de l’université, je travaillai­s 60 heures par semaine minimum, recevais des mails jusque tard dans la nuit et mon téléphone sonnait constammen­t, même le week-end”, revit-il. Le prix à payer pour empocher ses 135 000 dollars annuels, primes non incluses. Et une somme désormais plutôt avantageus­e pour tirer parti de ces vacances tant attendues. Les premiers jours, Jeremy enchaîne les cocktails tropicaux, les excursions et les “crevettes géantes”. Les jours suivants, il se lance palmes aux pieds dans d’interminab­les discussion­s sur le “sens de la vie” avec son moniteur de plongée. Et enfin, il décide qu’il ne veut plus rentrer chez lui. Il fait le calcul. Il ne lui faudrait que 8 000 dollars par an pour s’assurer une existence paisible sur cette île d’à peine dix kilomètres carrés. Encore mieux: selon les formules mathématiq­ues couchées sur papier, il pourrait mener cette existence en n’ayant plus à travailler. “Je découvrais une nouvelle manière de vivre”, se souvient-il. Quelques mois plus tard, Jeremy vend sa grande maison en banlieue de Seattle, refourgue sa berline, s’installe dans un studio et ne se déplace plus qu’à vélo. Surtout, il travaille d’arrache-pied. En vue: une promotion rapide et encore plus d’argent sur son compte en banque. Cela arrive au milieu de l’année 2012. Jeremy fête ses 38 ans et envoie le message suivant à 4 000 destinatai­res, tous employés de Microsoft: “J’arrête tout. À bientôt.” “Tout le monde pensait que je partais en secret chez un concurrent. Mais non. J’étais enfin libre, pour toujours.”

Depuis, Jeremy Jacobson voyage en permanence, en quête d’un “été perpétuel”, élève son jeune fils avec sa femme Winnie, et profite de ses “52 semaines de vacances par an”. Tout ça grâce à ses économies et des investisse­ments un peu

malins. Un rythme plutôt peinard qu’il chronique en détail sur un blog, et qui séduit de plus en plus. Vicki Robin, auteure du best-seller Your Money or Your Life, s’en est rendu compte elle aussi: “Sur la plateforme participat­ive Reddit, plus de 400 000 personnes débattent quotidienn­ement depuis plus d’un an sur la manière de prendre leur retraite avant 40 ans, et même, pour beaucoup, avant 30 ans. Elles viennent de partout dans le monde, même si c’est très américain.” Pour communique­r, ces personnes se sont donné un nom: le mouvement “FIRE”, pour “Financial Independen­ce Retire Early”. En clair, il s’agit de trouver le meilleur moyen de mettre assez d’argent de côté pour sortir du marché du travail, sans jamais avoir à y revenir. Tout ça le plus rapidement possible. À 72 ans, Vicki Robin est considérée comme la “Ève de Adam et Ève” de cette “sous-culture”, dont elle a établi les bases: se libérer de la société de consommati­on, ne plus être “victime d’un job qui vous aspire tout entier ni esclave du salaire”. Logique, dit-elle. “Personne ne veut se lever tous les matins pour aller s’asseoir dans un box au milieu d’un open space, se connecter sur un ordinateur et travailler à l’heure comme une personne louée pour une durée déterminée. Ce n’est pas une vie enrichissa­nte, ça n’a même aucun sens de faire ça!” L’auteure n’a plus mis la main à la patte depuis bientôt 50 ans. À la place, elle investit son argent dans la marijuana et quelques fermes locales depuis le ponton de sa maison perchée au-dessus du Puget Sound, dans l’état de Washington. Et, tandis qu’elle finalise la réédition de son vieux succès de librairie, prévue courant 2018, elle guide les fameux “millennial­s” en quête de coups de pouce concernant la marche à suivre. “Je ne suis plus le loup solitaire au milieu d’une contrée sauvage, éclaire Vicki. Tous ces jeunes et moi sommes maintenant des alliés.”

“On n’a pas de hobbies particulie­rs”

À Portland, dans l’oregon, Emma Pattee réunit chaque semaine une centaine d’adeptes autour d’un gigantesqu­e apéritif dînatoire. Le but: suivre les progrès de chacun vers la porte de sortie du marché du travail. Un sésame atteint il y a déjà deux ans pour elle, à 26 ans seulement. “J’y pensais dès mes études à Boston, alors je me suis lancée dès que possible.” Une pause. “Tout le monde pense que c’est facile, que ça demande juste un peu d’organisati­on. Mais c’est faux. Ça peut être très rude.” Elle a choisi de commencer par réduire ses dépenses au maximum. Une chambre simple dans la maison des parents de son compagnon du moment: 250 dollars par mois. Un abonnement à la salle de sport municipale, “où toutes les machines étaient à moitié cassées”: cinq dollars par mois. Et une règle stricte: jamais plus de quinze dollars par semaine pour les loisirs. “Ça représente tout juste deux verres dans un bar.” Pour résumer sa vie de l’époque: “Je ne partais jamais en week-end ni en vacances, je ne me suis pas offert un seul vêtement ou même un repas au restaurant pendant toute cette période. Je mangeais du riz et des haricots dans la chambre avec mon mec.” Parallèlem­ent, Emma Pattee travaillai­t alors comme directrice de communicat­ion. D’abord pour un sénateur de l’état du Massachuse­tts, puis pour une grosse boîte de cosmétique­s. Avant d’être conquise par une entreprise de nouvelles technologi­es de la Silicon Valley. “Je m’en foutais de la carrière, je regardais juste l’argent que je pouvais me faire”, se souvient-elle. Sur les 79 000 dollars annuels qu’elle gagne, elle en met plus des trois quarts sous le matelas et, à 21 ans, décide d’investir dans une maison dans l’idée de s’assurer un revenu plutôt facile pour les prochaines années. Si elle a parfois le sentiment d’avoir été “un peu trop extrême”, Emma ne regrette rien. D’autant que l’époque n’a pas grand-chose à offrir à sa génération, dit-elle. Les robots feront bientôt le boulot à notre place, et comme l’a prouvé la crise de 2008, tout est trop fragile pour s’y adonner sérieuseme­nt. Russell Romney, 21 ans, pense la même chose. Fraîchemen­t diplômé de l’université de l’idaho, actuelleme­nt ingénieur informatiq­ue, il considère que le niveau de bonheur ne fait que s’effondrer depuis des années, et peu importe le nombre de voitures possédées ou la rémunérati­on. “C’est bien la preuve que le rêve américain, partagé par toutes les sociétés occidental­es, est complèteme­nt absurde. Il n’aurait jamais dû être valide.” Alors pour Russell, c’est décidé: il mettra un terme à sa carrière profession­nelle “à 35 ans maximum”.

Et après? Sur la côte ouest des États-unis, Sara Bine et son mari, Robert –elle graphiste free-lance, lui responsabl­e marketing en ligne dans une start-up–, vivent dans un petit appartemen­t avec un matelas posé au sol comme seul mobilier. Ils ont de bons salaires, dépensent peu, mettent de côté. Le plan fonctionne à merveille. Mais parfois, ils sont pris d’angoisse. “On a envie de s’éclater dans les prochaines années, mais on ne sait pas vraiment comment, explique Sara. On n’a pas de hobbies particulie­rs, à part la lecture.” Ils ont bien prévu quelques voyages sur des continents divers, mais sans trop savoir quoi y faire. Pourquoi tel pays plutôt qu’un autre? Et une fois sur place? Des questions récurrente­s, selon Vicki Robin. “Ces gens-là gagnent quatre ou cinq décennies de temps libre. Très bien. Mais très peu ont réfléchi à comment les occuper”, regrette-t-elle. Certains se lancent dans des combats associatif­s, pour la protection des tortues ou contre les déchets plastiques. D’autres dédient des semaines entières au mouvement FIRE avec, par exemple, la réunion annuelle de Chautauqua, en Équateur, ou les camps de Peter Adeney, alias “Mr. Money Mustache”, un blogueur référence. Les dizaines de places du prochain, organisé fin mai à Seattle, ont été vendues en moins d’une minute. Mais le reste du temps, ces jeunes retraités subissent souvent des “crises existentie­lles”. “Beaucoup de personnes ayant rejoint ce mouvement sont des gens travaillan­t dans le milieu de la tech’, raconte Emma Pattee. Alors pour eux, c’est comme un jeu, ils ont résolu l’équation. Ils sont heureux d’avoir hacké la société. Mais ils n’ont pas pensé au reste.” Une fois leur pari remporté, beaucoup tombent en dépression. Une récente étude de l’université Cornell, aux États-unis, a même fait un lien entre retraite avancée et mort précoce. L’arrêt du travail en dessous de 62 ans augmentera­it les risques de décès prématuré de presque 20%. Emma Pattee: “L’entourage de nombreuses personnes est lié à leur travail. Leur statut social vient de là, leurs activités aussi, leurs amitiés également. Une fois débarrassé­s de tout cela, certains se retrouvent face à l’ennui. Et l’être humain n’est pas fait pour être tout seul.” La jeune femme l’avoue, d’ailleurs: depuis quelques mois, elle a l’impression d’avoir quelque peu “trahi” ses amis retraités. Et se sent comme “le vilain petit canard” de la bande. Qu’a-t-elle donc fait? Elle souffle, à voix basse: “Je ne supportais plus cette solitude, moi non plus. Alors j’ai repris un job, à mi-temps.”

“Ces gens-là gagnent quatre ou cinq décennies de temps libre. Très bien. Mais très peu ont réfléchi à comment les occuper” Vicki Robin, auteure de Your Money or Your Life

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France