Jordan Peterson, le mal alpha
Aux États-unis, en Angleterre et ailleurs dans le monde anglo-saxon, c’est une véritable icône médiatique. Profondément conservateur, volontiers sexiste, assurément éloquent, le Canadien Jordan Peterson veut remettre les hommes dans le droit chemin. Rien que ça.
En France, peu le connaissent. Mais aux États-unis, en Angleterre et ailleurs dans le monde anglo-saxon, il est une icône médiatique et un penseur adulé. Profondément conservateur, volontiers sexiste, assurément éloquent, le Canadien Jordan Peterson veut remettre les hommes dans le droit chemin. Et tant pis si cela déplaıtî aux “bien-pensants”.
Ils ont 20, 30 ans, les traits encore engourdis par l’adolescence mais l’air d’avoir déjà été abîmés par la vie. À la fin de la conférence, ils ont formé une file indienne, qui longe la scène et remonte le long des rangées de sièges en velours bordeaux. Passe VIP bien en vue, ils ont été autorisés à rester tandis que la foule –plus de 2 100 personnes– était drainée par les vigiles vers les sorties du théâtre. Sam est là, rasé de frais, endimanché dans un costume trois pièces, sa cravate rouge satinée parfaitement nouée. Il raconte qu’il a “beaucoup aimé le show”, même s’il n’a “pas tout compris: sur Youtube, on peut mettre pause et rembobiner, là ça allait un
peu vite”. Les épaules droites, les cheveux peignés sur le côté, il ne décroche pas les yeux de la scène: bientôt, Jordan Peterson va apparaître, à nouveau. Il va pouvoir lui serrer la main, se faire prendre en photo avec lui. C’est pour ça qu’ils sont tous là. Cette option VIP leur a coûté 185 pounds (208 euros), prix du billet inclus. Un bon deal, à les entendre ; Peterson a “changé
[leur] vie”. Dans la queue, la phrase revient sans cesse, accueillie à chaque fois par des hochements de têtes solennels. Le brouhaha se dissipe. Il est là, sur la scène. Il s’avance vers ses fans, invite le premier d’entre eux à s’approcher, échange quelques mots, sourit et prend la pose avec lui pour le photographe. Quelques secondes, puis au suivant. Il est bientôt 23h et, en tout, ils sont près d’une centaine. Sam vient de passer, ses yeux brillent, il tente une vanne pour contenir son émotion: Je ne vais plus jamais me laver la main
qu’il a touchée!” Un homme pleure en descendant les marches, un autre tremble, doit se reprendre pour ne pas dégringoler, il semble près de s’évanouir.
Tandis qu’une pluie triste et froide s’abat sur Manchester, eux quitteront l’apollo Theater le coeur gonflé de joie. Dans le passé, la salle mythique a accueilli les Rolling Stones, AC/DC, ou Oasis. Ce soir, c’est un professeur de psychologie canadien devenu célèbre sur Youtube qui a électrisé la foule. Le lendemain, il sera à Oxford, puis à Glasgow, Édimbourg, Amsterdam, Cambridge, Helsinki, Stockholm… Partout, des salles de 2 000, 3 000, 5 000 places. À chaque fois combles. “En tout, on a fait 88 villes. Et il a fallu ajouter des dates en Scandinavie”,
se réjouit John O’connell, le tour manager. Un jour, une ville, ou presque, ainsi va la vie de Jordan Peterson depuis le début de sa tournée planétaire, qui a démarré en Amérique du Nord. Le phénomène est inédit. Les chiffres étourdissants. Son livre,
12 règles pour une vie, qui vient d’être publié en France (Michel Lafon), s’est écoulé à 2,2 millions d’exemplaires dans le monde. À ce jour, ses vidéos ont fait plus de 40 millions de vues sur Youtube, où il compte 1,58 million d’abonnés. Que leur dit Jordan Peterson? Il leur parle du chaos qui règne dans le monde, il s’attaque à tous ces défenseurs du “politiquement correct” qui voudraient anéantir la liberté d’expression au nom des défenses des minorités. Il les invite à relire la Bible, à se méfier du
“marxisme culturel” qui aurait envahi l’université. Il les exhorte à se reprendre en main. Il démonte les mensonges des
“gauchistes” et des “féministes radicales”. Il insiste sur les différences biologiques entre hommes et femmes, leur parle de
bon sens: les hiérarchies n’existent pas pour rien depuis des milliers d’années! Son discours conservateur se décline, dans son livre, sous la forme de douze règles de vie, qui sont autant de chapitres: “tenezvous droit, les épaules en arrière” (pour apparaître plus fort et envoyer le bon signal aux autres, en résumé) ou “ne dérangez pas les enfants quand ils font du skateboard” (ils doivent apprendre à tomber et à se relever), le tout appuyé par des citations du Nouveau Testament, de Freud, de Carl Jung et de longues théories scientifiques sur la vie des homards et des chimpanzés. On l’aime autant qu’on le déteste. Pour ses détracteurs, son discours n’est qu’un dangereux charabia: ils pointent sa popularité parmi les masculinistes antiféministes et sa proximité avec l’alt-right nord-américaine. Lui se défend d’appartenir à une quelconque mouvance politique. Et vit son succès avec une évidente satisfaction.
Comme le leader d’une secte
À Manchester, il a débarqué dans sa loge une demi-heure avant le début de sa conférence, parfaitement détendu. A assis sa longue silhouette, sanglée dans un élégant complet-veston gris, sur le canapé. Puis a parlé, le regard luisant d’intensité, sa voix naturellement haut perchée poussée dans les aigus par l’émotion de ces jeunes qui l’interpellent partout dans le monde, des dizaines de fois par jour, à l’aéroport, au restaurant, dans la rue, pour lui dire à quel point il a “changé [leur] vie”. “Ils sont tellement polis et tellement contents de pouvoir me parler! À chaque
fois, je me dis: ‘Et voilà, une personne de plus qui a été remise sur le bon chemin.’” Quand on évoque la politique, ses deux gros sourcils se froncent un peu. Les polémiques, dit-il, sont “inévitables”: “Je suis fortement opposé à la gauche radicale. Je pense que le communisme est une doctrine absolument répréhensible. Et si vous êtes un opposant à cette idéologie,
“J’ai noté un problème psychologique qui fait des ravages: les hommes, les garçons, ne sont pas encouragés comme il le faudrait” Jordan Peterson
alors où-êtes vous? Eh bien vous pourriez être n’importe où. Et donc la droite radicale est ravie de s’imaginer que vous êtes dans son camp et saute en l’air. Tandis que la gauche radicale est ravie parce que c’est une bonne façon de vous discréditer. Ce n’est
pas correct.” Pourtant, sur scène, le ton était assez clair. C’est Dave Rubin, un journaliste youtubeur américain inventeur de l’appellation “gauche régressiste”, qui chauffait la salle. Il a commencé par citer des figures pro-trump. A raconté qu’un jour, un spectateur a tweeté ceci: “C’est dingue d’être dans une salle remplie de milliers de personnes attendant de voir Jordan Peterson, quand dans la vie de tous les jours, j’agis comme un agent secret et que je marche sur la pointe des pieds dès que je mentionne son seul nom.” Enfin, Rubin a parlé de “révolution”. “Quand elles arrivent, elles sont généralement sanglantes,
a-t-il vociféré dans le micro. Mais si on mène celle-ci correctement, ça sera une révolution des idées, et tout cela grâce au mec qui est au coeur de ces idées justes. Faites du bruit pour Jordan Peterson!” Ce soir-là, tout y est passé. Peterson a débité à un rythme effréné ses thèmes de prédilection, s’est indigné de “la crise de confiance que traverse l’occident, qui pourrait déstabiliser ce que nous avons réussi à produire, et cela uniquement à cause de l’action d’une très petite minorité de gens”. Dans son viseur, les “SJW”, pour social justice warriors: les “combattants de la justice sociale”, “aveuglés” par la bien-pensance collective. Or, pour sauver la société occidentale, il faut sauver ceux qui, d’après lui, en sont le socle: les hommes. Ils vont mal, analyse-t-il: “J’ai noté un problème psychologique qui fait des ravages: les hommes, les garçons, ne sont pas encouragés comme il le faudrait. Notre culture a développé une forme de scepticisme à propos des ambitions et des compétences des hommes. Si vous êtes quelqu’un qui ‘pense comme il faut’, vous devez penser que la culture occidentale est une tyrannie patriarcale. Quand les hommes s’affirment, vous voyez alors cela comme
une caractéristique de cette tyrannie. Là est
la vraie tyrannie.” Logiquement, la plupart de ses adeptes sont des hommes. Sur scène, Peterson leur conseille de s’affirmer, de devenir “des hommes sur qui l’on peut compter” et de ne pas se morfondre sur
de sombres forums. “Les gens avaient un énorme besoin d’entendre ce discours,
posera-t-il plus tard, dans sa loge. C’est important car le vrai sens de la vie se trouve une fois que l’on adopte une posture de responsabilité. Sans ça, les gens sont perdus dans le plaisir impulsif et immédiat. Sur le long terme, ça ne leur apporte aucune fondation solide.” Pourquoi faudrait-il aux millenials masculins des “fondations
solides”? “Parce qu’il va se passer des choses dures au cours de votre vie, qui vont vous éclater à la figure et vous frapperont très fort. Alors, vous avez intérêt à être prêt.” Cette vision du monde sombre et fataliste est guidée par une obsession: le totalitarisme, qui revient sans cesse dans le discours de Jordan Peterson –“Les cultures totalitaires émergent quand les gens abdiquent leur responsabilité individuelle. J’essaie de prévenir ça”, dit-il. Il la cultive depuis l’adolescence. Né en 1962 dans une ville de la région de l’alberta, au Canada, Peterson commence sans surprise à lire George Orwell, Aldous Huxley et Alexandre Soljenitsyne à 13 ans. Il est obnubilé par la guerre froide, fait des
“cauchemars de destruction nucléaire”, qui ne le quitteront jamais vraiment. À 18 ans, déjà déçu du Nouveau Parti démocratique canadien (le plus à gauche du Canada), il entre à la fac, où il s’inscrit en sciences politiques et littérature anglaise. Mais là non plus, les cours ne sont pas à la hauteur de ses espérances. “On nous apprenait que l’intérêt économique est la seule chose qui compte pour les êtres humains. Ce n’était pas du tout évident pour moi”, raconte-t-il au journal canadien C2C. Pour lui, la guerre froide n’est pas motivée par des intérêts économiques, mais par des considérations humaines et psychologiques. Il se dirige donc vers
l’étude de la psychologie, approfondit son intérêt pour les génocides et les régimes totalitaires, se passionne pour la psychologie des croyances. En 1992, il devient professeur et s’envole l’année d’après pour Harvard. Il y enseignera pendant six ans. Aujourd’hui encore, son nom apparaît dans plus de 8 000 textes académiques. En parallèle, il écrit, trois heures par jour pendant treize ans, s’efforçant de décortiquer la façon dont “les gens forment leurs croyances” et les histoires que certains se racontent pour justifier les pires horreurs. Cela donne en 1999 son premier livre, souvent jugé illisible, Maps of Meaning. Peterson s’installe alors à Toronto et obtient un poste à l’université. C’est là qu’il rencontre Bernard Schiff, professeur dans le même département. Si ses collègues du comité de recrutement sont sceptiques, lui est fasciné par Peterson et insiste pour que l’université l’engage. Il le trouve “intellectuellement flamboyant, différent, confiant, un peu arrogant”, et pense qu’il peut amener “une nouvelle énergie et des nouvelles idées”, écrivait-il il y a quelques mois dans une tribune pour The Star. Aujourd’hui, Schiff n’a pas changé d’avis: “Il était déjà très intense et pas conventionnel. Il était un peu le même qu’aujourd’hui, mais il avait
beaucoup moins de colère en lui…” S’il le connaît bien, c’est que leurs deux familles ont vécu ensemble pendant cinq mois lorsque la maison des Peterson était en travaux. “J’ai vu un homme gentil, attentif et généreux avec sa famille. Mais il s’est avéré être plus excentrique que je ne le croyais à l’université. Il refusait par principe que son travail soit relu par le comité d’éthique de la fac. Il insistait pour dire que seul lui avait le pouvoir de décider si ses recherches étaient éthiques ou non.” Inquiété par cette attitude et intrigué par les commentaires d’un étudiant, Schiff décide d’assister à
l’un de ses cours. “Il démarrait à 9h et, pourtant, tous les étudiants étaient là, bien réveillés et attentifs, se souvient le
professeur. Il les tenait tous dans sa main, il était captivant, il y avait quelque chose de presque religieux. Mais il se contentait de parler de ses idées, de les mélanger pour en faire des histoires qui étaient délivrées et acceptées comme des vérités. Mais rien n’était appuyé par des preuves scientifiques.” Il soupire, raconte comment il a alors tenté de le faire remarquer gentiment à son ami. Qui, en retour, n’a rien changé. Encouragé par son succès auprès des élèves –qui lui disent déjà, dans leurs
“Il se rapproche d’une rock star, déguisée en intellectuel public, dans une robe de prédicateur évangélique. Sa chaîne Youtube est devenue son église” Bernard Schiff, un ancien collègue
appréciations, qu’il a “changé [leur] vie”–, Peterson commence, en 2013, à poster des vidéos sur Youtube. Ses cours à Harvard, des séquences d’explication de Maps of Meaning, une série sur “la tragédie contre le mal”, une autre sur la Bible (son “Introduction au Concept de Dieu”, une heure et quarante minutes de bande, compte actuellement plus de trois millions de vues), puis sa “théorie de la personnalité”, en 22 parties. Mais ce n’est qu’en 2016, quand il poste des vidéos contre le “politiquement correct”, dans lesquelles il attaque le projet de loi C-16 sur les discriminations contre les personnes transgenres, que le nombre de vues décolle. Il y affirme qu’il refusera de se faire imposer l’usage de pronoms neutres. Scandale. Sa parole quitte l’espace confiné et privilégié de l’université, il part à la conquête du monde, endosse le costume de sauveur de l’humanité. “Il a toujours
rêvé de sauver le monde”, sourit son ami Wil Cunningham, qui exerce comme prof de psychologie et a longtemps partagé son bureau avec lui –depuis son départ,
Peterson l’a chargé du gardiennage de ses plantes. Récemment, Cunningham s’est repassé quelques vidéos de son ancien
collègue. “Au fur et à mesure, on peut le voir devenir cette figure évangélique, changer de ton. Toute la controverse de 2016 lui a permis de faire ce qu’il avait toujours voulu faire: quand tu es prof de psychologie, tu n’as pas la possibilité d’avoir une telle portée…” Bernard Schiff confirme: “Il y a environ dix ans, Jordan m’a dit qu’il voulait acheter une église. À l’époque, c’était la mode de réaménager des églises à Toronto, je pensais que c’était ce qu’il voulait dire. Mais non. Il voulait une paroisse dans laquelle prêcher. Aujourd’hui, il est quelque chose qui se rapproche d’une rock star, déguisée en intellectuel public, dans une robe de prédicateur évangélique. Sa chaîne Youtube est devenue son église.” Schiff se rappelle encore la dernière conversation qu’il a eue avec son ancien ami. C’était quelques mois après son buzz de 2016. Il lui avait exprimé son opinion “sur son hypocrisie et son manque de rigueur intellectuelle”.
Conciliant mais déterminé, Peterson lui
avait alors répondu: “Tu ne comprends pas. Je suis prêt à tout perdre, ma maison, mon boulot, parce que j’y crois. Bernie, Tammy
(sa femme, ndlr) a fait un rêve et ses rêves sont parfois prémonitoires. Elle a rêvé qu’il était cinq minutes avant minuit.” C’est à dire: bientôt, tout va s’effondrer. Bientôt, il sera trop tard. “Il en est convaincu: nous sommes au bord du chaos. Il est le prophète, il sera le martyr. Notre sauveur.”
Très vite, cette nouvelle posture lui vaut des ennemis. Ses rapports avec la fac se tendent. Fin 2016, dans deux lettres, profs et dirigeants lui reprochent de heurter la sensibilité des élèves avec ses déclarations excessivement polémiques. En mars 2017, l’université refuse de lui renouveler sa bourse de recherche. Peterson y voit une façon de le faire taire. Quelques mois plus tard, il prend un congé sans solde, se médiatise en victime, devient un héros du “parler vrai”, dans un monde où l’on
ne peut plus rien dire. Une levée de fonds est alors organisée par le site The Rebel Media, proche de l’alt-right, lui permettant d’engranger 192 000 dollars canadiens (129 000 euros). Puis les polémiques s’enchaînent, dopant à chaque fois le nombre de ses adeptes. En janvier 2018, le professeur-gourou prend encore une autre dimension. Interrogé par une chaîne de télé britannique sur la question de l’écart salarial entre les femmes et les hommes, Peterson nie que ce phénomène est dû à des discriminations et répond avec un tel aplomb que son interlocutrice reste littéralement bouche bée pendant
“Le chaos, c’est mater, l’origine, la source, la mère”, écrit-il, alors que les deux termes n’ont rien à voir
de longues secondes. La séquence fait le tour du monde –elle totalise aujourd’hui douze millions de vues– et la journaliste, ridiculisée, sera harcelée sur les réseaux sociaux.
Une pensée trop complexe? Ou trop simpliste?
C’est la marque de fabrique de Peterson: présenter comme des vérités absolues des idées pourtant tout à fait discutables. Ainsi de son livre 12 règles pour une vie, articulé autour d’une théorie inspirée de la philosophie chinoise du yin et du yang, et qui peut se résumer ainsi: le monde est tiraillé entre deux forces, le chaos et l’ordre. Ce dernier est “associé de manière symbolique à la masculinité”, ce que l’auteur explique par le fait que “la structure hiérarchique primaire de la société humaine (soit) masculine”, comme pour les “chimpanzés”. “Les hommes sont et ont été les bâtisseurs de villes” justifie-t-il encore, ou “l’ordre, c’est Dieu le père”. Le chaos, explique-t-il ensuite, est en revanche féminin: “Le chaos, c’est
mater, l’origine, la source, la mère”, écrit-il, alors que les deux termes n’ont en réalité rien à voir étymologiquement. Puis, sans transition: “Le chaos, l’éternel féminin, est également la force dévastatrice de la sélection sexuelle. Les femmes sont sélectives, contrairement aux femelles chimpanzés (…). La plupart des hommes ne correspondent pas à leurs idéaux. C’est pour cette raison que sur les sites de rencontres, 85% des hommes ne sont pas, ou peu, considérés comme attirants.” Son ami Wil Cunningham hoche la tête: “En général, les psys sont mauvais quand ils parlent de probabilités. En gros, si les chiffres, c’est ‘52% des femmes ont plutôt tendance à faire ça –et donc 48% font autre chose’, dans la bouche des psys, ça devient: ‘La majorité a tendance à.’ Et dans la bouche de Jordan, ça devient: ‘Toutes les femmes font ça.’”
Est-ce le signe d’une pensée trop complexe? Ou une façon de masquer le fond? Peterson emploie beaucoup de mots érudits, qui permettent à ses fans de se sentir “plus intelligents” mais qui ne sont pas toujours très clairs, à l’écrit comme à l’oral. En mai 2018, interrogé par une journaliste du New York Times au sujet de l’attaque au van de Toronto (dix morts, dont huit femmes) commise par un Incel, un “célibataire involontaire”, quelques
semaines plus tôt, le professeur répond: “Il était fâché contre Dieu parce que les femmes le rejetaient. Le remède contre cela,
c’est la monogamie imposée.” Les propos suscitent un tollé: Peterson voulait-il dire qu’il fallait, en quelque sorte, obliger les femmes à coucher avec des hommes seuls? Sur les forums masculinistes, c’est ainsi que la phrase a été interprétée. Chez ses opposants aussi. “Mais pas du
tout! bondit aujourd’hui Jordan Peterson, l’air passablement excédé. Cette histoire, c’était vraiment… Oh mon dieu! J’étais juste en train de formuler ce que l’on pourrait appeler une observation anthropologique
courante.” En gros, explique-t-il, la monogamie imposée, c’est le mariage.
Puis: “Cela fait partie de la structure normative de la culture. En l’absence de cette norme sociale, il y a une bascule vers la polygamie”, élabore-t-il. “Mais enfin, s’il parlait de mariage, pourquoi ne pas l’avoir dit simplement?” s’agace de son côté Wil Cunningham. Qui, comme beaucoup, s’interroge: et s’il le faisait exprès? Peterson est passé maître dans l’art de monétiser la polémique. Il trouve ça “superdrôle”, il ne peut “pas [s’]en
empêcher”, mais il le “di[t] quand même”: “J’ai trouvé le moyen de gagner de l’argent
grâce aux social justice warriors”. Sauveur de l’occident, oui, mais pas bénévole. “S’ils m’invitent à parler dans une conférence, alors les gens m’entendent et ils vont ensuite faire des dons sur ma page Patreon,
expliquait-il dans le podcast The Joe Rogan Experience. Et s’ils veulent m’empêcher de m’exprimer… alors je poste mes vidéos sur Youtube, et là, je reçois encore plus
d’argent!” Sa page Patreon, une plateforme de financement participatif créée au départ pour les artistes à la recherche de mécènes, compte 8 893 abonnés. Chacun d’eux peut s’offrir un package de son choix. Pour 20 dollars par mois, le Dr Peterson propose une inscription à son site Self Authoring, un programme de cours en ligne qui encourage à écrire afin de mieux se connaître. Pour 500 dollars par mois, l’inscription est valable pour deux et donne droit à une séance mensuelle de questions-réponses en direct sur Youtube. Le Guardian a estimé les revenus de Peterson sur Patreon à environ 80 000 dollars par mois (un peu plus de 70 000 euros) depuis le printemps 2018. Une coquette somme que Peterson justifie d’abord par son arrêt de travail. “Je ne pense
pas qu’il veuille revenir à la fac, réfléchit
Bernard Schiff. Avec cet argent, il n’en a pas besoin. À un moment donné, la fac arrêtera sûrement de lui accorder des congés et il devra la quitter officiellement. Et il s’en servira probablement pour se victimiser.” Ce qui lui rapporterait encore davantage.
Il est bientôt minuit à Manchester, mais dans le théâtre, ils n’ont pas bougé. Agglutinés autour de Peterson, assis en tailleur au bord de la scène. Le dernier épisode de la soirée (après les photos) se déroule dans une ambiance intimiste, où chacun veut poser une dernière question avant que le gourou ne disparaisse dans d’autres villes, pour répondre à d’autres jeunes en plein doute. Un participant lui demande ce qu’il pense de L’UE. “Trop grand”, répond-il. Un autre, l’air inquiet: “Doit-on rester vivre en Angleterre sous un gouvernement libéral?” Peterson: “Il n’y a pas qu’une seule solution à un
problème.” Le public hoche la tête, certains gribouillent des notes. Alors que les lumières de l’apollo Theater s’éteignent, une énième main se lève. La question porte sur le QI, une notion qui les préoccupe tous beaucoup. Et pour cause, Peterson a l’habitude de répéter que le QI est “le
meilleur prédicteur de réussite”. Ce soir-là, il ne se fait guère rassurant, et part dans le long récit d’un ancien patient dont le QI très faible semblait l’empêcher de
“prendre sa vie en main”. Les visages se ferment. Pourtant, tous pourront bientôt être rassurés: après les succès des pack Self Authoring (29,99 dollars) et Understand Myself (9,99 dollars), Peterson annonçait au début de l’année la création prochaine d’un test de QI disponible sur son site. Le prix n’a pas encore été annoncé.