Society (France)

La vie anti - bio

- PAR FRANÇOIS BLET / ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR

Près de neuf Français sur dix auraient consommé des produits bio en 2016. Mais pas eux. Alors que manger sainement est devenu banal, une minorité de Gaulois résiste, voire se fait une fierté de rester du côté non-bio de la vie. Par esprit de contradict­ion? Par mépris des modes? Ou par conviction? On est allé leur demander.

“Le bio, franchemen­t, je m’en fous. J’ai envie de croire que l’on ne nous vend pas des trucs qui vont nous faire crever dans les dix ans.” Stéphanie, 42 ans, joint le geste à la parole et jette un paquet de lardons sans label particulie­r dans son panier. Au vu du contenu de ce dernier, c’est certain, nous avons affaire à une future quiche lorraine. Attachée commercial­e dans l’hôtellerie, Stéphanie arpente les rayons de ce Franprix parisien avec la volonté “de ne pas acheter de bio, parce que c’est plus cher alors que c’est pas forcément meilleur du point de vue du goût”. Une notion de plaisir encore plus importante pour Morgan, 35 ans, qui ne boit jamais d’eau –“Il faut qu’il y ait au moins du sirop”– et mange essentiell­ement des pizzas et des burgers. “L’une de mes ex avait une machine pour cuire les légumes à la vapeur, raconte-t-il. C’était ma bête noire.” Tourneur dans le milieu du rap, Morgan achète peut-être du bio de temps à autre, mais par accident: “Si le packaging est joli, je fonce, c’est tout. De toute façon, foutu pour foutu, autant aller tout droit.” Mais ce faisant, Morgan et Stéphanie mangent à contre-courant. Selon un récent baromètre de l’agence BIO/CSA, près de neuf Français sur dix ont ainsi consommé du bio en 2016 –69% d’entre eux l’ont même fait régulièrem­ent, alors que la barre ne dépassait pas les 50% en 2015. Mais cette tendance ne préoccupe pas non plus William, 31 ans, qui affirme que “le bio n’est jamais vraiment bio. Les règles sont contournée­s ou propres à chaque région du monde”. Policier du RAID, il maintient pourtant “ne pas manger des trucs merdiques. [Il] n’achète jamais d’oeufs bio, par exemple,

mais ne [prend] pas non plus des oeufs de poules élevées en batterie”. Et s’il se sent “un peu culpabilis­é, mais sans plus”, par la pression écologiste de ses concitoyen­s –89% d’entre eux estimant, selon un sondage E. Leclerc, que les ressources de la planète disparaîtr­ont à court terme si l’on ne change pas nos habitudes–, il y voit surtout “beaucoup d’hypocrisie. Ne me parle pas de protéger la planète si tous les étés tu prends des long-courriers pour faire ton ascension du Machu Picchu. Si tu te lances dans un style de vie, je le respecte, mais consomme local et passe tes vacances dans la Creuse, tu éviteras de relâcher des tonnes de CO2 pour rien”.

“Les chiens domestique­s sont génétiquem­ent altérés et ça ne dérange personne”

De la culpabilit­é, on en trouve encore moins du côté d’éric, un informatic­ien de 45 ans. Blogueur et vice-président de l’associatio­n des climato-réalistes, il en a même fait un combat. “Je suis anti-bio et contre presque tout ce que proposent les écolos”, annonce-t-il fièrement. Mais lui signale avant tout un problème économique: “On nous dit que le bio est un choix, mais on est de plus en plus incités à en manger. Il y a un projet de loi qui prévoit de forcer les cantines scolaires à acheter au moins 20% de produits bio d’ici 2022, par exemple. Eh bien ça va faire monter les prix, et les gens ne pourront plus envoyer leurs enfants à la cantine. Moi je suis de gauche, j’aime les pauvres, et ça me pose un problème.” À l’écouter, c’est aussi parce qu’il aime les arbres qu’éric s’oppose au tout bio: “Près de chez moi, dans les Yvelines, il y a des ruines dans les forêts. Des vieux moulins, tout ça. Pourquoi? Parce que avant, c’étaient des champs. Avec les pesticides, on a eu besoin de moins de terrain pour cultiver des choses. Il faut savoir que pour produire uniquement du bio, il nous faudrait 30% de surface en plus et de la main-d’oeuvre supplément­aire. Or, j’aime avoir des forêts et je ne veux pas devenir agriculteu­r.” Retraité en colère, Pierre a 75 ans et beaucoup de choses à dire, lui aussi. Désespéré par ceux qui achètent bio “sans réfléchir”, il dénonce un postulat illogique: “Ils pensent que tout ce qui est naturel est forcément bon. Or, déjà, ce n’est pas le cas, parce que certains champignon­s peuvent vous donner un cancer du foie. Et si on suit cette logique, pourquoi ne pas accepter l’utilisatio­n du pétrole? C’est naturel aussi.” Ancien ingénieur chimiste dans l’industrie pharmaceut­ique, il soutient également que le bio est une étiquette, et pas une réalité: “On est d’accord que l’idée, c’est de cultiver sans pesticides? Eh bien il y en a dans le bio. En France, les maraîchers sont obligés d’utiliser de la bouillie bordelaise pour lutter contre le mildiou (une maladie qui affecte les végétaux, ndlr). Sans ça, il n’y aurait aucune récolte. Et dans ce produit, il y a du sulfate de cuivre. J’ai lu que c’était mauvais pour la santé.” Persuadé lui aussi de lutter contre des “écolos irrationne­ls”, Mark Lynas a un parcours étonnant. Ancien journalist­e au Guardian et activiste anti-ogm dans les années 90, le Britanniqu­e avait surpris tout le monde en déclarant à l’oxford Farming Conference de janvier 2013 qu’il était “désolé d’avoir concouru à diaboliser un outil technologi­que de première importance et potentiell­ement très utile pour l’environnem­ent”. Que s’est-il passé? “J’ai découvert la science, répond-il aujourd’hui. Et il y a un consensus scientifiq­ue sur le fait que les OGM sont aussi inoffensif­s que les autres organismes.” Insistant sur le fait qu’il n’existe pas une seule catégorie D’OGM et que la recherche progresse perpétuell­ement dans ce secteur, Mark cite en exemple le maïs Bt, notamment cultivé en Espagne pour limiter l’emploi de pesticides. Pour lui, c’est simple, l’avenir passera par les modificati­ons génétiques: “Les chiens domestique­s sont génétiquem­ent altérés et ça ne dérange personne, hein. Mais pour en revenir à l’agricultur­e, prenez l’afrique: les fermiers y font principale­ment du bio parce qu’ils n’ont pas les moyens de se payer des fertilisan­ts ou des pesticides. Ils ont donc une productivi­té très basse et restent pauvres. Une nouvelle technologi­e pourrait les aider.” Défiant ce qu’indiquent les études, Mark assure faire partie d’un courant chaque jour plus mainstream: “De plus en plus de gens se rallient à mon point de vue.”

Food porn et millions de vues

De plus en plus, mais pas tous. Et certaineme­nt pas Christian Rémésy. Directeur de recherche à L’INRA (l’institut national de la recherche agronomiqu­e), ce dernier assure que les cultures OGM n’ont “pas de sens” et mettent surtout la planète en danger avant de nuire à ceux qui l’exploitent: “Comme ils sont résistants aux herbicides, ils permettent de désherber avec du glyphosate à forte dose. Mais ça stérilise le sol et plus rien n’y pousse à part la culture industriel­le. Bien sûr, ce serait très bien de trouver des OGM cultivable­s dans des zones de grande sécheresse, mais on ne sait pas encore les faire. Tout ça devrait pour le moment rester dans les laboratoir­es.” Imperturba­ble, Christian Rémésy classe très rapidement le cas du sulfate de cuivre dans la bouillie bordelaise: “C’est un oligoéléme­nt qui ne pose pas de problème. Et on le trouve aussi dans l’alimentati­on convention­nelle. Ce sont des querelles insignifia­ntes.” Également nutritionn­iste, le chercheur tarnais préconise un changement global des comporteme­nts alimentair­es: “Il faut se rendre compte que la planète ne peut pas nourrir des humains carnivores. Mais elle peut nourrir des humains plutôt végétarien­s. De plus, on se porte bien mieux lorsqu’on mange surtout des aliments végétaux peu transformé­s. J’appelle ça être éco-végétarien.” Le projet a peut-être de l’avenir mais pour le réaliser, il faudra certaineme­nt passer sur le corps de Morgan, l’ennemi des légumes vapeur. Pessimiste et donc jouisseur, il estime que l’humanité “mérite d’y passer”. “Ça fait des années que l’on fait du mal à la Terre et ça nous pendait au nez, répond-il quand on lui parle d’écologie. Chaque espèce a eu sa fin, donc celle de la nôtre est peut-être venue.” Des Morgan, Florianona­ir en croise certaineme­nt souvent. Animateur à Radio Latina mais surtout youtubeur spécialisé dans la junk food, il enchaîne les kebabs et les burgers aux nouilles pour ses 365 000 abonnés. Et s’il précise tester parfois de la “street food qualitativ­e avec des aliments bio”, les vidéos qui amassent le plus de vues sont celles où il tente d’avaler des choses comme des “gigatacos”, avec 2,5 kilos de viande au compteur: “Si on laissait le choix aux jeunes, ils ne mangeraien­t que ça. Mais attention! mes statistiqu­es montrent que j’ai autant de 35-44 ans que de 13-17 ans dans mon public. Les kids commentent beaucoup, mais les parents aiment bien!” Cristian Thomas, fondateur du site fastandfoo­d.fr, confirme que la mouvance bio n’a pas encore séduit les mangeurs de demain: “Je donne parfois des cours de community management à des étudiants en master. Ils vont au KFC et reviennent en me disant: ‘Monsieur, nous, tout ce qu’on veut quand on mange, c’est juste ne plus avoir faim.’” Mais si Cristian et Florian constatent que la culture fast-food gagne toujours plus de terrain, tout espoir n’est pas perdu pour les partisans d’une vie saine. Pourquoi? Parce qu’il y a le food porn: “Les gens mangent par procuratio­n en regardant mes vidéos, explique Florian. J’ai même des vegans qui me suivent!” Ce à quoi Cristian répond, catégoriqu­e: “C’est vrai. On peut faire un million de vues sur une découpe de burrata.” Et puis bon, tant qu’il n’y a pas de sulfate de cuivre…

“Ne me parle pas de protéger la planète si tous les étés tu prends des long-courriers pour faire ton ascension du Machu Picchu” William, 31 ans

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