La ruée vers l’os
Les ossements de dinosaure sont la dernière folie des maisons de ventes aux enchères parisiennes, qui les écoulent pour des sommes extravagantes. Mais d’où viennent ces squelettes gigantesques? Réponse dans l’ouest américain, auprès des chasseurs de fossi
Les fossiles de dinosaures sont la dernière folie des maisons de ventes aux enchères parisiennes, qui les écoulent pour des sommes extravagantes. Mais d’où viennent ces squelettes gigantesques? De l’ouest américain.
Au bord de l’interstate 25, dans une plaine stérile du comté de Johnson, au coeur du Wyoming, un panneau annonce un village sans histoire: “Kaycee, 263 habitants. Quatre églises, deux bars, une putain et un joli cimetière.” Pas suffisant pour rompre l’ennui. Depuis que Butch Cassidy et sa horde sauvage ont quitté la région, il y a plus d’un siècle, il ne se passe rien dans le petit comté de Johnson, peuplé d’à peine 9 000 personnes. Rien, sauf cela: depuis le début de l’année 2018, cinq grands squelettes de “terribles lézards” ont été mis en vente lors de deux ventes aux enchères à Paris, pour un montant total de plus de cinq millions d’euros. Tous, sans exception, étaient originaires du Wyoming. Trois ont précisément été déterrés dans le comté de Johnson. Et Tom Harlan n’y est pas pour rien. Pour rejoindre son ranch, il faut suivre Barnum Road, une route qui sinue depuis le village de Kaycee jusqu’à une vallée verdoyante où paissent des vaches et des moutons. C’est sur la propriété de ce quadragénaire rond à la moustache épaisse qu’a été extrait en 2014 le squelette de dinosaure le plus cher de l’histoire des enchères françaises. Complet à 70% et long de neuf mètres, ce carnivore vieux de 150 millions d’années, présenté comme une espèce de théropode encore non documentée, a dépassé la barre des deux millions d’euros au terme d’une vente extravagante et surmédiatisée organisée le 4 juin 2018 par la maison Aguttes au premier étage de la tour Eiffel. Mais sur le pas de sa maison, Tom Harlan garde ses distances. La vente a fait des remous. Moins d’un mois avant la tenue de l’événement, la très sérieuse Society of Vertebrate Paleontology a publié une lettre appelant à l’annulation de la vente, arguant qu’elle
signerait la perte d’un dinosaure d’une valeur scientifique potentiellement inestimable. L’acheteur, présenté par Aguttes comme “un particulier français qui collectionne plutôt des
oeuvres d’art contemporain”, s’est engagé à mettre le dinosaure à la disposition des scientifiques, mais aujourd’hui encore, l’inquiétude demeure. Et dans son coin du Wyoming, Tom Harlan préfère ne pas commenter. Tout juste confirme-t-il que ce n’est pas lui qui a déterré le dinosaure inconnu trouvé sur son ranch, mais une petite société allemande nommée Krautsworst Naturstein, une de ces très discrètes entreprises de “paléontologie commerciale” qui arpentent sans relâche les ranches de l’ouest américain à la recherche de précieux fossiles à vendre à des musées ou au plus offrant.
“Ma femme m’a traité de malade”
Mike Triebold, lui, ne s’arrête pas à Kaycee. Lancé comme une balle sur l’interstate 25, une pelleteuse accrochée à l’arrière de son énorme 4x4, il dépasse la petite bourgade en pestant contre les infos bidon: “Un abruti du coin vient de m’appeler en prétendant avoir trouvé une tête humaine dans un corps de dinosaure. La semaine dernière, un autre type jurait avoir trouvé un cerveau de baleine fossilisé. Les gens sont cinglés!” Derrière, dans une autre voiture chargée de matériel, roulent deux employés de Triebold Paleontology, Inc. (TPI), l’entreprise que Mike a fondée en 1989 quand il en a eu marre de vendre “de
l’air”. “J’étais dans le business de la radio, je vendais des ondes, du rien, raconte-t-il. Ma femme m’a traité de malade quand je lui ai dit que j’avais démissionné pour chasser des fossiles.”
Aujourd’hui âgé de 65 ans, Mike emploie une vingtaine de personnes et est considéré comme le meilleur fournisseur de fossiles marins au monde. Raison pour laquelle les tuyaux viennent à lui, même les plus douteux. Il a appris à ne plus les écouter. Pour trouver de nouveaux squelettes, Mike préfère passer des heures sur Google Maps à repérer les ranches dont la topographie semble la plus prometteuse. “On fait toujours un contrat avec le propriétaire pour que les choses soient carrées, détaille-t-il. Il nous autorise à prospecter sur son terrain, et à partir du moment où je déterre un fossile, il m’appartient. Lui ne sera rémunéré que si le fossile est
vendu ; il touchera environ 10% du montant.” Variante: compter sur les ranchers avec lesquels il a déjà travaillé pour le prévenir quand affleure sur leur terrain un morceau d’ossement préhistorique. Et si Mike Triebold, ce 30 juillet, a décidé d’avaler les 1 300 kilomètres séparant ses bureaux de Colorado Springs d’un ranch du Montana, c’est précisément parce qu’un éleveur de bétail a trouvé chez lui ce qui pourrait bien être le plus important fossile de TPI depuis des années.
Arrivée dans la nuit, l’équipe se repose quelques heures, avant de reprendre la route au petit matin sur les sentiers cahoteux de l’immense propriété. Le soleil est déjà haut quand les hommes atteignent enfin le mur de roche nue au pied duquel, en 2017, le hasard de l’érosion a mis au jour quelques os d’un brun profond. Une première équipe de TPI a passé deux semaines ici au début du mois pour entamer l’extraction. Elle a laissé au sol un quadrillage de rubans bleus, indiquant les zones déjà fouillées. “C’est un cératopsien, explique Jacob Jett, 32 ans, pendant que Mike manoeuvre la pelleteuse dans un nuage de poussière. C’est un dinosaure du même groupe que le tricératops,
un herbivore de la taille d’un éléphant avec de longues cornes
et une collerette massive.” Le dernier tricératops que TPI a vendu a été acheté en 2014 par le musée d’histoire naturelle de Tokyo, pour un prix inconnu. Mais à la différence de ce précédent tricératops, le cératopsien qui se trouve sous leurs pieds n’a encore jamais été identifié. “Il y a de grandes chances pour qu’il s’agisse d’une nouvelle espèce, poursuit Jacob. C’est le genre de trouvailles pour lesquelles les musées sont prêts à mettre plusieurs centaines de milliers de dollars sur la table.”
Minutieusement, centimètre par centimètre, Mike et Jacob cassent les concrétions rocheuses à coups de marteau, piquent le sol à la pointe d’un couteau, déblaient les scories à la brosse et au pinceau. Les premiers ossements apparaissent vers midi. Une vertèbre d’abord, puis une côte et un morceau de collerette, qu’ils enveloppent de plâtre ou d’aluminium avant de leur attribuer un numéro et de répertorier leur position sur la grille. Plus tard, ils inventorieront les éléments de contexte, fossiles de plantes ou coprolithes, qui donneront de précieuses indications scientifiques sur le cératopsien. “Ça me fait toujours halluciner quand des gens ne relèvent pas ces données, lance Jacob. Non seulement ils foutent en l’air la crédibilité de toute la profession, mais ils laissent aussi de l’argent sous terre: plus il y a de contexte, plus un fossile a de la valeur.” Les os sortent les uns après les autres alors que progresse l’après-midi. Il faut faire vite. L’excavation d’un dinosaure de cette taille peut prendre des mois, et la météo ne permettra plus de creuser à l’automne. S’ils n’arrivent pas à sortir le squelette à temps, il faudra protéger le site et revenir l’été prochain. Et ce n’est que le commencement. Une fois l’extraction terminée, les employés de TPI rapporteront les ossements à leur laboratoire de Colorado Springs, où ils seront patiemment préparés, assemblés et moulés. “La quantité d’argent à investir avant d’avoir un retour sur investissement est considérable, explique
Triebold. Personne ne fait vraiment fortune avec les dinosaures.” Mike n’est pas à la rue pour autant. Les revenus tirés de la vente de dinosaures, complétés par la vente de reproductions de fossile, lui assurent un train de vie suffisamment confortable pour continuer d’enrichir sa collection de voitures anciennes et d’armes à poudre noire. Surtout, la stabilité financière de TPI lui autorise le luxe d’observer une certaine éthique, en refusant de vendre à des particuliers des fossiles à grande valeur scientifique, comprendre “tout ce qui sort de
l’ordinaire”. Une règle aussi floue qu’arbitraire, qu’il tente de respecter au mieux, en entretenant un dialogue constant avec les musées et les meilleurs paléontologues du pays. “Personne ne nous force à faire ça, mais si on fait ce métier, c’est parce qu’on aime les fossiles, tranche Mike le soir venu en chargeant son luger au stand de tir du ranch. Les affaires sont bonnes en ce moment, alors autant faire ça bien.”
“Ouvrez un magazine de déco: il y a une chance sur deux pour que vous y voyiez un fossile trôner dans le salon” Dennis Tanjeloff, directeur du plus grand magasin de fossiles au monde