Society (France)

Trafic dans les quartiers nord

Dans Les Minots, le journalist­e de La Provence Romain Capdepon dresse le portrait des adolescent­s employés par les réseaux de drogue des quartiers nord de Marseille. Une enquête fouillée, entre chronique de faits divers et étude sociologiq­ue. Et qui ne do

- – JOACHIM BARBIER

Dans Les Minots, le journalist­e Romain Capdepon raconte le quotidien des adolescent­s employés par les réseaux de drogue à Marseille.

Existe-t-il un point commun à tous ces minots de Marseille qui travaillen­t dans le trafic? Il n’y a pas de profil type mais des dénominate­urs communs. La sociologue Daphné Bibard a tiré une étude aboutie et sérieuse à partir des 500 minots recensés par la PJ. Quatre-vingt pour cent d’entre eux sont plus ou moins déscolaris­és. Six sur dix grandissen­t dans une famille monoparent­ale. Dans 50% des cas, la mère est au chômage. Et dans un tiers des cas, le père est partiellem­ent désinvesti de l’éducation. Soit il n’est pas présent, soit il est incarcéré. Il y a un trou béant de la figure paternelle, avec tout ce que cela peut engendrer de fantasmes sur la virilité, l’ordre. Ils reportent cette absence de repère masculin et d’autorité sur le chef du réseau, qui devient un substitut à la famille naturelle. On le comprend dans le vocabulair­e qu’ils emploient entre eux. Ils s’appellent ‘mon

frère’, ‘mon sang’. La plupart de ces enfants ont besoin d’un rôle social. Donc ils cherchent un cadre, quelque chose auquel appartenir. Et ils le trouvent avec le réseau.

Comment se fait l’entrée dans le réseau? Il n’y a pas de règle. Mais il existe un réservoir infini de main-d’oeuvre, avec des postulants qui se présentent tous les jours. Les minots savent qu’il y a du boulot dans ce secteur dans les quartiers nord de Marseille. Donc on voit arriver des gamins qui prennent le train d’avignon, de Nîmes, pour venir ‘jober’, comme ils disent. Il y a une offre de candidats permanente. C’est pour ça que ces réseaux ne sont jamais éradiqués. Et dans certaines cités, le réseau, c’est un peu papa Noël. L’été, les chefs achètent et installent une piscine gonflable au milieu des bâtiments. L’hiver, ils apportent des décoration­s. En fait, ils remplissen­t des fonctions de service public à la place de l’état ou de la municipali­té. Évidemment, ces cadeaux ne sont pas gratuits. Ils créent les conditions d’une dette morale envers les patrons. Une forme d’emprise psychologi­que que l’on active quand un minot veut sortir du réseau. Ceux qui les gèrent ont une bonne mémoire. Ils vont aller voir le démissionn­aire et lui dire: ‘Tu te rappelles le jour où je t’ai sauvé la vie quand il y a eu une fusillade, le jour où je suis intervenu quand tu te faisais rouster par

ton père?’ Et si cela ne suffit pas, ils vont inventer des dettes fictives. Faire croire qu’ils ont perdu dix kilos lors de la dernière descente de flics à cause d’une connerie d’un minot, et donc que ce dernier devra désormais bosser gratuiteme­nt pendant trois mois pour racheter sa liberté.

Entrer dans le trafic est-il une ambition ou une volonté par défaut? En fait, c’est le plan B. La deuxième chance après l’échec scolaire. C’est une société parallèle que les minots intègrent quand ils ont fait une croix sur les études. Et je pense qu’il y a une réelle excitation à jouer au chat et à la souris avec les flics. En outre, le trafic permet de s’ouvrir au monde sans sortir de la cité. Pendant la transactio­n, ces minots voient des gens qu’ils ne croisent jamais le reste du temps. Des avocats, des infirmière­s, des jeunes, des vieux, des Blancs. Ils voient la société arriver à eux, et c’est assez valorisant. Enfin, appartenir à un réseau permet d’avoir un statut spécial dans la cité. Tu fais régner la loi, tu inspires la crainte. Cela change aussi complèteme­nt ton statut dans la famille, puisque tu deviens une personne ressource.

Est-ce que le trafic empêche ces jeunes de tomber dans d’autres formes de délinquanc­e? Les caïds tiennent les quartiers et c’est un facteur de paix sociale. Ce n’est pas un mythe. Un cadre de la police me disait: ‘À Marseille, il n’y a pas d’émeutes urbaines.’

Alors que l’on compte près de 50 cités sensibles, on constate très peu d’explosions de violence collective. Et ce n’est pas parce que les minots de Marseille sont moins virulents ou révoltés que ceux de Paris ou de Toulouse. On peut aussi noter l’absence de phénomènes de radicalisa­tion. Il y a 300 000 musulmans à Marseille. On recense des cas épars de radicalisa­tion mais il n’y a jamais eu de filière, comme à Lunel, pour partir en Syrie ou ailleurs. Parce que je pense qu’ici, la vraie religion, ce sont les stup’, le business, le trafic. Les chefs des réseaux ne veulent pas que les services de renseignem­ent s’intéressen­t aux cités ou que des minots mettent le feu aux bagnoles et que l’arrivée des pompiers ruine ne seraitce qu’une heure de trafic. Une heure, c’est 5 000 euros. Ce n’est pas rien. En décembre, il y a eu une petite manif de lycéens et de Gilets jaunes à côté d’un lycée des quartiers nord. Et ce sont les mecs du réseau qui sont venus avec des fusils de paintball pour les virer. Parce que le deal ne fonctionna­it plus et que les gamins se tournaient les pouces. C’était le bordel et le réseau déteste ça.

“Le trafic permet de s’ouvrir au monde sans sortir de la cité. Pendant la transactio­n, ces minots voient la société arriver à eux”

Que penser des solutions apportées jusqu’ici? La police obtient quand même des résultats. En cinq ans, il y a eu 4 000 dealers arrêtés et 2 000 écroués. Mais ça reste une goutte d’eau. Je ne suis pas sûr que la légalisati­on changerait quelque chose. La dépénalisa­tion, les réseaux l’ont déjà anticipée. Ils livrent à domicile. D’autres solutions sont avancées par les politiques. Par exemple, la sénatrice Samia Ghali propose de faire venir l’armée dans les cités. Pourquoi pas? Mais on surveille déjà toutes les gares, les synagogues. Concrèteme­nt, l’état n’a pas les moyens d’assurer cette présence militaire. Imposer un couvrefeu? Mais comment le faire respecter? Avec qui? D’autres veulent couper les prestation­s sociales aux familles dont les enfants trafiquent. C’est une mesure qui créerait davantage de précarité et donc de dépendance à cet argent sale. Je crois qu’il n’y a pas de solution miracle. Le seul espoir est du côté des minots. En grandissan­t, certains reviennent dans le droit chemin. Soit par amour, soit parce qu’ils se sont fait une grosse frayeur. Marseille, ce n’est pas le Mexique ou le Brésil, mais chaque année, on y ramasse tout de même 25 cadavres. Un bilan qui a un impact sur l’image de la ville et son attractivi­té. Tu ne peux pas cyniquemen­t dire: ‘C’est bon, ils se tuent entre eux’, comme je l’entends souvent dans des cercles très éloignés de cette réalité. Les quartiers nord sont situés à quatre kilomètres du centre-ville. Cela concerne tout le monde.

Lire: Les Minots, une enquête à Marseille (JC Lattès)

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La cité Kalliste, à Marseille.

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