L’arrestation d’el Chapo
Il l’a traqué, il l’a reniflé, et il l’a arrêté. Nicolas Gonzalez Perrin est celui qui a réussi là où beaucoup ont échoué; celui qui a mis la main sur le collet de Joaquin Archivaldo Guzman Loera, dit “El Chapo”, le plus grand trafiquant de drogue vivant.
Il lui a couru après, et il a fini par l’attraper. L’an dernier, Nicolas Gonzalez Perrin a fait tomber Joaquin Archivaldo Guzman Loera, dit “El Chapo”, le plus grand trafiquant de drogue vivant. Il raconte les coulisses de l’arrestation.
DEPUIS quelques semaines maintenant, chaque matin et toujours à la même heure, un convoi de gyrophares et de sirènes brusque le bas de la ville de New York. Des dizaines de voitures et de camions de police bleus, autant d’ambulances rouges et encore davantage de vans noirs, baraqués comme des tanks de L’US Army. Derrière les vitres teintées de l’un de ces véhicules, assis sur la banquette arrière, menotté et entouré d’une garde d’inspecteurs qui ne clignent jamais des yeux, se trouve le citoyen mexicain Joaquin Archivaldo Guzman Loera. “El Chapo”, ou “le Petit”, comme l’histoire a choisi de le surnommer. Le plus riche, le plus sanguinaire et le plus connu des trafiquants de drogue contemporains. Son trajet consiste à se rendre du Metropolitan Correctional Center, la prison de très, très haute sécurité située sur l’île de Manhattan où il est détenu depuis janvier 2017, jusqu’à l’autre côté de l’east River, à la Cour fédérale de Brooklyn, où s’est ouvert le 5 novembre dernier son faramineux procès. Extradé aux États-unis après avoir été arrêté au Mexique, il est accusé d’avoir organisé l’exportation vers les États-unis de 154 tonnes de stupéfiants pour une valeur de quatorze milliards de dollars et d’avoir commandité
l’assassinat de 33 personnes. Au moins. Craignant que son prisonnier ne veuille se faire la belle, ou qu’un commando d’ennemis ne cherche à lui faire la peau, le FBI a décidé de sécuriser ses voyages new-yorkais en fermant la circulation sur les voies qu'il traverse avec ses gardiens. À l’aube, mais aussi le soir, lorsque la police américaine ramène El Chapo au pénitencier. Des centaines de milliers de voitures circulant dans les parages du célèbre pont de Brooklyn doivent patienter, pare-chocs contre pare-chocs, bloquées par des rangées de barrières. Et c’est une région tout entière qui se retrouve figée dans un bruit de klaxons et de moteurs tournant à vide. Pendant ce temps, à Washington, dans un petit bureau tapissé de moquette claire de l’ambassade du Mexique, un homme s’amuse sans gêne de ce bazar monstre. “Si les gens sont coincés sur la route, c’est à cause de moi!”
Le commandant Nicolas Gonzalez Perrin, grand commis de la police fédérale mexicaine, a orchestré l’arrestation surprise d’el Chapo il y a deux ans. Il est l’homme qui a fourni au monde cette scène hallucinante diffusée par toutes les télévisions le 8 janvier 2016, où l’on voyait, en plein milieu d’un tarmac d’aéroport englouti par la nuit, des militaires harnachés jusqu’aux dents tenir par la nuque le grand bandit vêtu seulement d’un polo et d’un bas de survêtement. Une mise aux fers qui permit à l’époque à l’état mexicain de retrouver une fierté mise à mal par la spectaculaire évasion d’el Chapo survenue l’année d’avant, et surtout par la cavale qui s’ensuivit, menée comme une forme de pied de nez aux autorités. Pendant que le pays tout entier le cherchait, le narcotrafiquant le plus dangereux du monde continuait de mener ses affaires et se permettait même le luxe d’accueillir l’acteur Sean Penn pour une interview parue dans Rolling Stone, photo à l’appui. C’est pourquoi, aujourd’hui, le “Comandante” Nicolas Gonzalez Perrin peut se permettre de le dire sans prendre de gants: “Très honnêtement, je me fous que les automobilistes new-yorkais se plaignent du trafic causé par El Chapo.” Le corps solide comme un menhir et la mâchoire en angle droit, il s’agrippe à son fauteuil et, dans un mouvement plein de nerfs, vient buter contre le bord de son bureau. “Il faut se rendre compte: El Chapo, c’est Pablo Escobar! C’est Al Capone!”
Gonzalez Perrin occupe aujourd’hui les fonctions confortables d’attaché aux services de police et de sécurité au sein de l’ambassade du Mexique aux États-unis. Mais tout, autour de lui, semble vouloir rappeler le temps qu’il a passé à se frotter au soufre de son pays: des fanions représentants les armes des unités d’opérations spéciales dont il a eu la charge par le passé, des insignes et des casques laissés là comme autant de traces de ses illustres campagnes victorieuses et, bien sûr, des photos par dizaines le mettant en scène aux côtés de ses hommes, à la manière d’une équipe de football, en complet médaillé ou en uniforme d’intervention. Sur une étagère trône aussi ce cadre enserrant une drôle d’image au mauvais grain et un peu froissée ; un selfie que Nicolas Gonzalez Perrin a grossièrement imprimé. Dessus, le commandant affiche un sourire vorace. À l’inverse, le type à sa gauche offre un regard frangé par de longs cernes couleur jambon de
“Personne ne pensait que l’on arriverait un jour à capturer El Chapo. Il y avait beaucoup de choses qui jouaient contre nous: la puissance des cartels, la corruption, la peur”
Parme, qui paraît fuir l’objectif. Le visage est bouffi, suintant de fatigue, de rage et, peut-être aussi, de honte. Sur ce cliché, El Chapo ressemble plus à un vaurien à la petite semaine qu’au légendaire magnat du mal, l’icône à qui la culture populaire mexicaine a consacré des ballades élogieuses et dont Netflix a récemment converti la vie en série télé. Nicolas Gonzalez Perrin a pris cette photo quelques minutes à peine après que les hommes de sa brigade lui ont remis le trafiquant. Lorsqu’il y jette un coup d’oeil aujourd’hui, il se caresse le menton de satisfaction et laisse échapper un nouveau sourire empreint, cette fois, de quelque chose qui doit être la nostalgie de l’instant heureux. “Il fallait absolument
immortaliser ça, explique-t-il. Personne ne pensait que l’on arriverait un jour à capturer El Chapo. Il y avait beaucoup de choses qui jouaient contre nous: la puissance des cartels, la corruption, la peur. C’est une histoire vraiment spéciale. Pour moi, pour mes hommes et pour mon pays.” Opération “Tempête dorée” Cette histoire, justement, démarre dans le ventre d’une bête: le Federal Social Readaptation Center No. 1 Altiplano, au Mexique. Une prison de mille serrures et mille miradors, dont il semble impossible de s’échapper. Le 11 juillet 2015, pourtant, les alarmes de l’altiplano se mettent à crier en choeur. Le prisonnier le plus sensible, celui dont on surveillait jusqu’alors le moindre battement de cils, a disparu. Comme par magie: au lieu de forcer les barrières de la prison à coups d’explosifs ou de faire appel à un hélicoptère, El Chapo s’en est allé en empruntant un étroit tunnel dont l’entrée se trouvait sous le carrelage de la douche de sa cellule. Le passage, long de plusieurs kilomètres, éclairé et ventilé, a été aménagé pendant plusieurs mois par des miliciens du narcotrafiquant, avec une maîtrise digne du génie civil. C’est la seconde fois qu’el Chapo échappe au pouvoir mexicain. La première, en 2001, le gangster moustachu s’était fait la belle caché dans un panier rempli de linge sale.
Pour le retrouver, la police concentre ses recherches sur l’état du Sinaloa, au Nord-ouest du Mexique. Le pays d’el Chapo. C’est sur cette tranche de terre jaune coincée entre les vagues hurlantes de l’océan et l’ombre d’une sierra aux dents du diable que ce fils de rien est né et qu’il est devenu un homme riche. C’est au Sinaloa que vivent les siens, ceux de son sang et aussi tous les hommes qui lui ont juré fidélité jusqu’à la mort. C’est là qu’il revient toujours. À ce moment de l’histoire, Nicolas Gonzalez Perrin vient toquer à la porte des huiles fédérales et demande à prendre la tête des troupes stationnées dans le bouillon du Sinaloa. “Je me suis dit que je pouvais
être utile, explique le commandant avec le recul. J’étais armé pour ça.” À 41 ans, il est alors un policier jusqu’aux bout des godillots. Un homme qui n’a jamais voulu rien faire d’autre de sa vie qu’arrêter les méchants depuis que, gamin, il a écouté son oncle, capitaine dans un commissariat de Mexico, lui faire le récit de ses cavalcades à travers la grande ville. C’est donc en toute logique qu’après des études de droit et de psychologie, il a intégré la prestigieuse Académie de sécurité publique et de la police fédérale de San Luis Potosi, dont il a obtenu les diplômes haut la main. Jeune bleu, il s’est ensuite dégrossi en s’occupant de traquer les armes de contrebande. “Un jour, sur une route, entre Monterrey et Laredo, j’ai arrêté une voiture. Le conducteur avait l’air nerveux. Je lui ai fait ouvrir son coffre et à l’intérieur, il y avait plein de matériel prêt à être vendu au marché noir. J’avais 21 ans et j’ai réalisé que j’étais un flic”, rigole-t-il aujourd’hui. Durant les 20 années qui suivent, Nicolas Gonzalez Perrin voyage partout dans le pays, au gré de ses différentes affectations. Il devient officier supérieur, collectionne les honneurs et les bandelettes officielles
et, chemin faisant, se façonne une spécialité: la lutte contre le narcotrafic. Son profil plaît. Il sera le nouveau commandant en chef de la police fédérale dans l’état du Sinaloa.
Ce nouveau boulot démarre mal. À son arrivée à Culiacan, la préfecture, Gonzalez Perrin découvre qu’il ne dispose que d’un maigre bataillon: 250 hommes au garde-à-vous, pas un de plus, pour arriver à mettre la main sur le bandit le plus recherché de la planète. Le tout dans une région longue du nord au sud comme la moitié de la France, réputée pour être “le berceau du narcotrafic”. Surtout, le commandant se rend compte que ses ennemis sont partout. Dehors, bien sûr, mais aussi dans son propre camp, parmi les policiers régionaux, leurs homologues municipaux et les militaires qui opèrent aux alentours. Sous le soleil mitraillant du Sinaloa, El Chapo soudoie des milliers de petits agents et de grands officiers afin qu’on le laisse régner en paix. Nicolas Gonzalez Perrin est trahi de toutes parts. Les renforts qu’il demande mettent toujours trop de temps à arriver ou alors, plus
simplement, n’arrivent jamais. “Je savais qu’autour de moi, on empochait l’argent du cartel mais je ne pouvais rien faire, confie-t-il. On ne confronte jamais les gens qui sont corrompus, c’est trop dangereux. Il fallait faire avec. J’étais le chef, et tant que le chef n’a pas les mains sales, il est possible d’agir.” Le policier décide de court-circuiter les pourris en plaçant à la tête de toutes les casernes de la police fédérale du Sinaloa des policiers légalistes avec qui il a déjà collaboré. Aidé par ses adjoints, il imagine bientôt le plan dit “Tempête dorée”, dont le but consiste à déployer en un rien de temps toutes les unités fédérales sur un théâtre d’opérations identifié. Des phalanges de combat capables d’opérer de fugaces offensives comme une abeille manie son dard sont montées sur tout le pourtour du Sinaloa. Une série de partenariats stratégiques avec les correspondants locaux de la DEA, l’office américain de lutte contre le trafic de drogue, est également mise en place. Résultat: en quelques mois à peine, des centaines de petites mains du cartel sont arrêtées et des tonnes de marijuana et de cocaïne sont saisies. La police fédérale harcèle sans relâche ses ennemis jusque dans les recoins les plus reculés de la région. Comme à Guamuchil, une ville de maisons plates et de grandes églises grouillant de tueurs à la solde du trafic, où Nicolas Gonzalez Perrin envoie des dizaines d’hommes récupérer des camions de marchandises volées. “On nous disait qu’on allait se faire tuer là-bas, mais on s’en fichait. On est entrés dans la gueule du lion, on a contrôlé tout le monde, même les clochards, et on nous a remis les camions. On a montré que l’on n’avait peur de rien. C’était une façon de dire que tout était possible”, traduit aujourd’hui le Comandante. Et El Chapo, alors? Nicolas Gonzalez Perrin gigote sur son siège. Un peu bredouillant, il confesse n’avoir, à l’époque,
pas établi de stratégie particulière afin de retrouver la
trace du narcotrafiquant. “On voulait mettre en place un énorme filet et l’idée, c’était de voir ce que l’on pourrait bien attraper avec ça.” Le commandant jette à nouveau un oeil au selfie qui veille sur son bureau, et il finit par dire: “Tout ce qui s’est passé a été de la chance.”
Face-à-face avec El Chapo
Le 7 janvier 2016. Ce jeudi-là, Nicolas Gonzalez Perrin prévoit de mener avec plusieurs dizaines de policiers une expédition à Escuinapa, un bourg escarpé du Sinaloa méridional, qui est aussi une place forte du cartel. À l’aube, alors qu’il s’apprête à prendre la route, le commandant reçoit un étonnant coup de fil en provenance de la capitale. Enrique Galindo Ceballos, le grand manitou de la police fédérale, veut absolument savoir comment les choses se passent au Sinaloa. Quand il raccroche, le Comandante apprend par la télévision régionale qu’une violente fusillade a éclaté à l’autre extrémité de l’état, à Los Mochis, entre des hommes de la marine et deux trafiquants. Un militaire a été blessé, les gangsters ont réussi à s’échapper
au volant d’une voiture. “Je sentais qu’il se passait quelque chose d’important. Cette fusillade n’était pas comme
celles de tous les jours.” Le flic décide d’annuler l’attaque d’escuinapa et envoie toutes les forces à sa disposition vers Los Mochis. Les dix policiers de Guamuchil, les 25 de Culiacan et les 25 autres de Mazatlan, les quinze d’escuinapa et les dix de Cruz de Loreto. Tous traversent le Sinaloa à tombeau ouvert. Parallèlement, Nicolas Gonzalez Perrin ordonne aux quelques brigadiers en poste à Los Mochis d’organiser des barrages routiers tout autour de la ville. Cette opération-là est baptisée “Requin bleu” et ne tarde pas à porter ses fruits. Depuis la position qu’il occupe aux abords d’un pont, l’un des policiers de Los Mochis voit passer une Ford rouge correspondant précisément au modèle signalé plus tôt par les militaires. Prévenu, le commandant Gonzalez Perrin demande à ce que la voiture suspecte soit arraisonnée au prochain checkpoint. Banco: ce sont bien les deux fuyards. Dans sa caserne de Culiacan, le Comandante reçoit un nouvel appel. “Mes hommes
m’ont dit: ‘Chef, nous avons arrêté quelqu’un d’important.’ J’ai demandé à quel point il était important et ils m’ont
répondu: ‘Très important.’ J’ai tout de suite compris.” El Chapo. En personne. L’homme qui l’accompagne est Ivan Gastelum Cruz, dit aussi “El Cholo Ivan”, le porte-flingue principal du parrain du Sinaloa. En réalité, le plus dur commence maintenant. Il faut à tout prix que ces deux prisonniers de choix soient rapidement confinés en lieu sûr, avant que la cavalerie d’el Chapo ne se mette en branle et ne vienne récupérer son chef, armes à la main. Nicolas Gonzalez Perrin appelle le commandement militaire de Los Mochis et obtient que ses hommes et leurs prisonniers puissent aller trouver refuge derrière les murs du fortin local en attendant son arrivée. Mais la route est longue entre Culiacan et Los Mochis, trop longue en tout cas pour ce qui est en train de se passer: deux heures. Gonzalez Perrin convainc le gouverneur de l’état du Sinaloa de lui prêter exceptionnellement son hélicoptère de service. Problème, le réservoir est presque vide. Selon son pilote, la seule façon d’arriver à bon port consisterait à monter très haut
“Mes hommes m’ont dit: ‘Chef, nous avons arrêté quelqu’un d’important.’ J’ai demandé à quel point il était important et ils m’ont répondu: ‘Très important.’ J’ai tout de suite compris”