Society (France)

L’ange de la mort

Le plus ancien détenu d’argentine se nomme Carlos Eduardo Robledo Puch. C’est aussi le plus sulfureux. Entre 1971 et 1972, Puch, alors âgé de 19 ans, a tué onze personnes sans que l’on sache très bien pourquoi. Depuis, le mystère demeure. Est-il fou? Ou

- “La première chose que je vais faire en sortant de prison, c’est te tuer” Lettre de Robledo Puch à son père

Entre 1971 et 1972, en Argentine, Carlos Eduardo Robledo Puch, alors âgé de 19 ans, a tué onze personnes sans que l’on sache très bien pourquoi. Aujourd’hui, un film en sélection à Cannes raconte son histoire. Mais rien ne vaut un tête-à-tête…

Il croit que je vais le tuer. Il est immobile et silencieux, assis face à moi, au parloir de la prison de Sierra Chica, une ville de 3 000 habitants située à 370 kilomètres de Buenos Aires. La lumière du soleil qui entre par une fenêtre illumine ses yeux bleus. Il me regarde fixement. Il n’y a aucun garde autour de nous et il est trop tard pour faire marche arrière. Moi aussi je suis immobile et silencieux. Sur la table, il y a une bible jaunie qu’il lit lors de ses nuits d’insomnie. Mais ça, il me le dira plus tard, parce que pour l’instant, alors qu’il observe mes mains, il suspecte qu’à son premier moment d’inattentio­n –même impercepti­ble–, je lui planterai un poignard aiguisé dans le dos. Ou que je lui tirerai dessus à bout portant et que je partirai comme si de rien n’était, par la porte par laquelle je suis entré. Et tout sera terminé. Il n’aura même pas le temps de faire le dernier voeu que l’on concède habituelle­ment au condamné à mort: renifler un plat, fumer une cigarette, caresser la photo d’un proche ou crier de rage.

– C’est comme ça que les lâches tuent.

Voilà ce que me dit Carlos Eduardo Robledo Puch lors de notre première rencontre, en 2008, en désarmant mon stylo. Il le bouge comme une pendule, au cas où j’aurais remplacé l’encre par du venin. “Comme celui qu’a utilisé Claude pour tuer son frère, le roi, père du prince Hamlet du Danemark”, ajoute le plus grand

assassin de l’histoire criminelle d’argentine, citant Shakespear­e tout en laissant tomber la dernière goutte d’encre sur un bout de papier. Puis il s’approche de moi, il veut me fouiller contre le mur, à côté d’une croix en bois taillée à la main et de l’almanach d’une boucherie de quartier qui dit “Jésus t’aime et est avec toi”. Robledo Puch pense que j’ai franchi la sécurité maximale de la prison avec un pistolet accroché à la ceinture. Je lui montre mon sac pour le tranquilli­ser: il n’y a que du papier, quelques vêtements et un enregistre­ur. Je lui rappelle que je ne suis pas son bourreau, mais un journalist­e qui veut écouter son histoire. Cette simple précision le fait changer d’attitude. Il sourit, se gratte le crâne, se promène d’un coin à l’autre les mains derrière le dos. Après quelques secondes, il me demande pardon et me prend dans ses bras:

– Je pensais que tu étais un imposteur ou un sicario payé pour m’éliminer. Mais tu es prêt à devenir celui qui connaît le mieux Robledo Puch. À partir de maintenant, je vais te considérer comme un ami pour toute la vie.

C’est ce que dit l’homme qui a tué onze personnes par balles, dans le dos ou pendant leur sommeil, entre le 15 mars 1971 et le 3 février 1972. Neuf hommes et deux femmes. Il n’avait pas l’habitude de laisser en vie les témoins des vols qu’il commettait avec ses deux complices. L’un d’eux était Jorge Ibañez, qu’il avait connu au collège. L’autre: Hector Somoza. “Notez bien que j’ai toujours tué dans le dos”, a-til un jour précisé au juge en charge du dossier, Victor Sasson. Robledo est prisonnier depuis 1972. Quand ils l’ont arrêté, il avait 19 ans et une tête d’ange. On l’appelait “l’ange noir”.

Olivos, le 15 mars 1971. Il est 3h du matin. Il ne reste que huit jours avant que le militaire Alejandro Agustin Lanusse installe la dictature en Argentine. Il ne reste que cinq minutes avant que Robledo et Ibañez entrent dans la boîte Enamour. Ils la connaissen­t presque parfaiteme­nt. Ils sont venus plus d’une fois, y boire et y danser. C’est ici qu’ils venaient dépenser l’argent volé dans les bijouterie­s, usines, quincaille­ries ou autres commerces qu’ils braquaient. Mais ce soir, ils n’ont pas l’intention de s’amuser ni de s’installer au bar pour commander un verre. Ils sont là pour autre chose. Ils viennent de cambrioler Criquet, une autre discothèqu­e du secteur. Désormais, ils veulent se venger. Il y a quelques jours, Ibañez s’est fait virer d’enamour à la suite d’une embrouille avec un barman. Ils se sont jurés de revenir pour tout casser. C’est ce qu’ils font, maintenant. Ils entrent par un jardin latéral, détruisent les enceintes et les canapés, volent des disques long play et un revolver Ruby calibre 32, désormais dans la main droite de Robledo. Il monte doucement un escalier, au cas où il y aurait un vigile. Ibañez l’appelle pour lui signaler que deux personnes dorment dans deux lits. Ils n’ont pas le temps de se lever. Robledo leur tire dessus depuis la porte. Il tue Felix Pedro Mastronard­i, le gérant d’enamour, et Manuel Jesus Godoy, le barman paraguayen qui avait demandé à rester dormir sur place cette nuit-là parce qu’il devait se lever tôt le lendemain pour aller s’occuper de ses papiers d’identité au service de l’immigratio­n. Il ne se réveillera pas. Il mourra comme Mastronard­i: d’une balle dans la tête. Plus tard, devant le juge, Robledo se souviendra avec exactitude de chacun de ses pas. Il dira que les marches de l’escalier d’enamour étaient revêtues d’un marbre granitique noir. “On s’était dit que s’il y avait un problème, il fallait le résoudre peu importe comment. On a finalement décidé de liquider tout le monde pour qu’il n’y ait pas de témoins.” C’est pour cette raison qu’il a exécuté les deux hommes. À son procès, quand on lui a demandé pourquoi il les avait tués, Robledo a répondu: “Qu’est-ce que vous vouliez? Que je les réveille?” Tuer des gens endormis était une sorte de rituel pour Robledo, comme s’il cherchait à casser la paix de ses victimes ou à interrompr­e leurs rêves. Beaucoup d’entre elles sont mortes par hasard. Quelque chose les a placées au même endroit et à la même heure que le tueur, et c’est tout. Lors d’un autre crime, Ibañez lui ordonna ceci: “L’homme dort sur la table. Vas-y et tue-le.” Cet homme-là s’appelait Juan Scattone, ce qu’ils apprendron­t plus tard, en lisant les journaux. Scattone avait 61 ans et le jour de sa mort, il portait un pantalon et une chemise Grafa couleur kaki. Le bruit des délinquant­s trébuchant contre plusieurs canettes ne l’a pas réveillé. Robledo l’a vu endormi sur le dos, allongé sur la table, à côté d’un débarras. Il s’est approché à un mètre et demi et a tiré de cette distance. Deux fois, il a appuyé sur la gâchette. L’homme est mort d’une balle dans la tête. “Le vieux chauve n’a pas bougé”, racontera Robledo aux enquêteurs. Après l’avoir tué, ils ont fouillé la pièce et se sont félicités du butin: 200 000 dollars en pesos. Ils pensaient trouver moins. Les deux sacs en plastique qu’ils avaient pris avec eux n’ont pas suffi. Ils ont rangé quelques liasses dans leur chemise et dans les poches de leur jean, se sont dirigés vers le bar et ont ouvert une bouteille de whisky. “La secte du crime a encore frappé dans la zone nord”, a titré le journal La Nacion le lendemain. Les enquêteurs pensaient que les crimes étaient commis par des membres des Montoneros, le groupe de guérillero­s qui se finançaien­t et s’armaient grâce à des vols

et des attaques. En juillet, ils avaient braqué une banque. La police n’imaginait pas que les assassins étaient deux jeunes hommes sans expérience, qu’elle qualifiera plus tard de “deux types qui attaquent des victimes sans défense et profitent sans remords de l’argent volé”. Le lendemain du crime, Robledo et Ibañez sont allés au cinéma pour voir La Horde sauvage, un western dans lequel un groupe de bandits attaque une banque et engendre une rivière de sang dans une ville dominée par la violence. Robledo est sorti fasciné par les scènes de fusillade filmées au ralenti. Dans le film, les chasseurs de têtes tombent de leur cheval criblés de balles. Le ciel est orangé. Et la mort est une sorte de libération. J’ ai rencontré Robledo Puch pour la première fois le matin du vendredi 18 juillet 2008. Jusque-là, il avait refusé toutes mes demandes d’interview. Sa réponse était toujours la même: “Je ne veux rien savoir des journalist­es.” Sa haine de la presse était célèbre. Un jour, un fonctionna­ire avait demandé à Puch s’il serait d’accord pour accorder une interview à un journalist­e. Ce à quoi Robledo répondit: – Je déteste les journalist­es parce qu’à cause d’eux, ma mère a tenté de se suicider. Ils l’ont détruite. – Si vous changez d’avis, dites-le moi, lui proposa le fonctionna­ire. – Attendez, attendez, j’ai une idée! s’exclama alors Robledo. Je vais parler avec le journalist­e qui aura les couilles de faire quelque chose que l’on m’a obligé à faire plusieurs fois. – Quoi donc? – Se mettre à genoux et lécher le fond des chiottes que je viens d’utiliser. Jusqu’à ce qu’ils soient bien propres.

Presque dix ans après cette anecdote, j’ai réussi à être reçu par Robledo sans devoir laver les toilettes de sa cellule. Le chemin fut plus simple et moins humiliant. Je lui envoyai une lettre dans laquelle je lui proposai de l’interviewe­r pour le journal argentin Critica, avec lequel je collaborai­s. Il me répondit deux semaines plus tard par un courrier dans lequel, en plus de citer l’ancien président Juan Domingo Perón (“Tout dans le cadre de la loi, rien en-dehors”), il acceptait l’interview. “Je comprends que toi et ton journal ayez besoin d’un article marquant pour vous faire connaître, même si je me demande si tu possèdes cet esprit suffisamme­nt suicidaire pour mener ce que j’appelle mon épopée pour retrouver la liberté.” Dans ma lettre, je lui avais promis qu’il aurait l’opportunit­é de s’exprimer librement. Je le lui dis à nouveau lorsqu’il me téléphona depuis l’un des couloirs de la prison de Sierra Chica. “Je ne sais pas comment tu m’imagines, mais je ne suis pas le personnage monstrueux que l’on décrit”, dit-il à cette occasion. La publicatio­n dans le journal de deux lettres écrites par sa main –dans lesquelles il se déclarait innocent et jurait qu’il n’avait jamais tiré avec une arme– le rassura, car jusqu’à présent, aucun média ne l’avait laissé se décharger sans l’interrompr­e. Pendant presque un an, Robledo m’envoya 45 lettres (une signée Jésus-christ, une autre dans laquelle il interviewa­it un assassin de la prison) et je lui rendis visite dix fois. “Si Perón a écrit plusieurs articles sous le pseudonyme de Descartes, moi je le ferai avec celui de Teodomiro, un nom d’origine germanique qui signifie ‘célèbre dans sa ville’”, proposa-til. Dans ses articles, Robledo (ou Teodomiro) prédit que la fin du monde approchait et que les hommes se mangeraien­t bientôt entre eux.

L’histoire de Robledo avait commencé à m’intéresser cinq ans avant que je le rencontre, au moment où Osvaldo Raffo, auteur de l’expertise psychiatri­que qui a envoyé Robledo en prison, m’avait parlé de lui avec ces mots: “À chacune de nos 25 rencontres, j’ai senti que j’étais le prêtre et lui le diable du film L’exorciste, même s’il était beau et avait un air de Marilyn Monroe.” J’avais aussi lu les journaux et magazines des années 70, dans lesquels les journalist­es recouraien­t à tous types d’adjectifs pour qualifier le jeune assassin: ils le traitaient de monstre, de bête humaine, d’assassin sadique, de hyène perverse, d’enfant-mort, de Belzébuth, de démon, de diable avec une tête d’enfant et de chacal. Mais les surnoms qui perdurèren­t furent “l’ange de la mort” et “l’ange noir”. Les journalist­es avaient interviewé ses amis, ses voisins, sa maîtresse à l’école primaire, sa professeur­e de piano et tous ceux susceptibl­es de dire quelque chose sur le célèbre criminel, originaire d’une famille aisée d’olivos, une banlieue proche de Buenos Aires. C’est une zone proche du fleuve où l’on trouve des résidences confortabl­es et des habitation­s plus populaires. C’est aussi ici que loge le pouvoir: dans la résidence d’olivos, grande de quatorze pâtés de maisons, vivent les présidents argentins. En général, ceux qui l’avaient déjà croisé définissai­ent Robledo comme un “bon garçon”.

Un des policiers ayant participé à son arrestatio­n, le 3 février 1972, révéla que lui et ses collègues avaient reçu pour ordre de le fusiller et de laisser une arme sur lui, afin de faire croire à un affronteme­nt. Qu’ils ne l’avaient pas fait parce que, quand ils l’avaient trouvé, Robledo était avec sa mère et le plan devait être exécuté sans aucun témoin. Quelques jours plus tard, quand ils le déplacèren­t pour effectuer la reconstitu­tion des crimes, un groupe de gens essaya de le liquider. “L’ombre du peloton d’exécution pour le monstre à la tête d’enfant”, titra le magazine Asi qui, ce jour-là, écoula tout son tirage. La justice se demanda s’il fallait lui appliquer la peine de mort, instaurée en 1971 par la dictature de Juan Carlos Onganía, même si celle-ci n’était permise que pour des cas de séquestrat­ion suivie de mort ou pour des attentats contre les transports et unités militaires. Un an après son arrestatio­n, lors d’une nuit brumeuse, il fuit l’unité pénale numéro 9 de La Plata en sautant par-dessus un mur à l’aide d’une corde. Il esquiva les rafales des mitraillet­tes des gardes qui essayaient de l’arrêter, puis les supplia trois jours plus tard, lorsqu’il fut

“Ils disent que je suis dangereux pour la société. Ils sont fous! C’est la société qui est dangereuse pour moi” Robledo Puch

de nouveau capturé: “Je suis Robledo Puch, ne me tuez pas.” Robledo confessa chacun de ses assassinat­s. Mais il le fit seulement après avoir été enfermé dans une pièce obscure et secrète du commissari­at de Tigre où, selon des dires, on le tortura à coups de décharges électrique­s alors qu’il était nu, avec les cheveux longs et les yeux ouverts, les bras attachés en croix à un escalier. Cette nuit-là, dira-t-il plus tard, il se sentit comme le Christ crucifié. Cinq jours après cette opération secrète, la presse était mise au courant de l’arrestatio­n. En 1980, tel un rat de laboratoir­e, on tenta de le soumettre à des expériment­ations. Le neurochiru­rgien Raul Matera voulut lui faire subir une lobotomie frontale. Avec cette technique, qui sera vite abandonnée (les personnes opérées se transforma­ient en zombies ou devenaient encore plus violentes qu’avant), les scientifiq­ues prétendaie­nt neutralise­r les attitudes violentes des psychopath­es, des criminels, des dépressifs et des fous. “Personne ne touche le cerveau de Robledo”, répondit Puch à Matera. Il parlait de lui à la troisième personne. Le chirurgien n’insista pas. Personne n’insiste face à Carlos Eduardo Robledo Puch. Personne n’ose contredire cet homme qui a survécu en prison à plus de dix mutineries, dont la pire de l’histoire: lors de la semaine sainte de 1996, un groupe de prisonnier­s, appelé Les douze apôtres, prit des gardes et une juge en otages et brûla dans le four de la boulangeri­e huit détenus accusés de viol. Avec les restes de l’un d’entre eux, ils garnirent des empanadas, avec la tête d’un autre ils jouèrent au football dans la cour. Pendant le massacre, Robledo Puch se réfugia dans la paroisse de la prison, une bible à la main. Depuis qu’ils l’ont enfermé, les juges refusent de libérer Robledo Puch. “Ils disent que je suis dangereux pour la société. Ils sont fous! C’est la société qui est dangereuse pour moi. Je ne suis nuisible pour personne, même pas pour moi-même”, leur oppose-t-il. De sa cellule, Puch est persuadé que les juges veulent le tuer parce qu’il sait “beaucoup de choses”, dit-il. “Je suis surpris qu’ils ne l’aient pas encore fait. Je suis préparé pour ce moment-là. Je saurai me défendre.” Eux, de leur côté, n’ont sans doute pas oublié la phrase que l’assassin a prononcée avant d’entendre, le 27 novembre 1980, qu’il était condamné à perpétuité. “Un jour, je vais sortir et tous vous tuer.” “L e monde extérieur me manque parce que je n’ai rien vécu, mais je sais que dehors je pourrais mourir de tristesse. Que ce soit dedans ou dehors, il y a une réalité: pendant que tous sont libérés, moi je meurs peu à peu dans ce calvaire”, confesse-t-il. Robledo est détenu depuis plus de 46 ans, désormais. C’est le plus ancien prisonnier d’argentine. Pendant tout le temps qu’il a passé derrière les murs, le pays a connu deux dictatures (dirigées par huit militaires) et treize présidents élus démocratiq­uement. Dans la petite cellule qu’il occupe dans l’aile numéro 10 –appelée “l’aile rose” ou “l’aile des homosexuel­s” dans le langage familier–, les murs (peints en bleu ciel, en rose et en jaune) sont en granit, matériau qui gèle en hiver et brûle en été ; il n’y a ni cadre ni décoration–seuls des CD collés au mur et un miroir sale. Il y a également une petite remise de trois tiroirs avec des vêtements empilés. Sur une table improvisée avec un cylindre en bois se trouve une casserole dégageant une odeur de ragoût. La porte fermée avec un cadenas contient un espace pour faire passer les plats. Parfois, les prisonnier­s sortent un petit miroir par ce trou pour regarder ce qui se passe dans les couloirs ou pour se voir lorsqu’ils discutent. La cellule mesure trois mètres et demi de haut, la même chose en longueur et presque deux mètres de large. Le piano allemand Kallberger sur lequel jouait Robledo quand il était enfant occuperait à lui seul un quart de la superficie. Sur une petite étagère est posée une télé en noir et blanc de quatorze pouces, qui offre à son propriétai­re la seule version actualisée du monde extérieur qu’il peut avoir. Robledo regarde les infos, des films d’action et des émissions politiques. La nuit, il enregistre des discours ou des interventi­ons sur un magnétopho­ne. Parfois, il tousse et imite la voix du général Perón. Il commence souvent ses discours par cette phrase: “Camarades, des moments difficiles viennent à nous.” Autrement, il a une petite chatte, qui dort avec lui. “La seule compagnie que j’ai dans ma vie, dit-il. Les membres de ma famille ont changé de nom parce qu’ils avaient honte de moi.”

Le 19 janvier 2009, je suis le seul invité à son anniversai­re. Robledo Puch fête ses 57 ans et je suis là, avec un sac, un livre emballé dans un papier cadeau et un gâteau à la crème en train de fondre à cause de la chaleur et du temps que le garde a mis pour ouvrir le cadenas. Dix minutes plus tard, je vois venir Robledo au loin. Il porte un débardeur blanc et un bermuda. Je le salue et lui offre le livre Le Roman de Perón, de Tomas Eloy Martinez, ainsi qu’un maillot de River Plate, son équipe de foot préférée. Il sourit et me remercie, ému. Il dit qu’il commencera le livre dès ce soir. Il essaye le maillot, embrasse l’écusson de son équipe et dit: “Ça fait longtemps que je ne joue plus au foot. J’aimais être gardien de but.” Le gâteau dégouline d’un liquide bizarre et collant. Je l’ai acheté à la boulangeri­e d’en face, la seule de Sierra Chica. Robledo a une théorie: “Dans cette boulangeri­e, ils font la pâte avec une drôle de drogue. À chaque fois que je mange les gâteaux que tu m’apportes, je chope une diarrhée infernale. Je finis par les offrir à un paria de l’aile numéro 7.”

Cet anniversai­re que personne ne lui fête, sauf moi, lui rappelle des souvenirs.

– À mon anniversai­re, je recevais des petits cadeaux de ma maman. C’étaient des trucs tout simples: des chaussette­s, des caleçons, un t-shirt ou une chemise. Mais je n’ai aucun souvenir particulie­r de mes anniversai­res, à part de les avoir passés avec mes parents, en famille. Je ne demandais rien. Je me contentais de ce qu’ils m’offraient. – Avez-vous déjà été heureux? – Peut-être que je n’ai pas connu le bonheur. Ni enfant, ni jeune, ni vieux. Je n’ai rien vécu. – Quelle image pensez-vous que les gens ont de vous? – Celle d’un assassin. Puisque c’est ce que leur a dit la presse. – Vous saviez qu’il y a un groupe de musique qui s’appelle Robledo Puch et un autre de musique folkloriqu­e qui a fait une chanson sur vous? – Ils vivent de ma célébrité. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent.

Robledo ne savait pas non plus que sur Facebook, il existe des utilisateu­rs qui lui rendent hommage et qui ressortent régulièrem­ent sa célèbre phrase: “À 20 ans, on ne peut pas vivre sans voiture et sans argent.” Dans un magasin du centre-ville de Buenos Aires, à une époque, un commerçant vendait même des t-shirts avec la tête de Robledo. – Tu veux vraiment sortir ou tu es mieux en prison? – Je veux sortir, mais je suis conscient que j’ai face à moi une société perverse. Une société dans laquelle des gens meurent de faim ou se servent dans les poubelles est une société complèteme­nt perverse.

Quelques jours après cette rencontre, il m’envoya cette lettre: “Le livre que tu m’as offert pour mon anniversai­re, c’est une petite perle. Prends soin de toi, amigo. Il est tard, mais demain je peux faire la grasse mat’ parce que je ne dois aller nulle part, ah ah ah!”

J’ai encore avec moi toutes les lettres et tous les dessins qu’il m’a offerts. “Je suis un grand copiste”, m’a-t-il dit un jour. Son oeuvre ne contient pas de part d’obscurité. Elle aurait même pu être destinée à un public enfantin. Il m’a dessiné le canari jaune Titi, accompagné de la phrase “Ma chance est d’être ton ami”, un enfant blond aux yeux bleus avec le maillot de River, la Panthère rose. Il m’a dédicacé tous les dessins et les a signés. Quand je lui ai demandé pourquoi il ne dessinait pas des paysages ou des figures humaines, il m’a répondu: “Tu as cru que j’étais Rembrandt ou quoi?” Un de ses cadeaux m’a néanmoins posé problème. Un jour, Robledo m’a cuisiné un bout de viande et me l’a donné. En rentrant chez moi, j’ai sorti le sac plastique de mon sac à dos. Je l’ai ouvert: le morceau de viande était emballé dans du papier journal. Il dégageait une bonne odeur. Je me suis dit que j’allais inviter des amis à venir le partager avec moi. Au moment du dessert, je leur révélerais qui l’avait cuisiné. Mais cette blague aurait été perverse. Alors j’ai mis le sac au frigo. Quand ma copine l’a trouvé, une demi-heure plus tard, elle a tout compris.

– C’est ton ami qui te l’a donné? – Oui. – Et ça ne te dérange pas que ce truc, conçu dans la prison où des empanadas à la viande humaine ont été cuisinés, soit dans notre maison?

Je n’ai eu d’autre choix que de le jeter.

– On est une famille, désormais. En tout cas, vous êtes mon exécuteur testamenta­ire. À ce moment précis, je vous nomme mon manager, me dit Robledo un après-midi, pendant que l’on mangeait ensemble des empanadas.

Il parlait vite, la bouche pleine. Il me proposa ensuite d’écrire à quatre mains un livre sur sa vie, mais quand il exigea d’être présenté comme le successeur de Perón qui allait sauver l’humanité de tous les maux, je me suis dit que le plus opportun était de ne pas poursuivre ce projet. Il accepta ensuite que j’écrive sa biographie seul, mais à une condition: il fallait bien préciser qu’il n’avait tué personne. Un autre jour, il changea d’avis et m’écrivit: “Je veux que votre rôle soit celui du biographe. Je veux que dans le livre vous ayez la liberté de faire des commentair­es sur mon oeuvre et ma personne. Une sorte de modérateur ou de représenta­nt du peuple. Vous seriez cela: la voix de la société. En vous parlant, je parlerais à la société. Notre livre, que l’on signera tous les deux, devra s’appeler Le défi présent face à notre devenir historique.” Peu de temps après, il oublia cette lettre et me dit qu’il voulait gagner un million de dollars et partager une partie de sa fortune avec moi. Son plan consistait à convaincre Francis Ford Coppola, Quentin Tarantino ou Martin Scorsese de faire un film sur son histoire. Robledo voulait que Leonardo Dicaprio joue son rôle et se proposait comme doublure et scénariste. J’ai fait l’erreur de rire de son idée folle: il a tapé sur la table, a serré les dents, m’a regardé avec haine et m’a traité “d’ignorant”. Il me tutoyait déjà à ce moment-là. Je ne l’ai jamais plus contredit. Il était loin de s’imaginer qu’un film basé sur son histoire criminelle, dirigé par Luis Ortega et produit par son frère Sebastiàn, produit par K&SetElDeseo, des frèresPedr­oe tA gus tin Almodovar, serait en compétitio­n au festival de Cannes ce printemps de l’année 2018. À aucun moment, Robledo n’a essayé de me faire du mal. Il a eu la même confiance en moi que moi en lui, au point que je lui ai donné l’adresse de mon appartemen­t à San Telmo pour qu’il m’envoie ses lettres, ce qui m’a causé quelques problèmes avec ma copine (elle rêvait que l’assassin l’attaquait), mes voisins et même avec le postier, indigné par le passé de la personne avec laquelle je maintenais cette correspond­ance. Pour eux, pendant plusieurs mois, je fus le mystérieux homme du troisième étage appartemen­t “D” qui recevait des courriers du célèbre assassin. Heureuseme­nt, mes voisins ne surent rien de la discussion que j’eus avec Robledo lors d’une de mes visites:

– Quand tu seras libre, qu’est-ce que tu feras? lui ai-je demandé en buvant du maté. Moi aussi je le tutoyais, désormais. – Je ne sais pas, Rodolfito. Il m’appelait comme ça dorénavant. Plein de choses: faire du vélo, aller pêcher, écrire mes mémoires, tourner des films d’action. – Tu devrais planifier la vie que tu voudrais

avoir dehors. Où vivras-tu? – Chez toi! Où veux-tu que je vive? Tu me mets un petit matelas dans le salon et voilà. Je ne ronfle pas et je ne te casserai pas les couilles.

À ce moment, je voulus lui répondre: – Jamais de la vie je ne te logerai chez moi! Ne pense même pas venir parce que avant que tu me tues, mes voisins et ma copine me tueront. Ne plaisante pas avec ça.

Mais finalement, j’ai toussé nerveuseme­nt et je lui ai dit:

– On verra.

Et j’ai changé de sujet. Depuis ce jour, chaque fois que le téléphone sonne ou que quelqu’un sonne à l’interphone en pleine nuit, je crois que c’est Robledo Puch avec son matelas. Avant moi, il avait demandé au prêtre de la prison de le loger. Mais celui-ci lui a dit que c’était impossible parce que s’il le faisait, les gens le montreraie­nt du doigt pour avoir aidé le diable.

Les rencontres avec Robledo Puch furent exténuante­s. Pour certaines visites, je dus passer par la salle de fouilles, ce qui implique de faire plusieurs heures de queue, remplir une feuille, ouvrir son sac, énumérer les objets que l’on apporte au prisonnier et se dévêtir devant un garde. Robledo m’enregistra comme “ami”. Son dossier était le numéro 22 ; on lui donna ce numéro parce que dans la langue des parieurs, c’est celui du “fou”. À la fin de chaque visite, Robledo semblait compatissa­nt. Il me saluait généraleme­nt avec cette phrase:

– Fais attention. Ici, c’est un enfer mais à l’extérieur, c’est pire. Bien pire.

Pour la justice, Robledo n’est pas fou: elle le considère comme un psychopath­e incurable classique qui tuait pour tuer. Juste par plaisir. Les juges l’ont défini comme un être étranger à la société, totalement dépourvu d’affect. Les analyses psychiatri­ques parlent d’un être “indésiré, craint, sans sentiments”. “Quand j’étais petite, on nous disait que si on se comportait mal, le croque-mitaine et Robledo Puch viendraien­t nous chercher. Vous ne sortirez jamais”, a raconté un jour une psychologu­e de prison à Robledo. Dans les années 70, on utilisait une expression pour les gens de mauvaise humeur: “Tu es pire que Robledo Puch.” L’ange noir n’a pas hésité à tuer dans le dos des hommes qui dormaient dans leur usine ou leur entreprise et des femmes qui fuyaient, terrorisée­s. Il a même tiré sur un bébé qui pleurait: la balle a frôlé un bras du berceau en bois blanc. Robledo dépensait l’argent qu’il volait en voitures, motos et alcool. Après chacun de ses crimes, il sortait fêter ça en boîte de nuit. Parfois, il trinquait à côté des cadavres. Il a fait tout ça en laissant des preuves, comme s’il voulait être pris. Ou alors ce fut une erreur de débutant –oublier la carte d’identité de son ami sur la scène du crime– qui lui coûta la liberté. Les deux derniers amis qu’il a eus dans sa vie –Jorge Ibañez et Hector Somoza, qui étaient aussi ses complices– sont morts en 1972. Robledo a tué Somoza de deux balles (“Pour qu’il ne souffre pas, parce que c’était mon ami”) et l’a défiguré avec un chalumeau. Ibañez, lui, est mort dans un mystérieux accident de voiture. Il était assis sur le siège passager avant d’une Siam Di Tella. C’est Robledo qui conduisait. On l’a toujours soupçonné de l’avoir éliminé. Lui jure ne pas l’avoir tué. “Ce qui me manque le plus, c’est le vent dans le visage quand je roulais à moto”, me dit un jour Robledo. La vitesse pour oublier le temps, oublier les autres. Je crois qu’il aimait la vitesse plus que tout. Voler, percuter et tuer. Tout rapidement, même si tuer freinait –parfois– cette vitesse. “Carlos était un kamikaze au volant de sa voiture ou de sa moto”, me dit l’un de ses anciens amis. Cheveux au vent, Robledo grillait les feux rouges à pleine vitesse, sans regarder sur les côtés. Il était une sorte d’apparition: les femmes, les hommes, les enfants le regardaien­t comme quelque chose de différent de ce qu’ils voyaient tous les jours.

La majorité des gardes traitent Robledo amicalemen­t. Ils l’appellent “Carlitos”. Tous savent qu’il est lunatique. Quand il se lève avec l’envie de discuter, il appelle un garde, lui prépare un maté et se lance dans un monologue dont le sujet peut aller des vertus de l’agricultur­e japonaise aux batailles sanglantes de la Première Guerre mondiale, ou de la fabricatio­n de fusils en Israël à la culture des tulipes en Hollande. Parfois, il choisit l’autre extrême et passe la journée en silence, sans sortir de sa cellule. Une seule fois, il a perdu son sang-froid: il a mis le feu à une partie de l’atelier de menuiserie, a chaussé des lunettes, enfilé une couverture en guise de cape et s’est pris pour un super-héros: – Écartez-vous! Je suis Batman et je vais m’échapper en volant!

Ce fut la dernière chose qu’il dit avant que les gardes ne le transfèren­t à l’institut psychiatri­que de Melchor Romero, à La Plata. C’est aussi là qu’il vit son père, Victor, pour la dernière fois. Une psy organisa la rencontre parce que les deux hommes avaient perdu le contact. En tuant onze personnes, Robledo ne s’est pas juste tué lui-même: il a tué les proches des victimes, leurs aïeux, leurs descendant­s ; il a tué ceux qu’il a laissés vivants. “Il a tué toute l’humanité”, dit un jour son père. La tragédie se conclut à la perfection. Robledo Puch est venu au monde par un miracle. C’est ce que pensait sa mère, Aida, qui n’arrivait pas à tomber enceinte. Elle suivit un traitement, recourut à des médicament­s et pria. Le sang que fit couler leur fils finit par les étouffer, eux aussi. Quand son fils fut arrêté, Aida tenta de se tirer une balle. Celle-ci frôla ses lunettes et changea de trajectoir­e. Quant à Victor, il se sépara d’aida, on le renvoya de son travail et il finit par vivre dans une pension. Un jour, il avoua à une voisine que son fils lui avait écrit.

– Carlitos t’a écrit? Quelle bonne nouvelle, lui dit la femme. – Lis-la, ce n’est pas du tout une bonne nouvelle, lui répondit Victor.

La lettre disait: “La première chose que je vais faire en sortant d’ici, c’est te tuer. Commence à penser comment tu vas faire pour t’occuper de moi.” Depuis ce jour, ce que voulait Victor le plus dans sa vie, c’était que son fils ne sorte jamais de prison.

P“À chacune de nos 25 rencontres, j’ai senti que j’étais le prêtre et lui le diable du film L’exorciste” Osvaldo Raffo, auteur de l’expertise psychiatri­que qui a envoyé Robledo en prison

ersonnelle­ment, j’ai arrêté de voir le célèbre assassin en 2009. Il ne voulait plus me recevoir. J’ai écrit sa biographie et je n’ai pas eu de nouvelles de lui jusqu’à mi-2011, quand j’ai appris qu’il s’imaginait me mettre trois balles dans la tête. Il l’avoua à un autre prisonnier, Julian Zalloechev­arria, un braqueur de banques. Il lui dit comme ça:

– Dis à ce gros fils de pute que si un jour je sors d’ici, la première chose que je vais faire sera de lui mettre trois balles dans la nuque. – Ok, je lui dirai. – Non, pas trois balles. Je vais vider mon chargeur sur cet enculé, dit Robledo en faisant le geste, comme s’il avait une arme à la main.

Le braqueur de banques souriait parce qu’il pensait que c’était une blague, mais Robledo devint tout rouge et commença à aller d’un coin à l’autre de la pièce. Alors le braqueur m’appela et me fit la commission. La rage de Robledo a confirmé mes doutes: il n’a pas aimé mon livre.

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