Society (France)

Kamasi Washington

- PAR SIMON CLAIR

Depuis presque 35 ans, il n’y a plus de star mondiale du jazz. Mais aujourd’hui, il y a mieux: Kamasi Washington, tête d’affiche de tous les festivals de l’été et porte-parole du mouvement Black Lives Matter.

Il a réussi l’exploit de devenir une star mondiale dans un genre qui n’en comptait plus depuis presque 35 ans: le jazz. Mieux: en collaboran­t avec Kendrick Lamar ou Snoop Dogg, en s’affichant en tête d’affiche de tous les festivals de l’été et en se faisant le porteparol­e du mouvement Black Lives Matter, l’enfant de South Central est devenu ce que l’on appelle une figure. Mais comment fait Kamasi Washington?

Vous avez grandi à South Central, et plus précisémen­t au sud de Figueroa Street. Quel genre de quartier était-ce? C’est probableme­nt l’un des endroits les plus durs de Los Angeles. Figueroa est une rue de South Central qui divise ce que l’on appelle le East Side et le West Side. C’est en quelque sorte la frontière au milieu d’une guerre de territoire­s. Il y a beaucoup de prostituti­on, beaucoup de drogues. Mes parents nous interdisai­ent d’aller sur le trottoir car c’était trop dangereux. Je n’avais pas le droit de sortir au-delà de la cour en face de notre maison. Mais même dans la cour, ce n’était pas idéal. Un jour, on y a retrouvé le cadavre d’une prostituée. Puis mes parents ont divorcé et j’ai déménagé vers Inglewood. Ça reste un quartier plutôt difficile, on y entendait parfois des coups de feu en pleine journée, mais c’était toujours mieux qu’à Figueroa. Vous aviez 11 ans en 1992 quand la garde nationale a été envoyée dans les rues de South Central pour rétablir l’ordre après les émeutes qui ont suivi l’acquitteme­nt des policiers ayant tabassé Rodney King. Quels souvenirs en gardezvous? Je me rappelle qu’en rentrant de l’école, je voyais des incendies un peu partout. Mes parents ne m’ont pas laissé participer aux émeutes. Mais on comprenait tous que c’était un moment charnière pour l’amérique. Depuis l’abolition des lois Jim Crow (série de lois ségrégatio­nnistes promulguée­s aux États-unis entre 1876 et 1964, ndlr), on vivait avec l’idée que notre société était basée sur une forme d’égalité. Évidemment, on savait tous que la police abusait de son pouvoir et brutalisai­t parfois des gens simplement parce qu’ils étaient noirs. Mais le passage à tabac de Rodney King a changé quelque chose par rapport à la notion de vérité. Soudain, ce n’était plus parole contre parole, il y avait une preuve: une vidéo de cinq minutes montrant cinq policiers en train de s’acharner sur un

homme noir quasiment inconscien­t. Le fait d’innocenter ces policiers malgré la vidéo a envoyé un message à toute l’amérique disant: ‘Nous n’avons pas besoin de vous dire la vérité.’ C’était aussi une manière de dire aux policiers que c’était OK de battre quelqu’un comme ça. La conséquenc­e, c’est que les gens ont rejeté en bloc le principe même de société. Car s’il n’y a pas d’égalité, pourquoi devraiton suivre vos règles? Pourquoi devrait-on vivre en paix quand vos représenta­nts de l’ordre ne le veulent même pas eux-mêmes? C’était le début d’un état d’esprit qui n’a fait que s’accentuer depuis, avec l’arrivée des caméras sur les téléphones portables et les centaines de vidéos montrant des policiers en train de frapper des Noirs, de les étrangler, de les tabasser à coups de matraque ou même de leur tirer dessus. Des policiers qui n’ont aucune raison de se dire qu’ils font quelque chose de mal, car la justice leur dit qu’ils ne font rien de mal.

South Central a été particuliè­rement touché par ces émeutes et par les pillages et incendies qui les ont accompagné­s. Pourquoi ces manifestan­ts s’en prenaient-ils à leurs propres quartiers et pas aux autres? Beaucoup de gens, encore aujourd’hui, continuent de se poser cette question. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ce genre d’émeutes sont comme un hurlement. Ce n’est pas quelque chose d’organisé politiquem­ent. Il y a juste une envie de se battre contre le confinemen­t que nous impose une société injuste. C’est pour ça que les gens détruisent leur lieu de vie. Car c’est ce quartier qui les isole du reste de la société. C’est ce quartier qu’ils voient tous les jours. Il est comme une représenta­tion de leur douleur. Et comme l’émeute est une réaction émotionnel­le soudaine et brusque, ça n’a aucun sens d’aller tout casser à Beverly Hills. De toute façon, chez nous, personne n’est jamais allé à Beverly Hills.

À titre personnel, avez-vous déjà eu affaire à la brutalité policière? Un jour, alors que j’étais en voiture avec mon frère sur l’autoroute, des policiers nous ont arrêtés. Pendant que certains fouillaien­t la voiture sur la bande d’arrêt d’urgence, d’autres nous ont plaqués au sol, les mains dans le dos et le visage contre le bitume. C’était terrifiant. Les voitures passaient à toute vitesse juste à côté de nous et je me rappelle avoir vraiment cru qu’elles allaient nous rouler dessus et nous écraser. Même si cela ne signifie pas se faire battre par la police à proprement parler, ce genre d’expérience contribue à installer de la peur, de l’intimidati­on et un climat de tension. Depuis, j’ai appris à me méfier de la police.

La musique qui parlait de cette rage à l’époque était le gangsta rap. À quel point a-t-elle été importante pour vous? Quand le gangsta rap est arrivé, c’était vraiment la première fois que des gens comme moi pouvaient écouter de la musique mainstream qui parlait de nos quartiers. Pour nous, c’était important d’entendre à la radio le nom de nos rues, de nos boulevards et de ces lieux que beaucoup d’entre nous n’avaient jamais quittés de leur vie. Ironiqueme­nt, cette renommée a pourtant aussi contribué à mettre une sorte de pression sur les jeunes du coin. Pour avoir l’impression que tous ces morceaux de rap parlaient vraiment de soi, il fallait se comporter comme un gangster. Donc si tu venais de South Central et que tu voulais être cool, il fallait que tu aies un flingue et que tu vendes du crack. Et ça fonctionna­it. Dans mon école, tout le monde se prenait pour un gangster. On faisait des graffitis de gangs, certains portaient des armes, on parlait comme des gangsters: ‘Quoi de neuf cuz’?’ Moi le premier. Je n’avais jamais rien fait de mal mais comme tout le monde, je m’imaginais en prince de la rue. Non seulement c’était cool d’avoir cette image de hors-la-loi, mais c’était aussi ce que nous pensions vraiment être au fond de nous-mêmes. Et puis un jour, des membres d’une associatio­n nommée Ujima, tenue par des bénévoles du quartier, est venue dans notre école pour nous expliquer ce qu’être un gangster voulait vraiment dire. Ils nous ont donné des livres, nous ont parlé de la réalité de notre histoire, de notre culture afro-américaine, de qui nous étions vraiment. Ils nous ont expliqué qu’il y avait des pouvoirs qui nous poussaient vers ce mode de vie pour certaines raisons. Ils voulaient tout simplement nous aider à comprendre le monde. Ça m’a complèteme­nt changé. À partir de ce moment, je n’ai plus jamais fantasmé la vie de gangster. J’ai continué à écouter du rap, mais avec un certain recul. Et je me suis totalement plongé dans le jazz.

Vous êtes parti étudier la musique à la Alexander Hamilton High School et à UCLA, qui sont des établissem­ents plutôt prestigieu­x situés dans les beaux quartiers de la ville. Comment vous êtes-vous retrouvé là-bas? Aux États-unis, l’un des plus gros problèmes est l’inégalité des ressources financière­s entre les établissem­ents scolaires. C’est dû au fait que le budget d’une école est basé sur la valeur foncière du quartier où elle est construite. Les quartiers riches ont donc toujours plus de budget pour leurs écoles que les quartiers pauvres. Pour limiter cette injustice, le compromis qui a été trouvé s’appelle le Magnet Program. Ce système permet aux jeunes des ghettos ayant de bons résultats d’aller dans les écoles de zones plus favorisées. C’est ce qui m’est arrivé. Je me suis subitement retrouvé dans un très bon établissem­ent, où tout le monde voulait ensuite faire des prépas, entrer dans les grandes écoles, devenir président des États-unis ou ce genre de choses. Pour moi, c’était une sorte de choc culturel. J’avais l’impression d’être encore plus isolé qu’à South Central. Il y avait parfois même un fond de racisme, dans le sens où on me considérai­t comme si j’habitais à l’étranger. Dans le même temps, tous mes amis sont allés à l’école du quartier et ils sont véritablem­ent devenus des gangsters. Ils ont arrêté de faire juste semblant. Je jouais au basket avec eux le week-end et ils me racontaien­t leurs histoires de flingues et de drogues. Je me rappelle encore un de mes amis d’à peine 14 ans arrivant dans une énorme voiture de luxe à l’entraîneme­nt. Quand je lui ai demandé où il l’avait eue, il m’a répondu qu’il l’avait volée. Tout simplement.

Après vos études, vous avez commencé à jouer dans le groupe qui accompagna­it Snoop Dogg en tournée. Cette expérience a-t-elle changé votre approche du saxophone? Complèteme­nt. Pendant des années, j’ai tout fait pour comprendre comment fonctionne la musique. J’ai étudié l’harmonie et je rejouais des solos de John Coltrane pendant presque huit heures par jour. Mais ensuite, quand je suis arrivé dans le groupe de Snoop à 20 ans, tout ça ne me servait plus à grand-chose. La partition d’un morceau de Snoop Dogg est très simple. Il n’y a que quelques riffs de cuivres qui ont l’air faciles. Mais en apparence seulement. Il ne faut pas seulement les jouer, il faut comprendre ce qui s’y passe, y injecter le rythme de la bonne manière, beaucoup de détails presque inaudibles mais qui font toute la différence. Ce qui compte n’est pas ce que tu joues, mais comment tu le joues. Pour moi, le jazz et le rap sont un peu la même musique. Il n’y a qu’une différence de nom et d’usage. Écoutez un bon rappeur improviser un freestyle et vous verrez qu’il y a beaucoup

"L'acquitteme­nt des policiers qui avaient passé a tabac Rodney King a changé quelque chose. Les gens ont rejeté en bloc le principe méme de sociéte. Car s'il n'y a pas d'agalité, pourquoi devrait-on suivre vos régles?"

de points communs avec un solo de saxo de Charlie Parker, par exemple.

Vous avez, pendant quelques années, établi votre résidence au Piano Bar, une petite salle de Los Angeles qui n’a pas grand-chose à voir avec un club de jazz traditionn­el. C’est cette envie de décloisonn­er les genres qui vous a amené làbas? C’était une époque où mes potes et moi commencion­s à jouer pour un peu tout le monde en ville, pour tous types de musiques: Snoop Dogg, Kenny Garrett, Kendrick Lamar, Suicidal Tendencies, la scène gospel, etc. Mais on avait besoin d’un endroit où nous retrouver pour jouer ensemble. Le Piano Bar était en plein milieu d’hollywood, avec un public agité qui n’écoutait pas vraiment de jazz. C’était parfait pour nous. On ne voulait pas que les gens se comportent comme dans les clubs de jazz classiques. Qu’ils soient là, assis, en train de siroter un bon vin tout en mangeant du saumon. Là, c’était un bar, les gens étaient debout, ils buvaient des bières, ils parlaient fort. On pouvait jouer comme on le voulait, il n’y avait pas ce rituel social ennuyeux lié au jazz en costard. Je crois que ça a permis à pas mal de jeunes de s’intéresser à cette musique. À la fin, le Piano Bar avait un tel succès qu’il était toujours plein à craquer, avec de longues files d’attente sur le trottoir. À tel point que la police a fini par faire fermer les lieux.

Vous pensez qu’aujourd’hui, le terme ‘jazz’ est une étiquette qui fait peur? Je trouve que ce terme à quelque chose de péjoratif. Il connote un peu trop le fait d’être vieux et grincheux. Le jazz renvoie à quelque chose d’exclusif destiné à des gens qui se considèren­t comme supérieurs intellectu­ellement. Ce mot sous-entend aussi une envie de recréer le passé. On a l’impression qu’aujourd’hui, pour pouvoir être considéré comme un bon musicien de jazz, il faut être capable de jouer comme les sept ou huit musiciens de référence du genre. C’est idiot. Quand j’étais plus jeune, je faisais écouter Art Blakey à mes amis de South Central. Puis quand je leur expliquais que c’était censé être du jazz, ils avaient l’air surpris d’aimer ça. Donc aujourd’hui, quand je souffle dans mon saxo, je ne me dis jamais que je joue du ‘jazz’.

Certains musiciens, comme le trompettis­te Nicholas Payton, estiment même que c’est un terme colonialis­te et oppressif. Vous en pensez quoi? À l’origine, c’était effectivem­ent un terme utilisé par les Blancs pour parler de la musique des Noirs de manière péjorative, en la reliant à la débauche et au sexe. ‘Jazz’ vient d’un mot d’argot qui veut dire ‘foutre’. Ce terme a donc été créé pour faire mal. Mais le vrai problème de ce mot, c’est qu’on y accorde trop d’importance. Ce n’est qu’un mot. Et ce n’est pas un seul mot qui va pouvoir capturer l’intégralit­é de ce que sont John Coltrane, Miles Davis, Jelly Roll Morton, Lester Young, etc. C’est comme si je vous donnais une coupe contenant l’élixir de la vie éternelle et que vous me répondiez: ‘Euh désolé, mais ce n’est pas une coupe, c’est un mug...’ Mec, est-ce qu’on va vraiment débattre pour savoir si le jazz est une coupe ou un mug? On s’en fiche.

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