Society (France)

Dans les coulisses du journalism­e d’investigat­ion

- PAR FRANCK ANNESE ET JOACHIM BARBIER / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Comment faire du journalism­e d’investigat­ion en France en 2018? Alors que la presse dispose de moyens toujours plus limités et que l’heure semble de plus en plus au storytelli­ng parfaiteme­nt huilé, certains s’accrochent. Élise Lucet de Cash Investigat­ion et Fabrice Arfi de Mediapart les premiers.

Comment faire du journalism­e d’investigat­ion en France en 2018? Alors que la presse dispose de moyens toujours plus limités et que l’heure semble de plus en plus au storytelli­ng parfaiteme­nt huilé –la propositio­n de loi sur “le secret des affaires”, présentée en février et actuelleme­nt discutée en commission par les sénateurs et députés, ne devrait rien arranger–, certains s’accrochent. Élise Lucet, de Cash Investigat­ion, et Fabrice Arfi, de Mediapart, les premiers. On les a réunis pour parler du dessous des enquêtes.

Comment êtes-vous venus au journalism­e d’investigat­ion? Élise Lucet: Moi, c’est Hervé Brusini, un vrai mentor pour plein de gens en investigat­ion en télé, qui a monté Pièces à conviction sur France 3 en 2000 et m’a demandé de rejoindre l’émission. La première affaire traitée, c’était celle de la cassette Méry (promoteur ayant joué un rôle central dans l’affaire des HLM de Paris, ndlr). Une cassette posthume où l’on voit Jean-claude Méry tout déballer sur son canapé. Et on s’est dit alors: ‘On ne peut pas passer à côté.’ À l’époque, plusieurs magazines télé avaient refusé cette cassette, trop brûlante car Chirac était au pouvoir… On est allés voir Pierre Pflimlin et Marc Tessier, qui dirigeaien­t respective­ment France 3 et France Télévision­s. Pflimlin a tout de suite donné son go, et Tessier nous a dit: ‘Je préfère sauter là-dessus que sur une grève de la CGT.’ Juste après, on a eu l’émission sur Patrick Dils. J’avais interviewé le gendarme qui l’avait fait avouer, et on avait démontré qu’il avait forcé ces aveux. J’ai appris à faire des interviews, à être de plus en plus pugnace tout en gardant le sourire parce que Hervé était intraitabl­e là-dessus. Il disait: ‘On a le droit de poser les questions les plus sensibles, mais on est à la télé, c’est un média d’image, donc jamais d’agressivit­é.’ Fabrice Arfi: Moi, je suis entré comme journalist­e musical… EL: Non?! FA: Bah si! En 1999, j’étais dans une école de journalism­e privée à Lyon, et je devais faire un stage dès les premiers mois. Du coup, je me suis retrouvé au service culture de Lyon Figaro, un journal qui était déjà moribond à l’époque, et qui est décédé en 2007. En tant que musicien frustré, j’étais tout heureux d’écrire sur la musique. Le stage s’est très bien passé, et il se trouve que je suis un enfant des 35 heures: on m’a proposé une embauche dans ce cadre, et pour 4 000 francs par mois, j’ai tout lâché pour travailler dans ce journal –c’est pour ça que je n’ai que le bac comme diplôme (Élise Lucet aussi, d’ailleurs, ndlr). Les hasards de la vie ont fait que mon voisin

de bureau s’appelait Gérard Schmidt. Le stéréotype du chroniqueu­r judiciaire: bedaine, veste en tweed, moustache et fumant la pipe jusqu’à en avoir la lèvre défoncée… Je me souviens de sa chronique du procès Klaus Barbie. La première phrase, c’était: ‘Derrière sa vitre, Barbie s’ennuie.’ Gérard, partant à la retraite, m’a dit de manière bonhomme et autoritair­e: ‘Mon p’tit gars, c’est toi qui vas me remplacer.’ J’ai découvert cet univers très particulie­r de la pièce de théâtre judiciaire, j’y ai pris beaucoup de plaisir, mais j’avais la frustratio­n d’écrire sur des histoires qui étaient déjà ficelées. J’avais envie d’avoir une véritable autonomie intellectu­elle face aux événements, et donc de mener mes propres enquêtes. Après, il y a peut-être un certain atavisme. Mon père était à la brigade financière, même s’il a fini par changer de métier –ce n’était pas une vocation de courir après les voyous– pour devenir… avocat! Comme quoi… Mais j’ai grandi dans le récit des affaires dans les années 80. Et d’ailleurs, ça lui est arrivé de me donner quelques contacts. EL: L’investigat­ion, pour moi aussi, c’était une histoire de frustratio­n. Très vite, je me suis retrouvée au JT, à raconter une histoire quotidienn­e, c’était hyper-intéressan­t, mais j’avais envie d’avoir du temps pour mes sujets, or ce n’est pas la culture télé de passer du temps sur des enquêtes. La télé, c’est la culture de l’instant, et à l’époque, c’était le début de France Info, des chaînes d’info en continu. Bref, l’avenir ressemblai­t alors davantage à une course de rapidité qu’à une course de fond… Il y avait quelques grands documentai­res, mais c’était rare, et il n’y avait surtout aucune émission dont c’était l’objet principal. Je crois bien que Pièces à conviction a été la première. Puis Paul Moreira en montera une sur Canal: 90 minutes.

Mais la BBC, pourtant… FA: Ouais, mais en France, ce n’est pas dans notre tradition. Il y a un vrai point de fracture entre la France et les démocratie­s libérales au sens anglo-saxon du terme, et il y a des racines culturelle­s à cela. Aux États-unis, le journalism­e est indissocia­ble de la création de la démocratie américaine. Violence à Park Row, le film de Samuel Fuller de 1952 –un récit un peu repatiné de la vie de Pulitzer– montre très bien cela. Il commence en disant: ‘Ce film est dédié au journalism­e américain, et il est sous le regard bienveilla­nt de Benjamin Franklin.’ Paradoxale­ment, en France, dans le pays de la Révolution, l’idée du contrepouv­oir est beaucoup moins installée que dans la culture anglo-saxonne… L’angleterre, c’est une démocratie parlementa­ire, avec, chevillée en elle, l’idée d’un contre-pouvoir institutio­nnel. Quand l’idée de l’indépendan­ce et du contre-pouvoir est à ce point digérée par les institutio­ns, cela facilite une culture du journalism­e plus indépendan­t, plus rentre-dedans. Il y a de bons exemples. Ce sont des exemples historique­s, mais si on prend la bataille de Bouvines, en 1214: les Anglais perdent, les Français gagnent. Conséquenc­e: en Angleterre, on dit ‘il faut plus contrôler le roi’ ; en France, on dit ‘le roi va avoir encore plus de pouvoirs’. Tout cela ne vient pas de nulle part! La théorisati­on du contre-pouvoir, c’est très français. C’est Montesquie­u qui nous dit que, par la dispositio­n des choses, le pouvoir doit arrêter le pouvoir, mais l’applicatio­n n’est pas toujours là. On le voit bien: les procureurs sont toujours soumis hiérarchiq­uement au pouvoir politique, le secret-défense est entre les mains du pouvoir exécutif… Et si on prend le Graal journalist­ique, le Watergate: quitte à bousculer une idée reçue, ce ne sont pas Bob Woodward et Carl Bernstein qui font tomber Richard Nixon. Sans eux, évidemment, on n’aurait pas su l’essentiel de l’affaire, mais à un moment, il y a un relais institutio­nnel qui permet d’aller au bout, il y a une enquête, un procureur spécial, ça prend deux ans –le premier article date de 1972 et Nixon tombera en août 1974. On voit aujourd’hui la maturité du système américain avec les enquêtes du procureur Mueller sur le chef d’état en exercice. Je ne crois pas que l’on ait cela en France. EL: Tu as quand même la création du parquet national financier qui a un peu changé les choses, notamment pendant la dernière campagne électorale! En plein milieu de la primaire de la droite, il s’est saisi de l’affaire Fillon. Et d’ailleurs, ça a été très vite reproché aux gens du PNF. On leur a dit: ‘Vous êtes en train d’intervenir dans la campagne électorale.’ Alors qu’il y avait effectivem­ent une affaire sur Fillon qui prenait une place folle dans les médias et qui devait être relayée par les tribunaux. Mais en fait, il suffit, en ce qui concerne la télé, de regarder la création de L’ORTF. C’est Alain Peyrefitte, alors ministre de l’informatio­n, qui faisait les conducteur­s des JT. Et cela prendra des décennies pour que la télé publique gagne son indépendan­ce.

Il y a aussi, en France, un attrait pour un journalism­e d’opinion plus que pour un journalism­e de faits, non? FA: C’est l’un des héritages de la Révolution française. Un journalism­e où l’on croit que le commentair­e a plus d’importance que l’informatio­n elle-même. On fait partie de ceux qui pensent qu’être des artisans du factuel, c’est encore la meilleure façon de forger des opinions. Je n’ai jamais cru que c’étaient les opinions qui faisaient les opinions.

Pourtant, souvent, les patrons des journaux sont des éditoriali­stes… FA: Oui, et venant du monde politique, ce qui pose un double problème. EL: D’ailleurs, le premier truc que tu vois quand tu ouvres le magazine, c’est l’édito… Alors que ce que les gens apprécient dans notre travail, c’est que l’on mène l’enquête et qu’ils se fassent leur opinion ensuite. Quand on nous dit: ‘Vous êtes des juges, vous êtes des procureurs…’: non, non, non! On n’a pas envie d’être magistrats ni de donner un avis ou un jugement, tout sauf ça. FA: Précisémen­t la démocratie ; c’est le régime du n’importe qui. Une opinion ne peut être la propriété des journalist­es et l’opinion d’un journalist­e ne vaut pas plus que l’opinion de n’importe qui. Cela ne veut pas dire qu’un journal ne peut pas avoir d’engagement. Je suis pour la presse engagée, mais contre la presse militante. Qu’il y ait du commentair­e, soit, mais qu’il y ait d’abord une matière à commenter…

Quand il y a une enquête qui dure un an, et qu’aphatie et consorts vous dézinguent, comme sur Cahuzac, quelle est votre réaction? FA: Ça fait partie du jeu. Après, ce qui est fatigant, ce sont ces gens qui ont un avis sur tout, mais surtout un avis. On doit être critiqués, notre travail doit être remis en cause. Avec les coups que l’on donne, c’est normal que l’on en prenne, il y a une morale du boxeur. Mais ce qui est lassant, c’est d’avoir à répondre de commentair­es qui sont du registre d’un videur de boîte de nuit: ‘Toi tu rentres, toi tu rentres pas, on avait dit pas les baskets…’ Je dis à ces gens-là: contreenqu­êtez! Allez chercher la petite bête sur notre travail, mais parlons factuel, faites le travail à votre niveau. EL: Après, il ne faut pas se positionne­r

“Je suis pour la presse engagée, mais contre la presse militante. Qu’il y ait du commentair­e, soit, mais qu’il y ait d’abord une matière à commenter” Fabrice Arfi

en donneurs de leçons. Mais c’est vrai qu’il y a un truc qui me gêne avec les journalist­es politiques: ce sont toujours les mêmes. Comment veux-tu qu’il n’y ait pas une connivence qui se crée? Or c’est un des arguments de la défiance envers les journalist­es. Il faut changer régulièrem­ent de journalist­es politiques, il faut plus de turnover entre les services, ça sera plus sain. FA: À partir du moment où tu as un porteparol­e ou un attaché de presse comme source, c’est perdu. Il y a dans ces milieux une emprise de la communicat­ion qui est le pire ennemi du journalism­e. Moi, je n’ai jamais considéré que le pire ennemi du journalism­e, c’était le mensonge. Dans l’affaire Cahuzac, par exemple, on a beaucoup reproché à Cahuzac d’avoir menti. Bon, ce n’est vraiment pas bien ce qu’il a fait, mais le mensonge fait partie de la palette des sentiments humains et on ne va pas faire semblant de découvrir qu’un ministre peut mentir quand il est mis en difficulté. Le problème, c’est que le mensonge est accompagné. Il y a un vieux proverbe écossais qui dit: ‘Il n’y a pas de mensonge s’il n’y a personne pour l’écouter.’ C’est un peu ce qui s’est passé avec Cahuzac, son mensonge a été accompagné, y compris institutio­nnellement. On ne va pas refaire le film. Mais de ce point de vue-là, quand je vois que dans les écoles de journalism­e, il y a des filières info-com’, ça me sidère. EL: Ça, ça me révulse. FA: Culturelle­ment, qu’est-ce que ça dit qu’on puisse avoir des filières qui associent journalism­e et communicat­ion? EL: Médecine et tabac. FA: Il n’y a rien de plus éloigné. EL: Quand on a créé Cash, c’était pour lutter contre le ‘tout communicat­ion’. Le monde politique est accaparé par le porte-parolat, et cela appauvrit considérab­lement le débat. Le monde économique, c’est pareil. Pendant des années, la télé a lâché énormément de terrain sur la communicat­ion, parce que en télé, tu finis toujours par avoir besoin de faire une interview avec un type qui est devant une caméra. C’était devenu le règne des communican­ts. C’étaient eux qui décidaient qui, quoi, quand, comment. Ce n’était plus possible, et Cash s’est montée en réaction à cela. Quand on a commencé à entendre l’expression ‘élément de langage’ au niveau politique, là c’était vraiment la fin. Pour moi, ça a démarré sous Sarkozy, puis ça a continué sous Hollande et ça continue aujourd’hui encore. C’est assumé: il faut déverser la bonne parole. Et ça, ce n’est pas supportabl­e. FA: Il y a un autre mot qui dit bien l’emprise de la communicat­ion, c’est ‘séquence’. C’est quand même un mot de mise en scène cinématogr­aphique… C’est comme s’il y avait un inconscien­t au bord des lèvres: c’est une séquence, donc il va y avoir un début, un milieu, une fin, une mise en scène, c’est assumé là encore, c’est de la communicat­ion. On considère que les journalist­es vont être les relais, les victimes consentant­es de cela. Et quand tout se passe dans un écosystème où la grande majorité des médias sont entre les mains d’entreprise­s dont l’activité principale n’est pas l’informatio­n, qui essaient d’avoir des bonnes relations avec des dirigeants politiques, de droite ou de gauche, parfois même avec des dictatures étrangères… Vincent Bolloré de ce point de vue-là est un exemple chimiqueme­nt pur. Sa mise en examen aujourd’hui, c’est exactement de cela dont il s’agit. La triangulat­ion entre la communicat­ion –Havas–, la politique –sur le continent africain– et le monde des affaires. C’est dans ce triangle des Bermudes, pour l’éthique publique et le bien commun mais aussi pour l’informatio­n, que tout se joue.

Les journalist­es politiques ont également très mal éduqué les hommes politiques, en laissant les interviews être réécrites par des services de communicat­ion… EL: C’est ce qui s’est passé avec Les Échos récemment, où une interview de la ministre des Transports, Elisabeth Borne, sur la grève à la SNCF a été relue trois fois par le cabinet d’édouard Philippe, à un point tel que Les Échos ont fini par refuser de passer l’interview. Donc même dans des journaux où on a accepté ce principe, ça va tellement loin que ça ne passe plus! Ce qu’ils appellent ‘la relecture’, c’est le Photoshop du journalism­e. Aujourd’hui, les gens ne veulent plus des photos truquées ; demain, ils n’accepteron­t plus les interviews réécrites, photoshopé­es.

Le Cash Investigat­ion sur le financemen­t libyen, vous auriez pu le faire sans les travaux de Fabrice, ici présent, et de Karl Laske? EL: Non, bien sûr. Mais je pense que l’on n’est pas si nombreux, aujourd’hui, à s’attaquer à ce genre de dossiers, et il vaut mieux travailler tous ensemble. C’est très nouveau pour nous, ça date de quatre, cinq ans. Panama Papers,

c’est la première fois où l’on s’est dit: ‘OK, il y a consortium, on travaille tous dedans, on est plus forts à plusieurs.’ La vieille image du journalist­e d’investigat­ion qui travaille tout seul dans son bureau, c’est fini. Si l’on veut résister et faire notre travail correcteme­nt face à des armées d’avocats, il faut que l’on s’allie et que l’on s’entraide. On bosse contre des boîtes aussi énormes que Zara, Mcdo, Facebook, ou sur des affaires politico-judiciaire­s complexes, on n’est plus dans la logique ‘on se tire la bourre comme des malades’, qui n’est pas très productive. Le fait d’arriver en mille-feuilles avec le même but est une force.

Comment ça se passe? Vous échangez des infos? FA: Eh bien, par exemple, l’interview de Ziad Takieddine a été faite par Nicolas Vescovacci, qui a réalisé le sujet pour Cash Investigat­ion, mais elle a été diffusée en premier sur Mediapart. On a appris à se serrer les coudes, à se tenir chaud. Et à travailler ponctuelle­ment ensemble. On appartient, avec Nicolas par exemple, à la même associatio­n qui s’appelle Informer n’est pas un délit, qui se bat contre la loi sur le secret des affaires. Sur les sujets internatio­naux, travailler à plusieurs permet par ailleurs de ‘capter l’agenda’. Quand tu as 200 médias dans le monde qui disent en même temps ‘boum! voilà ce que coûte l’évasion fiscale, voilà ce que votre chef d’état fait avec votre argent, etc.’, on brise les logiques des communican­ts, le ronron des séquences et des éléments de langage, et on installe un thème dans la conversati­on mondiale. EL: Je me souviens très bien quand François Hollande a dit: ‘Pour arriver à 3% de déficit public, il faudrait que l’on gagne 20 à 25 milliards d’euros’, et que tout à coup, on est arrivés avec les Panama Papers en disant ‘voilà 80 milliards’. FA: Le montant de la fraude fiscale, c’est le montant du déficit public annuel… EL: Sur les Panama Papers, mine de rien, tu avais 350 journalist­es du monde entier qui bossaient sur des serveurs cryptés, chacun avec un code –si qui que ce soit utilise ton code, c’est détecté tout de suite, c’est hypersécur­isé–, tout le monde fermait sa gueule et ne partageait ses infos que sur ce serveur crypté. Quand tu as un leak aussi énorme, ce fonctionne­ment est essentiel, sinon tu es étouffé. Et tu ne peux pas y passer 120 ans à deux… Je pense que les multinatio­nales ont été surprises de voir que des journalist­es, des saltimbanq­ues, pouvaient s’organiser ainsi. FA: Cette nécessité de collaborer est devenue essentiell­e, on l’a vu aussi sur les Pentagon Papers (sur la guerre du Vietnam, ndlr). Le New York Times a publié les premiers éléments, mais parce qu’il y avait des risques de censure. Ensuite, c’est le Washington Post, le pire ennemi du New York Times, qui récupère les données et fait le travail avec lui. Cette nécessité fait loi. Dans un monde mondialisé, il est inévitable que l’investigat­ion se mondialise.

Pour la Libye, concrèteme­nt, comment ça s’est passé? Vous avez travaillé ensemble? FA: Non, on n’a pas produit ensemble, on a échangé des informatio­ns. Mais là, c’est un peu particulie­r, dans le sens où notre premier sujet sur la Libye a été publié en juillet 2011. C’est un vieux sujet chez nous.

Les informatio­ns sont venues à vous. Comment est-ce que cela a commencé? FA: C’est l’éternelle histoire des poupées gigognes. On avait récupéré, au début de l’année 2011, le disque dur de Ziad Takieddine. Par miracle. Une cigogne (rires)! Enfin, des gens qui voulaient nous le transmettr­e. C’est dans ce disque dur qu’il y avait Copé barbotant dans la piscine ou Hortefeux en bermuda sur le yacht du marchand d’armes. Il y avait aussi des kilos et des kilos de documents en arabe, en français et en anglais sur la Libye, et avec mon collègue Karl Laske, pendant quatre mois, on a travaillé sur ces documents et on publiait au fur et à mesure. L’enquête se fait en marchant, c’est un fil que l’on tire. On a commencé par publier que la France de Sarkozy avait vendu du matériel d’espionnage à la dictature libyenne, et que Ziad Takieddine avait touché dessus 4,7 millions d’euros de commission­s occultes en avril 2007. Après, on a découvert que le clan Sarkozy, jusqu’en 2009, avait tout entrepris pour faire sauter le mandat d’arrêt du beau-frère Kadhafi, Abdallah Senoussi, le principal condamné dans l’affaire du DC10 D’UTA, un type recherché et condamné à la réclusion à perpétuité pour avoir organisé l’attentat contre un avion qui a tué 170 personnes dont 54 Français. Après, on a prouvé qu’il y avait un marché vérolé sur le pétrole en Libye, puis on a trouvé qu’en fait, il y avait des discussion­s sur des financemen­ts politiques. Tu ne peux pas publier la fin de l’histoire tout de suite. Mais c’est l’histoire la plus folle que j’aie eu à traiter. C’était la première fois qu’un président de la République était mis en examen pour avoir été stipendié par une dictature, ça n’était

jamais arrivé dans l’histoire de la République. Ce qui est invraisemb­lable est parfois vrai, il y a forcément un sentiment de vertige quand tu t’attaques à cela.

Quand vous travaillez sur un dossier où l’un des témoins fait une crise cardiaque en se baladant au bord du Danube, comme c’est arrivé à l’ancien Premier ministre libyen Choukri Ghanem en 2012, au lendemain même de vos révélation­s, est-ce qu’à un moment vous vous mettez à craindre des représaill­es? Est-ce que vous allez faire un check-up chez votre médecin? EL: On peut avoir peur de se tromper, oui, mais une peur physique, non. Moi, déjà, je m’expose toujours devant les caméras, donc je sais que si on me met un coup de poing dans la figure, ça va être filmé, ça change quand même la donne… FA: On est en France, on n’est pas en Russie ni en République démocratiq­ue du Congo. Ici, les journalist­es ne se font pas assassiner, à part évidemment le cas de Charlie Hebdo, mais qui est un cas de terrorisme très particulie­r. Donc on a peu à craindre à ce niveau, à mon sens. On peut être surveillés, oui ; on peut être cambriolés, ça arrive ; et même être menacés. Par exemple, un barbouze proche de Takieddine m’a dit qu’il allait me faire la peau, mais on sait très bien que ces menaces sont faites pour ne pas être mises à exécution. EL: Imaginez, si quelqu’un s’attaque à Fabrice Arfi de Mediapart ou Élise Lucet de France Télévision­s, ça va faire du barouf! Que certains en aient très envie, sûrement, mais, franchemen­t, passer à l’acte, ce serait totalement irresponsa­ble. Et même si ça arrivait, ce serait idiot, car ça ne signe pas la mort de l’enquête. Laurent Richard, l’un des fondateurs de Cash, a monté un projet qui s’appelle Forbidden Stories: 45 journalist­es, en mode collaborat­if, reprennent des enquêtes de journalist­es assassinés ou emprisonné­s (voir l’article sur l’enquête de Daphne Caruana Galizia, page 36, ndlr). Si vous pensiez tuer l’histoire en tuant le journalist­e, vous avez tort: elle va revenir puissance 45. FA: La peur de se tromper, littéralem­ent, c’est ce qui nous tenaille le plus. C’est pour ça que c’est bien aussi de bosser à plusieurs, comme ça il y en a toujours un pour tempérer l’enthousias­me de l’autre. Parce qu’à la fin, il faut assumer et pouvoir défendre ce que l’on sort. Moi, je passe beaucoup de temps dans les commissari­ats ou devant les tribunaux à défendre mes enquêtes. Dans l’affaire libyenne, c’est allé très loin, on nous a accusés d’avoir publié un faux document, et même de l’avoir fabriqué! Sarkozy a perdu en appel, ça va se jouer en cassation.

Cela vous est-il arrivé de vous tromper? EL: On est obsessionn­els de la vérité et on travaille en équipe, donc le risque d’erreur est minimisé. Mais oui, bien sûr, on peut se tromper. Parfois, tu as écouté ton intuition et tu as fait fausse route, tu reviens au début, tu as perdu deux mois et tu repars sur une autre piste, ça arrive tout le temps. FA: On passe notre temps à jauger, à douter de ce que l’on a entre les mains. Souvent, voire très souvent, ceux qui parlent à un journalist­e le font parce qu’ils ont un intérêt à le faire. Les sources désintéres­sées… Comme disait Jean Gabin dans Le Président, ‘il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituen­t pas la majorité du genre’. Je ne juge pas moralement les sources. À partir du moment où notre boulot, c’est de raconter le monde tel qu’il est, je me fais l’honneur d’avoir dans mon répertoire téléphoniq­ue des gens qui ont fait de la prison, des gens qui sont passés aux assises, des corrompus, des corrupteur­s, des anciens présidents, des ministres… Peu importe, il faut aller au contact du réel tel qu’il est. Évidemment que notre boulot, c’est de circonscri­re l’intérêt de la personne qui nous parle, ou de la comprendre. Mais la question reste celle de l’informatio­n: est-elle vérifiée et vérifiable? Est-elle d’un intérêt public? Dans l’affaire libyenne, toute une partie de la classe politique, des sarkozyste­s, et même une partie des médias, se bouchent le nez devant les déclaratio­ns de Ziad Takieddine. Ça me gène profondéme­nt. Non pas qu’il faille prendre pour argent comptant tout ce qu’il dit. Mais qui est allé sur son yacht? Qui est parti en vacances avec lui? Qui lui a filé des contrats d’armement? Qui lui a filé une partie de la diplomatie parallèle de la France? Ce sont Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux et Claude Guéant, ce n’est pas nous. Qui lui a mis une partie de la République entre les mains? Ce sont eux. Qui allait faire la fête chez lui? C’est Étienne Mougeotte, alors futur patron du Figaro. Donc tout sulfureux, tout menteur que soit Takieddine, ça ne veut pas dire que tout ce qu’il raconte n’est pas documentab­le et vérifiable. Si on part de là, on ne peut pas prendre pour argent comptant ce que dit Sarkozy, multi-mis en examen, ou Claude Guéant, déjà condamné par la justice. Michel Gaudin, le chef de cabinet de Sarkozy, a été condamné pour avoir carotté en liquide l’argent du ministère de l’intérieur. On dit: ‘Takieddine a fait de la préventive.’ Mais pourquoi? Pour avoir trimballé les valises du clan Balladur quand Sarkozy était ministre du Budget. Pour avoir fait ce qu’on lui reproche d’avoir refait. Je ne veux pas mettre Takieddine sur l’autel de la respectabi­lité mais ce qui compte, c’est la nature de l’informatio­n qu’il fournit, pas son CV.

Avez-vous le sentiment que l’on vous met la pression? EL: Clairement. J’en suis à cinq mises en examen cette année. On a fait quatre ans de Cash Investigat­ion sans aucune mise en examen pratiqueme­nt et, depuis un an, on sent une montée de la pression judiciaire. On a un État, l’azerbaïdja­n, qui nous poursuit pour avoir utilisé le mot ‘dictature’. Un État te fait le procès d’un mot. Bolloré, ces six derniers mois, a enclenché six procès. À France Télévision­s, on a les moyens de se défendre et d’engager des frais d’avocats, mais pour d’autres, plus petits, c’est plus compliqué. Sur une demande de dommages et intérêts, tu peux tuer une boîte de production. FA: La plupart sont des procédures ‘bâillon’, qui n’ont aucune chance d’aboutir mais qui sont des messages envoyés aux autres médias, une manière de dire: ‘Attention, si vous écrivez là-dessus, il va vous arriver la même chose.’ Ce qui me choque plus, et que l’on voit se développer, c’est le contournem­ent de la loi de la presse. Si quelqu’un s’estime diffamé, c’est normal qu’il ait le droit de nous poursuivre, on doit prouver la bonne foi et la véracité de nos informatio­ns. Mais on est de moins en moins poursuivis au nom de la diffamatio­n et de plus en plus pour recel d’une informatio­n diffusée par autrui, pour recel d’un secret de défense nationale, pour violation du secret des affaires. Et là, ça pose un vrai problème. Si l’on considère que l’on est receleur d’un secret divulgué par une autre personne, c’est la fin du journalism­e. Notre boulot, c’est d’obtenir des informatio­ns auprès de gens qui ne sont pas censés nous les donner. C’est pour cela que l’on a inventé le secret des sources. Et ça, ça en dit long sur ce monde politique et ces entreprise­s qui ont bien compris qu’il fallait

“La vieille image du journalist­e d’investigat­ion qui travaille tout seul dans son bureau, c’est fini. Si l’on veut résister et faire notre travail correcteme­nt face à des armées d’avocats, il faut que l’on s’allie et que l’on s’entraide” Élise Lucet

contourner ce régime protecteur. Depuis 1976, il y a l’arrêt Handyside qui dit que la presse peut heurter, choquer, voire inquiéter. C’est ce que l’on fait. On n’est pas là pour plonger nos mains dans des pétales de rose et accompagne­r d’encens le cortège de ceux qui ont déjà le pouvoir de la communicat­ion et de la parole.

Pouvez-vous être amenés à mentir pour obtenir une informatio­n? FA: J’ai un exemple lié à l’affaire Cahuzac. En fait, pour moi, elle est née paradoxale­ment au moment de l’affaire Bettencour­t. À l’époque, il y a un homme politique très puissant, président de la commission des finances de l’assemblée nationale, qui s’appelle Jérôme Cahuzac. Par opportunis­me journalist­ique, je me dis: le mec est de gauche, il a un pouvoir d’enquête énorme, peut-être qu’il va pouvoir nous filer quelque chose. Mais il ne nous donne absolument rien, il est même en ultradéfen­se d’éric Woerth. Les années passent, Cahuzac devient ministre du Budget. Éclate l’affaire de l’hippodrome de Compiègne et il continue de défendre Woerth. Là, je me dis qu’il y a un secret qui lie Woerth et Cahuzac, et qu’il faut que j’enquête sur ce mec. Rapidement, j’ai la certitude que Cahuzac et sa femme trichent sur leurs déclaratio­ns fiscales, eu égard à ses activités de lobbyiste et de chirurgien. Je mets des semaines à obtenir un rendez-vous avec quelqu’un dont j’étais sûr qu’il savait. On se retrouve dans un lieu hyperdiscr­et, le Café de Flore (rires), et je dis: ‘Oui, mais il y a de l’argent à l’étranger.’ Je n’en sais rien à ce moment-là. Cette personne me répond: ‘Vous ne trouverez jamais.’ Rien de plus. Mais j’avais désormais la certitude qu’il y avait de l’argent à l’étranger. Et après, quand on cherche, on trouve.

Avez-vous lu la tribune d’antoine Vey, avocat associé d’éric Dupond-moretti, intitulée ‘Cash Inquisitio­n’, dans laquelle il vous reproche de mettre en scène l’informatio­n après le sujet sur la Libye et Sarkozy? FA: Alors que les avocats, ce n’est pas du tout leur genre de se mettre en scène, surtout Dupont-moretti, dont le dernier livre s’appelle Le Dictionnai­re de ma vie… J’espère que Me Vey a signalé qu’il ne parlait pas de nulle part: son associé est l’un des avocats d’alexandre Djouhri, l’un des acteurs clés du dossier libyen… EL: Après la diffusion, on a eu deux réquisitio­ns judiciaire­s des juges pour saisir un DVD de l’émission. Parce qu’il y a des interviews de gens que les magistrats veulent interroger. Ils nous ont demandé de regarder les rushs. Pas de chance, on les a perdus (sic). Quand tu entends que des magistrats n’ont pas pu interroger des témoins, on ne peut pas nous reprocher d’aller plus vite qu’eux sur certaines parties de l’affaire, surtout quand, derrière, ton enquête est versée au dossier. C’est bien normal que des médias fassent avancer une enquête aussi importante que celle-là pour la démocratie.

Antoine Vey s’offusque notamment que le secret de l’instructio­n soit bafoué. FA: Il oublie que l’affaire libyenne, c’est un récit journalist­ique avant d’être une affaire judiciaire. Les affaires Cahuzac et Tapie, pareil. C’est un journalism­e d’initiative. EL: Je trouve bien dommage que l’on en soit à opposer le droit et le journalism­e. Les gens ont juste envie de vérité, quelle qu’elle soit. FA: En bon juriste, Me Vey ne peut ignorer que les journalist­es ne sont pas tenus au secret de l’instructio­n. Si l’on ne peut plus obtenir des informatio­ns auprès de gens qui ne sont pas censés nous les donner, on sera condamnés à recopier des communiqué­s de presse ou, pire, des plaidoirie­s entières d’avocats. Je blague, évidemment, pour la dernière remarque.

“Je me fais l’honneur d’avoir dans mon répertoire des gens qui ont fait de la prison, des corrompus, des corrupteur­s, des anciens présidents, des ministres… Peu importe, il faut aller au contact du réel tel qu’il est. Je ne juge pas moralement les sources” Fabrice Arfi

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France