Society (France)

Kamel Daoud

- PAR EMMANUELLE ANDREANI / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR

L’écrivain algérien Kamel Daoud, prix Goncourt du premier roman en 2015, revient aujourd’hui avec Le Peintre dévorant la femme, un essai où il confronte deux visions opposées de la femme, celle d’un fondamenta­liste musulman et celle de Pablo Picasso.

IL EST AUTANT VILIPENDÉ QU’ADMIRÉ. L’ÉCRIVAIN ALGÉRIEN KAMEL DAOUD, PRIX GONCOURT DU PREMIER ROMAN EN 2015 POUR MEURSAULT, CONTRE-ENQUÊTE, REVIENT AUJOURD’HUI AVEC LE PEINTRE DÉVORANT LA FEMME, UN ESSAI OÙ IL CONFRONTE DEUX VISIONS OPPOSÉES DE LA FEMME: CELLE D’UN FONDAMENTA­LISTE MUSULMAN ET CELLE DE PABLO PICASSO.

Ce livre est très différent de ce que vous avez fait jusqu’ici: vous vous mettez notamment dans la peau d’un djihadiste qui serait confronté, dans un musée, aux peintures érotiques de Picasso… L’idée, qui m’a été proposée par la directrice de cette nouvelle collection ‘Ma nuit au musée’, était de rester enfermé, tout seul, dans un musée pendant une nuit entière. On m’a suggéré le musée Picasso, à Paris. Le hasard a voulu que ça tombe sur cette exposition érotique. Au début, je me demandais: ‘Qu’est-ce que je vais écrire?’ Moi qui n’ai pas une grande culture sur l’art, la peinture… Je me disais: ‘Je dois comprendre quelque chose, trouver quelque chose.’ Au bout de deux heures, ça s’est déclenché.

Pourquoi avoir décidé de raconter ces tableaux à travers les yeux d’un fondamenta­liste musulman? Dans tout livre, j’aime qu’il y ait une tension. Parfois, le plus intéressan­t, c’est la propositio­n la plus extrême, pour aller à l’essentiel. Je voulais donc confronter quelqu’un qui a la phobie de l’image au lieu où triomphe l’image, quelqu’un qui est dans la négation de la femme face au triomphe du féminin et de l’érotisme. Il me fallait ces deux extrêmes pour aboutir à une réflexion pertinente. Je ne pouvais pas simplement imaginer un esthète qui se promènerai­t dans la galerie avec une vision sereine. C’était aussi un artifice pour interroger, en moi-même, mon rapport à l’image.

Vous êtes loin d’être un fondamenta­liste, pourtant… Non, mais je suis né dans une culture sans image, sans iconograph­ie, sans peinture. Je voulais aussi creuser ce lien morbide à l’image que l’on a dans cette culture, qui va de la destructio­n des statues, des monuments, à l’assassinat des caricaturi­stes. Pour cela, il me fallait une confrontat­ion radicale. Moi, je viens d’une culture où le corps est effacé partout, surtout celui de la femme.

En 2016, après les agressions sexuelles à Cologne et dans d’autres villes d’allemagne, vous analysiez déjà dans une tribune ce que vous appelez ‘le rapport malade au corps et à la femme’ du monde arabo-musulman. Cela vous avait valu une virulente réaction d’universita­ires, qui vous reprochaie­nt de véhiculer des clichés racistes. C’est le journal italien La Repubblica qui m’avait demandé un papier sur Cologne. J’ai beaucoup hésité car nous n’avions alors pas beaucoup de recul sur les événements. Finalement, je me suis dit que c’était l’occasion de réfléchir à un sujet qui me préoccupai­t depuis longtemps. Je suis né dans une société totalement puritaine. Et je n’ai jamais compris l’interdit du corps, de la nudité, de la sexualité. Je dessine, aussi, et je ne comprenais pas non plus ce rapport à l’image. Et quand on m’a demandé cet article, ça m’a permis de cristallis­er plusieurs idées qui étaient un peu ambiantes. Cet article a été publié dans plusieurs pays: en Italie, en Angleterre, en Suisse, en Allemagne… C’est quand il a été publié en France, dans

Le Monde, que les choses ont pris cette tournure-là. Je n’ai pas compris cette réaction. Parce que ceux-là mêmes qui me reprochaie­nt ce que je disais étaient parfois d’origine maghrébine ou avaient vécu au Maghreb: ils savaient que ce que je disais était la réalité. À savoir que, oui, nous avons un rapport très pathologiq­ue au corps et à la sexualité. J’ai mal vécu cette période parce que je n’aime pas les bruits médiatique­s, ça m’éloigne de ce que je veux faire, de ce que j’aime, et que je n’aime pas perdre le contrôle sur ma parole. Alors j’ai décidé de consacrer mon temps à écrire des livres d’abord, puis à me reposer. Je venais de sortir d’une longue période de succès littéraire, que je n’avais absolument pas prévu. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.

Qu’est-ce qui vous est arrivé? J’ai écrit ce roman, Meursault, contre-enquête (sorte de

contrecham­p à L’étranger, d’albert Camus, ndlr), pour un public algérien. Vous prévoyez un tirage de 1 000 exemplaire­s, vous vous retrouvez avec des centaines de milliers de ventes. On est à 35 ou 36 langues de traduction. Alors que c’était juste un livre que j’avais écrit pour les copains. Vous voyez ce que je veux dire? Alors j’étais un peu déstabilis­é. J’ai décidé de prendre du recul. J’ai écrit ce nouvel ouvrage parce que ma réflexion sur l’érotisme, la sexualité, le rapport à l’image, continue. C’est une belle occasion qui m’a été offerte.

‘L’occident est, pour nous, le nu’, écrivezvou­s dans ce livre. Vous racontez que votre premier souvenir à Paris n’est pas la tour Eiffel, mais un baiser échangé dans la rue. Tous ceux qui débarquent du Maghreb ou du monde arabe en général font cette expérience-là. On se retrouve à fixer un couple qui s’embrasse. Moi, je n’arrivais pas à détourner le regard, j’étais attiré vers cette scène. Mais pas en tant que voyeur, hein! J’avais envie de leur dire: ‘Allez, continuez, c’est la première fois que je vois ça!’

Vous aviez trouvé ça beau? Choquant? Un peu choquant, un peu beau. Vous savez, c’est comme la découverte du sexe, c’est… complexe. Ce qui surprend, c’est aussi l’invasion d’images publicitai­res. Quand vous venez d’une société sans images, ça vous frappe: il y a des images partout. Dans le métro encore plus, et dès l’aéroport. Je me rappelle ma première heure dans Paris: j’étais en train de tout regarder, je n’arrivais pas à retrouver mes repères. J’étais venu parce que j’avais eu une petite bourse à l’université pour passer quinze jours ici, acheter des livres, assister à deux, trois séminaires… C’était dans les années 90, j’avais 25 ans.

Et pour les couples qui veulent s’embrasser, diriez-vous que les choses ont changé, depuis, en Algérie? Ça a changé, oui, en pire. Il y a une montée du conservati­sme aujourd’hui, de l’inquisitio­n sociale, une explosion de la femmophobi­e. Il y a 20 ans, on n’aurait pas soupçonné que l’on en arriverait là! Le discours ambiant sur le corps de la femme frise le surréalism­e. Dans les mosquées, sur Internet, vous avez des prêcheurs qui s’expriment sur la longueur du talon de la chaussure de la femme, licite ou illicite aux yeux de la religion, sur l’épilation des sourcils qui devrait être interdite aux femmes non mariées. Il y a un délire sur les corps et la sexualité. Et on n’en a pas conscience en France. Récemment, un homme s’est encore attaqué à la statue Ain El Fouara (une célèbre statue représenta­nt une femme nue, datant du xixe siècle, à Sétif, déjà vandalisée à plusieurs reprises, ndlr). Ça passe toujours par la défigurati­on et l’ablation des seins. Cette statue est devenue pour moi très symbolique. Elle est la Joconde de nos malheurs. Le couple amoureux est pourchassé aussi, même par la police. Il y a toujours des voisins qui vont vous dénoncer. Cela arrive tout le temps. Mon hypothèse, c’est que la sexualité est un exercice de liberté, une dissidence par rapport à la loi du groupe: on dispose de son corps, le corps n’est pas à la dispositio­n du groupe, des lois et des rites. Il y a une réalité, qui est très dure, en Algérie. Et autour de cette réalité, il y a

une sorte d’omerta. Et on en parle encore moins quand on est un Maghrébin installé en Occident.

Pourquoi, d’après vous? Parce qu’on veut maintenir vive l’image d’un pays que l’on a laissé, certes, mais qui est beau. Donc les Algériens se sentent toujours attaqués quand il y a quelqu’un comme moi qui dit les choses telles qu’elles se passent. Je fais systématiq­uement l’objet d’attaques, on me dit: ‘Ce n’est pas vrai, tu es un traître, tu dénigres ton pays, tes racines, pour plaire aux Occidentau­x.’

J’ai compris qu’il s’agit plus d’une image narcissiqu­e que l’on veut maintenir dans sa tête que de la réalité. Vous pouvez rencontrer des dizaines de personnes qui vous

diront: ‘Mais non, ça ne se passe pas comme ça, ce n’est pas si grave.”

Mais demandez-leur: ‘Est-ce que vous vous embrassez dans la rue? Où habite votre fille? Peut-elle se promener comme elle le souhaite?’

Ces universita­ires ne vous reprochaie­nt pas tant de fausser la réalité que d’essentiali­ser le monde arabo-musulman. Mais qui sont ces gens? Ils ne viennent dans nos villes qu’à travers des circuits fermés, entre leurs conférence­s, leurs hôtels et leurs aéroports. Ils visitent le pays en touristes scientifiq­ues. Est-ce qu’ils vivent là-bas? Qu’est-ce qu’ils en savent? ‘Essentiali­ser’, ça veut dire quoi, dans leur langage? Ça veut dire que je dis que nous sommes mauvais à cause d’une culture. Je n’ai pas dit ça. J’ai dit: il y a une interpréta­tion de la culture et de la tradition qui nous sert de prétexte à nos pathologie­s. Autant que la chrétienté était un prétexte pour l’inquisitio­n. Est-ce que, si je dis que la chrétienté a servi à la chasse aux sorcières, j’essentiali­se?

En dévalorisa­nt cette culture, est-ce que vous ne survaloris­ez pas la culture occidental­e? Écoutez, moi, je vois des gens qui fuient pour aller vers le Nord, je ne vois pas des gens qui fuient pour aller vers le Sud. Pourquoi? Parce qu’il y a, au Nord, une liberté, une offre culturelle, parce qu’il y a une possibilit­é de vivre, de respirer.

Parce qu’il y a une possibilit­é de travailler, surtout, non? Pas uniquement. L’algérie est un pays riche, où les gens possèdent de l’argent. Quoi qu’on en dise. Bien sûr qu’il y a de la pauvreté, mais ces raisons économique­s n’expliquent pas tout. On fuit parce que ce sont des pays qui n’offrent pas de sens à un jeune qui a envie de sortir, d’aller au cinéma. Les gens fuient la contrainte, la misère du sens aussi. Je ne dévalorise pas mon territoire, j’essaie juste d’exercer un droit de lucidité, de casser le déni que nous nous opposons à nousmêmes pour contourner le réel. Ça ne sert à rien de dire que l’islam, la civilisati­on musulmane, a cultivé le raffinemen­t de l’érotisme au xiie siècle. Moi, je vous parle de maintenant. Est-ce que je survaloris­e l’occident? Non. Mais l’occident reste, pour le moment, le lieu de la civilisati­on, le lieu où vous pouvez vous promener, en tant que femme, vous habiller comme vous l’entendez, boire un verre. Je ne dis pas que le monde arabe est peuplé uniquement de barbares. Il y a des gens qui luttent –et beaucoup plus qu’ici, d’ailleurs. La longueur d’une jupe, en Algérie, c’est un militantis­me. Ici, c’est une élégance. On ne peut pas comparer une femme que l’on fouette en Afghanista­n à une femme à qui on refuse un rôle à Hollywood. Ce n’est pas décent. C’est vrai qu’il y a chosificat­ion de la femme en Occident. D’un côté, on ne veut pas voir son corps ; et de l’autre, on ne veut voir que ça. Mais gardons mesure. Ce n’est pas la même misère, ce n’est pas la même douleur.

En 2014, vous avez fait l’objet d’une fatwa, prononcée par un imam salafiste, pour avoir affirmé qu’il fallait ‘trancher la question de Dieu dans le monde arabe’. Il a été condamné par la justice algérienne. Êtes-vous encore menacé? Il a été condamné en première instance, mais il a fait appel et, en deuxième instance, la cour s’est déclarée incompéten­te. La justice est traversée elle aussi par des courants islamistes et conservate­urs. Je suis menacé, oui, comme beaucoup d’autres, mais je n’aime pas me mettre en avant, ça me gêne. Il y a de l’agressivit­é, de la diffamatio­n à mon égard, des campagnes médiatique­s. Vous savez, au Nord, vous aimez fabriquer des dissidents. Au Sud, nous aimons fabriquer des traîtres. L’intellectu­el lucide est toujours assimilé au traître. Si vous avez une liberté de ton, c’est que vous êtes un agent du Mossad, de la CIA, que vous faites ça pour avoir des papiers. La société est vécue comme un groupe, et donc l’individu qui affirme sa liberté, il trahit.

On a récemment détruit la tombe de votre père … C’est le signe que les choses empirent en Algérie? Pas uniquement la sienne. C’est une douleur intime. Oui, les choses empirent. Et les résistance­s à cet effondreme­nt possible s’affirment tout aussi.

Vous dénoncez régulièrem­ent la montée d’une extrême droite algérienne, qui se sert de la religion, justement, pour construire son récit du monde. C’est un populoisla­misme qui monte, qui se décline sous la forme d’une armée de prêcheurs, de télévision­s, de médias, mais aussi d’accointanc­es avec des partis politiques ultraconse­rvateurs: un mouvement de fond. Nous avons des Éric Zemmour chez nous aussi. En Algérie, il y a des gens qui passent à la télé et qui nous disent que nos problèmes viennent des Noirs, qui nous amènent des maladies et qui violent nos femmes. Ou que Maurice Audin n’est pas un martyr de la révolution, mais que c’est un communiste raté, qui ira en enfer. Dans ce contexte, la reconnaiss­ance par Emmanuel Macron en septembre dernier de la responsabi­lité de l’état français dans sa mort était une absolue nécessité. Ce qu’a fait Macron est historique. Il y a eu un accueil très positif au sein d’une bonne partie de la population, des élites surtout. Surtout, cela permet de couper l’herbe sous le pied de tous ceux qui utilisent le trauma colonial pour accentuer les communauta­rismes. Si on va vers un apaisement avec la France, cela dessert les populistes. Ils ont besoin de tensions avec la France et l’occident pour justifier leur discours. C’est leur fonds de commerce. Quant au régime lui-même, le trauma colonial est ce sur quoi il assoit toute sa légitimité – “Nous avons sauvé ce

pays”, disent-ils. Si l’on va vers le solde de tout compte de cette période-là, qu’estce qu’il va leur rester comme légitimité? On sera obligés de parler du présent.

Vous avez expliqué écrire en français parce que la langue arabe était ‘piégée par le sacré, une langue fétichisée, politisée’. Mais le français, à l’inverse, n’est-il pas une langue marquée par la colonisati­on? Mais ça, c’est votre contradict­ion. Pas la mienne. Moi, je prends ce qui est bien. Je n’ai pas vécu la guerre d’indépendan­ce, l’époque coloniale. Ce n’est pas de ma faute. Je ne suis pas dans la décolonisa­tion permanente. Je suis né après, je suis un enfant des libertés, j’ai envie de les défendre et de sortir de la confrontat­ion entre colonisés et ex-colonisate­urs. C’est une histoire qui me fatigue. J’ai beaucoup d’admiration pour cette génération-là, qui a pris les armes à 17 ans pour un idéal de liberté. Je me dis qu’ils sont morts pour que moi, je puisse jouir de la liberté, pas pour que je parle de la guerre, justement. Le français n’est pas une langue qui m’a été apprise avec une arme sur la tempe. C’est dans cette langue que j’ai appris le corps, à aimer, à faire l’amour, à voyager. C’est pour moi une langue de sensualité et d’imaginaire. De l’autre côté, quand je dis que l’arabe est piégé, ça ne veut pas dire que la langue est mauvaise. Mais qu’on l’a réduite à ne parler que du politique ou du sacré. Il n’y a pas de politique d’encouragem­ent à la création, à la créativité. La culture arabe, je l’ai découverte parce qu’il y avait en France une collection qui avait traduit tous les grands ouvrages de la littératur­e arabomusul­mane en français. C’est comme cela que j’ai eu accès à ma propre culture. Lire: Le Peintre dévorant la femme, de Kamel Daoud (Stock)

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