Society (France)

Jordan Peterson, le mal alpha

- PAR EMMANUELLE ANDREANI ET HÉLÈNE COUTARD, À MANCHESTER

Aux États-unis, en Angleterre et ailleurs dans le monde anglo-saxon, c’est une véritable icône médiatique. Profondéme­nt conservate­ur, volontiers sexiste, assurément éloquent, le Canadien Jordan Peterson veut remettre les hommes dans le droit chemin. Rien que ça.

En France, peu le connaissen­t. Mais aux États-unis, en Angleterre et ailleurs dans le monde anglo-saxon, il est une icône médiatique et un penseur adulé. Profondéme­nt conservate­ur, volontiers sexiste, assurément éloquent, le Canadien Jordan Peterson veut remettre les hommes dans le droit chemin. Et tant pis si cela déplaˆıtî aux “bien-pensants”.

Ils ont 20, 30 ans, les traits encore engourdis par l’adolescenc­e mais l’air d’avoir déjà été abîmés par la vie. À la fin de la conférence, ils ont formé une file indienne, qui longe la scène et remonte le long des rangées de sièges en velours bordeaux. Passe VIP bien en vue, ils ont été autorisés à rester tandis que la foule –plus de 2 100 personnes– était drainée par les vigiles vers les sorties du théâtre. Sam est là, rasé de frais, endimanché dans un costume trois pièces, sa cravate rouge satinée parfaiteme­nt nouée. Il raconte qu’il a “beaucoup aimé le show”, même s’il n’a “pas tout compris: sur Youtube, on peut mettre pause et rembobiner, là ça allait un

peu vite”. Les épaules droites, les cheveux peignés sur le côté, il ne décroche pas les yeux de la scène: bientôt, Jordan Peterson va apparaître, à nouveau. Il va pouvoir lui serrer la main, se faire prendre en photo avec lui. C’est pour ça qu’ils sont tous là. Cette option VIP leur a coûté 185 pounds (208 euros), prix du billet inclus. Un bon deal, à les entendre ; Peterson a “changé

[leur] vie”. Dans la queue, la phrase revient sans cesse, accueillie à chaque fois par des hochements de têtes solennels. Le brouhaha se dissipe. Il est là, sur la scène. Il s’avance vers ses fans, invite le premier d’entre eux à s’approcher, échange quelques mots, sourit et prend la pose avec lui pour le photograph­e. Quelques secondes, puis au suivant. Il est bientôt 23h et, en tout, ils sont près d’une centaine. Sam vient de passer, ses yeux brillent, il tente une vanne pour contenir son émotion: Je ne vais plus jamais me laver la main

qu’il a touchée!” Un homme pleure en descendant les marches, un autre tremble, doit se reprendre pour ne pas dégringole­r, il semble près de s’évanouir.

Tandis qu’une pluie triste et froide s’abat sur Manchester, eux quitteront l’apollo Theater le coeur gonflé de joie. Dans le passé, la salle mythique a accueilli les Rolling Stones, AC/DC, ou Oasis. Ce soir, c’est un professeur de psychologi­e canadien devenu célèbre sur Youtube qui a électrisé la foule. Le lendemain, il sera à Oxford, puis à Glasgow, Édimbourg, Amsterdam, Cambridge, Helsinki, Stockholm… Partout, des salles de 2 000, 3 000, 5 000 places. À chaque fois combles. “En tout, on a fait 88 villes. Et il a fallu ajouter des dates en Scandinavi­e”,

se réjouit John O’connell, le tour manager. Un jour, une ville, ou presque, ainsi va la vie de Jordan Peterson depuis le début de sa tournée planétaire, qui a démarré en Amérique du Nord. Le phénomène est inédit. Les chiffres étourdissa­nts. Son livre,

12 règles pour une vie, qui vient d’être publié en France (Michel Lafon), s’est écoulé à 2,2 millions d’exemplaire­s dans le monde. À ce jour, ses vidéos ont fait plus de 40 millions de vues sur Youtube, où il compte 1,58 million d’abonnés. Que leur dit Jordan Peterson? Il leur parle du chaos qui règne dans le monde, il s’attaque à tous ces défenseurs du “politiquem­ent correct” qui voudraient anéantir la liberté d’expression au nom des défenses des minorités. Il les invite à relire la Bible, à se méfier du

“marxisme culturel” qui aurait envahi l’université. Il les exhorte à se reprendre en main. Il démonte les mensonges des

“gauchistes” et des “féministes radicales”. Il insiste sur les différence­s biologique­s entre hommes et femmes, leur parle de

bon sens: les hiérarchie­s n’existent pas pour rien depuis des milliers d’années! Son discours conservate­ur se décline, dans son livre, sous la forme de douze règles de vie, qui sont autant de chapitres: “tenezvous droit, les épaules en arrière” (pour apparaître plus fort et envoyer le bon signal aux autres, en résumé) ou “ne dérangez pas les enfants quand ils font du skateboard” (ils doivent apprendre à tomber et à se relever), le tout appuyé par des citations du Nouveau Testament, de Freud, de Carl Jung et de longues théories scientifiq­ues sur la vie des homards et des chimpanzés. On l’aime autant qu’on le déteste. Pour ses détracteur­s, son discours n’est qu’un dangereux charabia: ils pointent sa popularité parmi les masculinis­tes antifémini­stes et sa proximité avec l’alt-right nord-américaine. Lui se défend d’appartenir à une quelconque mouvance politique. Et vit son succès avec une évidente satisfacti­on.

Comme le leader d’une secte

À Manchester, il a débarqué dans sa loge une demi-heure avant le début de sa conférence, parfaiteme­nt détendu. A assis sa longue silhouette, sanglée dans un élégant complet-veston gris, sur le canapé. Puis a parlé, le regard luisant d’intensité, sa voix naturellem­ent haut perchée poussée dans les aigus par l’émotion de ces jeunes qui l’interpelle­nt partout dans le monde, des dizaines de fois par jour, à l’aéroport, au restaurant, dans la rue, pour lui dire à quel point il a “changé [leur] vie”. “Ils sont tellement polis et tellement contents de pouvoir me parler! À chaque

fois, je me dis: ‘Et voilà, une personne de plus qui a été remise sur le bon chemin.’” Quand on évoque la politique, ses deux gros sourcils se froncent un peu. Les polémiques, dit-il, sont “inévitable­s”: “Je suis fortement opposé à la gauche radicale. Je pense que le communisme est une doctrine absolument répréhensi­ble. Et si vous êtes un opposant à cette idéologie,

“J’ai noté un problème psychologi­que qui fait des ravages: les hommes, les garçons, ne sont pas encouragés comme il le faudrait” Jordan Peterson

alors où-êtes vous? Eh bien vous pourriez être n’importe où. Et donc la droite radicale est ravie de s’imaginer que vous êtes dans son camp et saute en l’air. Tandis que la gauche radicale est ravie parce que c’est une bonne façon de vous discrédite­r. Ce n’est

pas correct.” Pourtant, sur scène, le ton était assez clair. C’est Dave Rubin, un journalist­e youtubeur américain inventeur de l’appellatio­n “gauche régressist­e”, qui chauffait la salle. Il a commencé par citer des figures pro-trump. A raconté qu’un jour, un spectateur a tweeté ceci: “C’est dingue d’être dans une salle remplie de milliers de personnes attendant de voir Jordan Peterson, quand dans la vie de tous les jours, j’agis comme un agent secret et que je marche sur la pointe des pieds dès que je mentionne son seul nom.” Enfin, Rubin a parlé de “révolution”. “Quand elles arrivent, elles sont généraleme­nt sanglantes,

a-t-il vociféré dans le micro. Mais si on mène celle-ci correcteme­nt, ça sera une révolution des idées, et tout cela grâce au mec qui est au coeur de ces idées justes. Faites du bruit pour Jordan Peterson!” Ce soir-là, tout y est passé. Peterson a débité à un rythme effréné ses thèmes de prédilecti­on, s’est indigné de “la crise de confiance que traverse l’occident, qui pourrait déstabilis­er ce que nous avons réussi à produire, et cela uniquement à cause de l’action d’une très petite minorité de gens”. Dans son viseur, les “SJW”, pour social justice warriors: les “combattant­s de la justice sociale”, “aveuglés” par la bien-pensance collective. Or, pour sauver la société occidental­e, il faut sauver ceux qui, d’après lui, en sont le socle: les hommes. Ils vont mal, analyse-t-il: “J’ai noté un problème psychologi­que qui fait des ravages: les hommes, les garçons, ne sont pas encouragés comme il le faudrait. Notre culture a développé une forme de scepticism­e à propos des ambitions et des compétence­s des hommes. Si vous êtes quelqu’un qui ‘pense comme il faut’, vous devez penser que la culture occidental­e est une tyrannie patriarcal­e. Quand les hommes s’affirment, vous voyez alors cela comme

une caractéris­tique de cette tyrannie. Là est

la vraie tyrannie.” Logiquemen­t, la plupart de ses adeptes sont des hommes. Sur scène, Peterson leur conseille de s’affirmer, de devenir “des hommes sur qui l’on peut compter” et de ne pas se morfondre sur

de sombres forums. “Les gens avaient un énorme besoin d’entendre ce discours,

posera-t-il plus tard, dans sa loge. C’est important car le vrai sens de la vie se trouve une fois que l’on adopte une posture de responsabi­lité. Sans ça, les gens sont perdus dans le plaisir impulsif et immédiat. Sur le long terme, ça ne leur apporte aucune fondation solide.” Pourquoi faudrait-il aux millenials masculins des “fondations

solides”? “Parce qu’il va se passer des choses dures au cours de votre vie, qui vont vous éclater à la figure et vous frapperont très fort. Alors, vous avez intérêt à être prêt.” Cette vision du monde sombre et fataliste est guidée par une obsession: le totalitari­sme, qui revient sans cesse dans le discours de Jordan Peterson –“Les cultures totalitair­es émergent quand les gens abdiquent leur responsabi­lité individuel­le. J’essaie de prévenir ça”, dit-il. Il la cultive depuis l’adolescenc­e. Né en 1962 dans une ville de la région de l’alberta, au Canada, Peterson commence sans surprise à lire George Orwell, Aldous Huxley et Alexandre Soljenitsy­ne à 13 ans. Il est obnubilé par la guerre froide, fait des

“cauchemars de destructio­n nucléaire”, qui ne le quitteront jamais vraiment. À 18 ans, déjà déçu du Nouveau Parti démocratiq­ue canadien (le plus à gauche du Canada), il entre à la fac, où il s’inscrit en sciences politiques et littératur­e anglaise. Mais là non plus, les cours ne sont pas à la hauteur de ses espérances. “On nous apprenait que l’intérêt économique est la seule chose qui compte pour les êtres humains. Ce n’était pas du tout évident pour moi”, raconte-t-il au journal canadien C2C. Pour lui, la guerre froide n’est pas motivée par des intérêts économique­s, mais par des considérat­ions humaines et psychologi­ques. Il se dirige donc vers

l’étude de la psychologi­e, approfondi­t son intérêt pour les génocides et les régimes totalitair­es, se passionne pour la psychologi­e des croyances. En 1992, il devient professeur et s’envole l’année d’après pour Harvard. Il y enseignera pendant six ans. Aujourd’hui encore, son nom apparaît dans plus de 8 000 textes académique­s. En parallèle, il écrit, trois heures par jour pendant treize ans, s’efforçant de décortique­r la façon dont “les gens forment leurs croyances” et les histoires que certains se racontent pour justifier les pires horreurs. Cela donne en 1999 son premier livre, souvent jugé illisible, Maps of Meaning. Peterson s’installe alors à Toronto et obtient un poste à l’université. C’est là qu’il rencontre Bernard Schiff, professeur dans le même départemen­t. Si ses collègues du comité de recrutemen­t sont sceptiques, lui est fasciné par Peterson et insiste pour que l’université l’engage. Il le trouve “intellectu­ellement flamboyant, différent, confiant, un peu arrogant”, et pense qu’il peut amener “une nouvelle énergie et des nouvelles idées”, écrivait-il il y a quelques mois dans une tribune pour The Star. Aujourd’hui, Schiff n’a pas changé d’avis: “Il était déjà très intense et pas convention­nel. Il était un peu le même qu’aujourd’hui, mais il avait

beaucoup moins de colère en lui…” S’il le connaît bien, c’est que leurs deux familles ont vécu ensemble pendant cinq mois lorsque la maison des Peterson était en travaux. “J’ai vu un homme gentil, attentif et généreux avec sa famille. Mais il s’est avéré être plus excentriqu­e que je ne le croyais à l’université. Il refusait par principe que son travail soit relu par le comité d’éthique de la fac. Il insistait pour dire que seul lui avait le pouvoir de décider si ses recherches étaient éthiques ou non.” Inquiété par cette attitude et intrigué par les commentair­es d’un étudiant, Schiff décide d’assister à

l’un de ses cours. “Il démarrait à 9h et, pourtant, tous les étudiants étaient là, bien réveillés et attentifs, se souvient le

professeur. Il les tenait tous dans sa main, il était captivant, il y avait quelque chose de presque religieux. Mais il se contentait de parler de ses idées, de les mélanger pour en faire des histoires qui étaient délivrées et acceptées comme des vérités. Mais rien n’était appuyé par des preuves scientifiq­ues.” Il soupire, raconte comment il a alors tenté de le faire remarquer gentiment à son ami. Qui, en retour, n’a rien changé. Encouragé par son succès auprès des élèves –qui lui disent déjà, dans leurs

“Il se rapproche d’une rock star, déguisée en intellectu­el public, dans une robe de prédicateu­r évangéliqu­e. Sa chaîne Youtube est devenue son église” Bernard Schiff, un ancien collègue

appréciati­ons, qu’il a “changé [leur] vie”–, Peterson commence, en 2013, à poster des vidéos sur Youtube. Ses cours à Harvard, des séquences d’explicatio­n de Maps of Meaning, une série sur “la tragédie contre le mal”, une autre sur la Bible (son “Introducti­on au Concept de Dieu”, une heure et quarante minutes de bande, compte actuelleme­nt plus de trois millions de vues), puis sa “théorie de la personnali­té”, en 22 parties. Mais ce n’est qu’en 2016, quand il poste des vidéos contre le “politiquem­ent correct”, dans lesquelles il attaque le projet de loi C-16 sur les discrimina­tions contre les personnes transgenre­s, que le nombre de vues décolle. Il y affirme qu’il refusera de se faire imposer l’usage de pronoms neutres. Scandale. Sa parole quitte l’espace confiné et privilégié de l’université, il part à la conquête du monde, endosse le costume de sauveur de l’humanité. “Il a toujours

rêvé de sauver le monde”, sourit son ami Wil Cunningham, qui exerce comme prof de psychologi­e et a longtemps partagé son bureau avec lui –depuis son départ,

Peterson l’a chargé du gardiennag­e de ses plantes. Récemment, Cunningham s’est repassé quelques vidéos de son ancien

collègue. “Au fur et à mesure, on peut le voir devenir cette figure évangéliqu­e, changer de ton. Toute la controvers­e de 2016 lui a permis de faire ce qu’il avait toujours voulu faire: quand tu es prof de psychologi­e, tu n’as pas la possibilit­é d’avoir une telle portée…” Bernard Schiff confirme: “Il y a environ dix ans, Jordan m’a dit qu’il voulait acheter une église. À l’époque, c’était la mode de réaménager des églises à Toronto, je pensais que c’était ce qu’il voulait dire. Mais non. Il voulait une paroisse dans laquelle prêcher. Aujourd’hui, il est quelque chose qui se rapproche d’une rock star, déguisée en intellectu­el public, dans une robe de prédicateu­r évangéliqu­e. Sa chaîne Youtube est devenue son église.” Schiff se rappelle encore la dernière conversati­on qu’il a eue avec son ancien ami. C’était quelques mois après son buzz de 2016. Il lui avait exprimé son opinion “sur son hypocrisie et son manque de rigueur intellectu­elle”.

Conciliant mais déterminé, Peterson lui

avait alors répondu: “Tu ne comprends pas. Je suis prêt à tout perdre, ma maison, mon boulot, parce que j’y crois. Bernie, Tammy

(sa femme, ndlr) a fait un rêve et ses rêves sont parfois prémonitoi­res. Elle a rêvé qu’il était cinq minutes avant minuit.” C’est à dire: bientôt, tout va s’effondrer. Bientôt, il sera trop tard. “Il en est convaincu: nous sommes au bord du chaos. Il est le prophète, il sera le martyr. Notre sauveur.”

Très vite, cette nouvelle posture lui vaut des ennemis. Ses rapports avec la fac se tendent. Fin 2016, dans deux lettres, profs et dirigeants lui reprochent de heurter la sensibilit­é des élèves avec ses déclaratio­ns excessivem­ent polémiques. En mars 2017, l’université refuse de lui renouveler sa bourse de recherche. Peterson y voit une façon de le faire taire. Quelques mois plus tard, il prend un congé sans solde, se médiatise en victime, devient un héros du “parler vrai”, dans un monde où l’on

ne peut plus rien dire. Une levée de fonds est alors organisée par le site The Rebel Media, proche de l’alt-right, lui permettant d’engranger 192 000 dollars canadiens (129 000 euros). Puis les polémiques s’enchaînent, dopant à chaque fois le nombre de ses adeptes. En janvier 2018, le professeur-gourou prend encore une autre dimension. Interrogé par une chaîne de télé britanniqu­e sur la question de l’écart salarial entre les femmes et les hommes, Peterson nie que ce phénomène est dû à des discrimina­tions et répond avec un tel aplomb que son interlocut­rice reste littéralem­ent bouche bée pendant

“Le chaos, c’est mater, l’origine, la source, la mère”, écrit-il, alors que les deux termes n’ont rien à voir

de longues secondes. La séquence fait le tour du monde –elle totalise aujourd’hui douze millions de vues– et la journalist­e, ridiculisé­e, sera harcelée sur les réseaux sociaux.

Une pensée trop complexe? Ou trop simpliste?

C’est la marque de fabrique de Peterson: présenter comme des vérités absolues des idées pourtant tout à fait discutable­s. Ainsi de son livre 12 règles pour une vie, articulé autour d’une théorie inspirée de la philosophi­e chinoise du yin et du yang, et qui peut se résumer ainsi: le monde est tiraillé entre deux forces, le chaos et l’ordre. Ce dernier est “associé de manière symbolique à la masculinit­é”, ce que l’auteur explique par le fait que “la structure hiérarchiq­ue primaire de la société humaine (soit) masculine”, comme pour les “chimpanzés”. “Les hommes sont et ont été les bâtisseurs de villes” justifie-t-il encore, ou “l’ordre, c’est Dieu le père”. Le chaos, explique-t-il ensuite, est en revanche féminin: “Le chaos, c’est

mater, l’origine, la source, la mère”, écrit-il, alors que les deux termes n’ont en réalité rien à voir étymologiq­uement. Puis, sans transition: “Le chaos, l’éternel féminin, est également la force dévastatri­ce de la sélection sexuelle. Les femmes sont sélectives, contrairem­ent aux femelles chimpanzés (…). La plupart des hommes ne correspond­ent pas à leurs idéaux. C’est pour cette raison que sur les sites de rencontres, 85% des hommes ne sont pas, ou peu, considérés comme attirants.” Son ami Wil Cunningham hoche la tête: “En général, les psys sont mauvais quand ils parlent de probabilit­és. En gros, si les chiffres, c’est ‘52% des femmes ont plutôt tendance à faire ça –et donc 48% font autre chose’, dans la bouche des psys, ça devient: ‘La majorité a tendance à.’ Et dans la bouche de Jordan, ça devient: ‘Toutes les femmes font ça.’”

Est-ce le signe d’une pensée trop complexe? Ou une façon de masquer le fond? Peterson emploie beaucoup de mots érudits, qui permettent à ses fans de se sentir “plus intelligen­ts” mais qui ne sont pas toujours très clairs, à l’écrit comme à l’oral. En mai 2018, interrogé par une journalist­e du New York Times au sujet de l’attaque au van de Toronto (dix morts, dont huit femmes) commise par un Incel, un “célibatair­e involontai­re”, quelques

semaines plus tôt, le professeur répond: “Il était fâché contre Dieu parce que les femmes le rejetaient. Le remède contre cela,

c’est la monogamie imposée.” Les propos suscitent un tollé: Peterson voulait-il dire qu’il fallait, en quelque sorte, obliger les femmes à coucher avec des hommes seuls? Sur les forums masculinis­tes, c’est ainsi que la phrase a été interprété­e. Chez ses opposants aussi. “Mais pas du

tout! bondit aujourd’hui Jordan Peterson, l’air passableme­nt excédé. Cette histoire, c’était vraiment… Oh mon dieu! J’étais juste en train de formuler ce que l’on pourrait appeler une observatio­n anthropolo­gique

courante.” En gros, explique-t-il, la monogamie imposée, c’est le mariage.

Puis: “Cela fait partie de la structure normative de la culture. En l’absence de cette norme sociale, il y a une bascule vers la polygamie”, élabore-t-il. “Mais enfin, s’il parlait de mariage, pourquoi ne pas l’avoir dit simplement?” s’agace de son côté Wil Cunningham. Qui, comme beaucoup, s’interroge: et s’il le faisait exprès? Peterson est passé maître dans l’art de monétiser la polémique. Il trouve ça “superdrôle”, il ne peut “pas [s’]en

empêcher”, mais il le “di[t] quand même”: “J’ai trouvé le moyen de gagner de l’argent

grâce aux social justice warriors”. Sauveur de l’occident, oui, mais pas bénévole. “S’ils m’invitent à parler dans une conférence, alors les gens m’entendent et ils vont ensuite faire des dons sur ma page Patreon,

expliquait-il dans le podcast The Joe Rogan Experience. Et s’ils veulent m’empêcher de m’exprimer… alors je poste mes vidéos sur Youtube, et là, je reçois encore plus

d’argent!” Sa page Patreon, une plateforme de financemen­t participat­if créée au départ pour les artistes à la recherche de mécènes, compte 8 893 abonnés. Chacun d’eux peut s’offrir un package de son choix. Pour 20 dollars par mois, le Dr Peterson propose une inscriptio­n à son site Self Authoring, un programme de cours en ligne qui encourage à écrire afin de mieux se connaître. Pour 500 dollars par mois, l’inscriptio­n est valable pour deux et donne droit à une séance mensuelle de questions-réponses en direct sur Youtube. Le Guardian a estimé les revenus de Peterson sur Patreon à environ 80 000 dollars par mois (un peu plus de 70 000 euros) depuis le printemps 2018. Une coquette somme que Peterson justifie d’abord par son arrêt de travail. “Je ne pense

pas qu’il veuille revenir à la fac, réfléchit

Bernard Schiff. Avec cet argent, il n’en a pas besoin. À un moment donné, la fac arrêtera sûrement de lui accorder des congés et il devra la quitter officielle­ment. Et il s’en servira probableme­nt pour se victimiser.” Ce qui lui rapportera­it encore davantage.

Il est bientôt minuit à Manchester, mais dans le théâtre, ils n’ont pas bougé. Agglutinés autour de Peterson, assis en tailleur au bord de la scène. Le dernier épisode de la soirée (après les photos) se déroule dans une ambiance intimiste, où chacun veut poser une dernière question avant que le gourou ne disparaiss­e dans d’autres villes, pour répondre à d’autres jeunes en plein doute. Un participan­t lui demande ce qu’il pense de L’UE. “Trop grand”, répond-il. Un autre, l’air inquiet: “Doit-on rester vivre en Angleterre sous un gouverneme­nt libéral?” Peterson: “Il n’y a pas qu’une seule solution à un

problème.” Le public hoche la tête, certains gribouille­nt des notes. Alors que les lumières de l’apollo Theater s’éteignent, une énième main se lève. La question porte sur le QI, une notion qui les préoccupe tous beaucoup. Et pour cause, Peterson a l’habitude de répéter que le QI est “le

meilleur prédicteur de réussite”. Ce soir-là, il ne se fait guère rassurant, et part dans le long récit d’un ancien patient dont le QI très faible semblait l’empêcher de

“prendre sa vie en main”. Les visages se ferment. Pourtant, tous pourront bientôt être rassurés: après les succès des pack Self Authoring (29,99 dollars) et Understand Myself (9,99 dollars), Peterson annonçait au début de l’année la création prochaine d’un test de QI disponible sur son site. Le prix n’a pas encore été annoncé.

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Jordan Peterson chez lui, à Toronto, en mai 2018.
 ??  ?? La file d’attente pour une conférence de Jordan Peterson à Toronto, le 3 mai 2018.
La file d’attente pour une conférence de Jordan Peterson à Toronto, le 3 mai 2018.

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