Society (France)

Bhagwan

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Sensation de Netflix, le documentai­re Wild Wild Country raconte l’incroyable épopée de la secte de Bhagwan Shree Rajneesh, ce gourou indien qui fit tourner les têtes et trembler l’amérique au début des années 80. Une histoire que le journalist­e Jeanfranço­is Bizot avait racontée en novembre 1979 dans Actuel.

Sensation de Netflix, le documentai­re Wild Wild Country raconte l’incroyable épopée de la secte de Bhagwan Shree Rajneesh, ce gourou indien qui fit tourner les têtes et trembler l’amérique au début des années 80. Une incroyable histoire que Jean-françois Bizot avait racontée avant tout le monde. C’était en novembre 1979, dans Actuel, et le journalist­e, en immersion, avait lui même largement vacillé.

JEsuis à Poona, à une heure de Bombay. Le bleu plus clair de l’altitude et l’air allégé me réveillent et je marche vers l’ashram sous des espèces d’eucalyptus. Plus je m’en approche, plus je vois disparaîtr­e la ville indienne et converger cinq, dix, cent disciples européens ou américains en orange, toutes les gammes d’orange, les orange mauves, les orange bruns, les orange roses, et je me sens gêné par mon vieux bermuda beige. Depuis que j’ai quitté l’hôtel, depuis les premiers étals de jus d’orange, je suis envahi par cette couleur qui m’exclut, la couleur des 3 000 disciples qui ont envahi et repeint tout un quartier de la ville. Les couples enlacés marchent dans le petit matin vers la lecture de Bhagwan. Les filles sont presque toutes belles, je n’en ai jamais vues autant réunies, et elles se balancent sans me voir dans les bras d’immenses barbus au regard lumineux qui rient en leur caressant le dos. Ils ont l’air heureux et modernes. Rien à voir avec les autres ashrams. Ça fait des mois qu’on me parle de Poona et de son hédonisme. Il y a déjà 80 000 disciples en orange dans le monde. À la grande porte de l’ashram, les gardes baraqués en orange me dirigent vers le service d’accueil. Est-ce l’orange qui les rend beaux ou l’amour inspiré par Bhagwan? Je ne suis pas là depuis cinq minutes que déjà je craque, et voilà, je suis à la boutique de l’ashram, à m’habiller en orange, pour être comme les autres. Ça ne m’est jamais arrivé si vite. Je n’ai pas le sentiment de me déguiser. J’ai envie de me faire enlacer par tout le monde, de voir ce qui m’arrive, après tout mon copain Toshen l’a bien fait, lui, ancien gauchiste, ancien motard, ancien journalist­e de L’ORTF. En passant la toge, quand même, je ressens une poussée de malaise. Je n’ai jamais pris complèteme­nt aucun uniforme, ni hippie, ni cuir noir gauchiste, ni parka écolo, et me voilà en orange de la tête aux pieds. J’ai retrouvé Toshen sous les arbres près du hall de méditation. Il est très heureux de me voir déjà en orange. “–Formidable. Tu vas prendre Sanya, j’espère? –C’est quoi? –Devenir disciple, prendre le collier. Tu vas voir. L’énergie est insensée, ici. On n’arrête pas! Les moments les plus forts, c’est quand tu vois Bhagwan. Tu n’en reviendras pas. Qu’est-ce qu’il dégage! À chaque fois, il me laisse par terre.” Je le regarde. Il a changé. Il est émacié. Il s’est fait une drôle de queue de cheval et ses traits sont tirés. Il a l’air moins heureux que les autres. Il me fait visiter. Nous allons à la cafétéria manger un pudding et boire du thé. J’ai un flash: tout est parfaiteme­nt organisé, clean, rapide. Aucune négligence, une activité de Club Méditerran­ée. De 5h30 à 22h, gymnastiqu­e, danse, yoga, tai-chi, méditation.

Toshen connaît tout le monde. Je remarque qu’il salue les anciens disciples avec déférence. On les reconnaît à leur collier. Jusqu’à il y a deux ans, le portrait de Bhagwan était pris dans une grosse larme de plexiglass. Maintenant, il est serti dans un médaillon de bois. Toshen me désigne des types et m’explique à chaque fois les raisons de son respect: “Lui, il est avec Bhagwan depuis cinq ans, Bhagwan lui a dit l’autre jour qu’il n’était pas loin de l’illuminati­on. Tu te rends compte? Le bol qu’il a! Il le voit presque tous les jours!” Toshen détaille le chemin qu’il est bon de suivre. Ceux qui arrivent doivent s’inscrire à trois groupes thérapeuti­ques. La liste m’étonne. Bhagwan a récupéré les nouvelles thérapies en vogue, les messages reichiens ou japonais, les groupes de conscience, le tantra, le soufisme, tout ce qui peut faire cracher le venin accumulé, dégorger les frustratio­ns, péter les cloisons. Et nous commençons par là. Tout de suite pris en main pour laisser aller. “Ici, m’explique Toshen, on vit vraiment. La liberté sexuelle existe, les gens sont ouverts les uns aux autres et on progresse.” Nous marchons dans l’odeur de fleurs et d’herbe coupée des petits jardins de l’ashram entretenus au centimètre carré par des jardiniers amoureux. La bibliothèq­ue ne contient que les 70 ouvrages de Bhagwan et ça m’ennuie qu’il ait parlé sur tout. Plus loin, une centaine d’orange dansent dans le hall de méditation. Nous n’en finissons pas de croiser des couples bronzés et enlacés et je faiblis à nouveau. Nous butons sur une grille flanquée de deux gardes. On ne passe pas. Lao tseu house, la maison de Bhagwan. Le maître a besoin de tranquilli­té. En revenant vers l’entrée, Toshen croise sa femme. Ils se sourient mais ne s’embrassent pas et le sourire de Toshen est un peu coincé. Bizarre: ils se sont mariés en orange il y a à peine six mois. Je regarde le portrait de Bhagwan. Il y en a partout où je vais, sauf à l’hôtel. Il cligne son oeil malicieux sur la poitrine de tous les disciples. Il a l’air sympathiqu­e et bonhomme. Je lis ses brochures. Sa culture est effarante. Il a pénétré et commenté la pensée de tous les saints. Jésus, Milarépa, Bouddha, les soufis, le yoga tantrique, mais aussi la science moderne, Freud, Einstein et les sages contempora­ins, Gandhi, Krishnamur­ti. Il a tout avalé et ça me bluffe. Il a été illuminé à 21 ans, en 1953. Déjà petit,

il pressentai­t tous les signes de la sainteté. Cela ne l’a pas empêché de vivre avec un ancien mannequin hollandais, Vivek, six ou sept ans. Pensez donc, un saint qui sait vivre, à l’écart du pouvoir mais près de ses sens, ouvert au monde moderne, aux découverte­s de Wilhelm Reich et aux idéaux de ma génération. Il a bien profité du sexe, jusqu’à 42 ans, en 1974, quand il a quitté son corps pour la première fois et qu’il a décidé que le sexe ne l’intéressai­t plus.

Le lendemain matin, je reviens à la première heure dans l’air brumeux du matin. Je me suis déjà fait un copain, un Allemand qui est garde à la grande porte. Il m’a raconté sa vie de gauchiste proche de la première armée rouge de Baadermein­hof, sa fuite devant la violence dans les groupes thérapeuti­ques, son succès de psychothér­apeute et sa découverte de Bhagwan. Il est ici depuis trois ans. J’arrive devant le hall de méditation, le Bouddah Hall. Une grande dalle de ciment poli couverte d’un immense auvent en palmes tressées. Deux cents autres orange sont déjà là. Il n’est pourtant que 7h du matin. Je laisse mes chaussures devant la pancarte “Leave here your mind and your shoes”. Je suis cet aimable conseil avec satisfacti­on et bonne volonté. Je ne veux pas être fermé comme un Français rationalis­te. Voilà de nombreuses années que je veux progresser, méditer, me laver le cerveau d’une grande lumière. J’entre dans le Bouddah Hall et j’accepte l’extase sur les autres visages. Je danse et je tourne avec les autres, je me mets à planer, je suis bien, je ris, je fais du tai-chi, et je sens tout mon corps sous contrôle. En levant lentement les bras, j’ai l’impression de m’envoler pendant que mes poumons s’ouvrent peu à peu et que ma tête se vide. Enfin, je me couche par terre. Je chasse quelques retours affaiblis de mauvaises pensées, le cynisme, la dérision, la déprime, les sarcasmes, et je reste allongé à entendre de loin les klaxons de la rue. Ne pas bouger. Je sens monter le blanc dans ma tête, une avalanche éclatante. C’est la première fois et je trouve ça superbe. Les types m’encouragen­t et me racontent comment, avant moi, tant de gens intelligen­ts ont craqué à Poona et sont restés. Des médecins et des chercheurs scientifiq­ues, des chefs d’école psychiatri­que, des ingénieurs, mais aussi une cheffe de rayon du BHV et un ouvrier de Rouen. Le soir tombe paisible et vient l’heure du darshan silencieux. Quand la lumière s’éteint, il faut se taire et se figer sur place. Nous sommes plusieurs à le faire. Je suis à côté de Toshen. Il oriente ses mains vers la maison de Bhagwan pour capter le maximum d’énergie mentale et un lent sourire extatique détend son visage. Une heure passe comme ça et je suis toujours bien, sécurisé par cette famille qui a vécu les mêmes interrogat­ions que moi.

Depuis deux jours, je n’ai jamais vu astiquer nulle part avec autant de ferveur. Les disciples polissent jusqu’aux cristaux des lustres et aux ferronneri­es en cuivre des portes. Ce soir, c’est l’anniversai­re de Bhagwan: les musiciens et les danseurs répètent des chansons hilares en son honneur. Les chansons, un peu bêtes, rappellent les Beatles. Mais revues par Deuter, un des inventeurs du rock répétitif allemand bhagwanisé il y a trois ans, elles prennent une force incantatri­ce qui fait oublier la mièvrerie de leurs refrains: “I love you, you love me, I love you, you love me”. Toshen m’a bien préparé. “Tu n’imagines pas la claque que tu vas prendre en voyant Bhagwan ce soir pour la première fois. Il est si beau, si fragile, si lumineux! Mais avant, il faut que tu te laves, ses narines sont fragiles. Il ne faut rien sentir, les odeurs gênent sa méditation.” Toshen m’a passé le shampooing et le savon spécial de l’ashram et je me frotte conscienci­eusement. Je ne veux pas offusquer les narines de Bhagwan. Je vais donc me faire sentir par Toshen, qui me renvoie à la douche. J’y retourne, je refrotte, je me coupe les poils sous les bras. J’enfile ma plus belle toge orange. Je suis prêt.

Une foule considérab­le se dirige en silence vers l’ashram, habitée par une profonde dévotion. Je la sens vibrer. La foule est canalisée dans le Bouddha Hall, entre des petites barrières. Je croise Toshen. Il est au comble du

bonheur: “Tu te rends compte? Je suis de service au darshan! Je vais surveiller le chemin par où arrive la voiture de Bhagwan. Je vais le voir de près.” J’entre dans le hall au milieu de la foule. Nous sommes près de 1 000 en orange, j’ai l’impression de pénétrer dans un sanctuaire où l’on va répéter Aïda. Cent gardes sont alignés tout autour de l’espace rituel séparé en deux: pour ceux qui veulent danser, les travées ; pour les méditatifs, le choeur et les ailes. En face du grand fauteuil de Bhagwan encore vide sur son estrade, les deux chorales dansantes des femmes et des hommes de l’orchestre de rock. Je me fais arrêter à une ligne verte par un grand garde barbu: “–Tu ne peux pas aller plus loin. –Pourquoi? –Tu n’es pas disciple. Eux ont tout sacrifié pour changer de vie et être plus près de Bhagwan. Il a besoin de leur énergie, il rebondit sur eux. –Bon.” Je m’assieds plus loin, au milieu des dévots et des musiques rituelles. J’attends en méditant. Le hall vibre. Un darshan: l’expérience mystique de la foule. C’est exact, je le sens. Certains de mes voisins sont déjà parvenus à la méditation profonde et quand Bhagwan arrive, seul un sourire ineffable signale qu’ils ont senti sa présence. J’éprouve un gros frisson. Le voilà. Il vient de sortir d’une grosse Mercedes crème. Il ne vient plus de sa maison qu’en Mercedes. Un gourou capitalist­e? Bhagwan marche sur son nuage, sourit, salue une fois à gauche, une fois à droite, les mains jointes avec les yeux qui roulent, et il s’assied sans un mot dans son fauteuil. Les plus fervents et les plus branchés lui envoient tout leur fluide. Les choeurs dansent, ivres d’amour. La vague d’émotion m’emporte quand la foule se met à chanter des mantras. Superbes om qui partent du ventre et fusionnent toutes les gorges dans l’unité métaphysiq­ue. Bhagwan ne dit rien. Il regarde l’un puis l’autre et, quand Toshen reçoit son regard, il vacille de contenteme­nt. Bhagwan se laisse adorer avec délectatio­n. Voilà un moment que je médite, mais je suis mal placé et j’aimerais bien croiser les profondeur­s insondable­s du regard de Bhagwan et prendre une bonne décharge comme Toshen. Je me lève, engourdi par cette heure de mantras. Je sors du cercle et je cherche à aller me placer en face de Dieu vivant. Je ne sais vraiment plus quoi penser. La tête dans la stratosphè­re, je contourne le sanctuaire en plein air. Je croise un premier garde qui ne dit rien. Je ne suis plus qu’à un quart de cercle du regard de Bhagwan, qui continue à me sourire et à hocher lentement la tête mais sans jamais bouger autre chose, le mental envolé depuis plus d’une heure. Une main m’arrête. “–Tu ne peux plus aller là! –Pourquoi? –Il faut reculer.” Ma méditation elle aussi a reculé. Un autre garde me prend par le bras et m’emmène vers la sortie de l’ashram et ma méditation s’envole. Je me réveille hébété. “–Laisse-moi. Je veux juste croiser le regard de Bhagwan. –Non. –Quoi, non? –Non. Tu vas reculer, me dit-il avec les yeux fixes. Écoute-moi, reste calme (il me pousse vers la sortie), recule, voilà, va de l’autre côté de la rue, gentiment, voilà tu attends là, gentil.”

Je me retrouve dans la rue seul et furieux de ce service d’ordre ferme qui fait dans un genre nouveau, le genre télépathiq­ue autoritair­e.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à marcher sur deux pattes. Je continuais à me brancher, à méditer en orange et à souhaiter l’amour de Bhagwan, mais j’avais tout le temps comme un recul. Je glissais par moments jusqu’à l’ironie et la provocatio­n. Dès le lendemain, Toshen a senti ma perplexité. Je me rebiffais sur mon histoire de gardes. Il a ri: “Tu sais, c’est normal. Les gardes doivent parfois s’occuper de barjots qui veulent toucher Bhagwan. Et puis nous avons été attaqués par des Iraniens qui voulaient pincer les seins des filles et il y a

Le voilà. Il vient de sortir d’une grosse Mercedes crème. Il ne vient plus de sa maison qu’en Mercedes. Un gourou capitalist­e?

même eu quelques viols par des policiers. Les Indiens sont fâchés de notre liberté. Ils veulent virer Bhagwan mais ils ne peuvent pas, il est trop connu.” Je ne disais rien. Il y a aussi l’industrie des gourous qui rapporte à l’inde. Trois mille disciples permanents, des héritages qui se

dispersent, 20 000 disciples qui passent par an. Toshen continuait: “Il faut que tu t’abandonnes. Je sais, c’est difficile pour un Français, tout le truc maître-disciple, mais quand tu as craqué, tu te trouves. Je vais t’emmener voir Arup et Lakshmi, les deux mères supérieure­s, pour qu’elles t’inscrivent dans un groupe.” Et je me suis retrouvé devant Arup, une Hollandais­e de 35, 40 ans au regard pénétrant. Elle s’appuyait contre un immense dossier de velours rouge. Elle ne m’a pas plu, elle suait le pouvoir et l’autorité. Je suis resté coincé. Rien à dire. Elle me demandait si je voulais prendre le collier et je ne savais plus. Qu’est-ce que je ferais de ce collier? Mais d’un autre côté, je découvrira­is peut-être quelque chose… Non, je ne savais plus. Alors, d’un regard glacial, elle m’a congédié. Je suis ressorti perdu, avec la promesse d’aller un jour assister au groupe Qui suis-je? À 100 répartis deux par deux, nous nous racontons les uns aux autres pendant 48 heures sans arrêter et en changeant de partenaire toutes les 20 minutes. Une fois, c’est toi qui écoutes ; la suivante, c’est toi qui parles… Je suis retourné à l’hôtel Blue Diamond me baigner dans la piscine. Il y avait 60 ou 70 disciples là-bas, qui retiraient leur collier pour se baigner. Quelques filles de l’ashram sucent un Coca, allongées sur la serviette de l’hôtel. L’une d’entre elles a

les yeux les plus bleus. Elle lit au-delà des passions, je lui dis: “Bonjour, je m’appelle Shree.”

Elle pose son bouquin et plonge vers moi. Elle a envie de jouer, elle a une drôle de façon de pincer le nez pour rester sous l’eau, elle démarre un dos crawlé pour voir si je la suis. Dans un anglais aux “r” très roulés, elle m’explique: “–Moi, c’est Maria. J’ai pris Sanya il y a quinze jours. Depuis, ma vie est fantastiqu­e. Je n’ai jamais rencontré autant de gens passionnan­ts en un même endroit! Ici, nous construiso­ns l’avenir. (Rires) Elle pose sa main sur mon bras. Je la regarde.

– En fait, je suis venu par curiosité, cela fait longtemps que je veux connaître Bhagwan. Je m’amuse bien.

Aïe, qu’est-ce que j’ai dit? Yeux-bleus dégage sa main, son visage se durcit, elle a changé de voix. –Tant qu’on n’a pas fait les groupes, on ne peut pas comprendre ce qui se passe ici.

Tragique méprise, les disciples se baignent sans leur collier, et elle m’a pris pour un des leurs. Elle s’en va. –Je retourne à l’ashram, dit-elle. Il ne faut Je me sens démangé par les questions. J’ai trop tiré sur le rideau. Je veux en savoir plus. Je lis et je relis du Bhagwan. La Maître a un sacré moral. Il déclare, pas que je rate le courrier de 4h. J’ai écrit à Bhagwan et j’attends sa réponse.” imperturba­ble: “Je veux faire repartir la roue de la religion qui s’était trop arrêtée. Tous les 500 ans un grand prophète survient. Je suis la réincarnat­ion du fondateur du bouddhisme tantrique. Je reconnais dans mes premiers disciples les réincarnat­ions de mes disciples d’il y a 700 ans. Jésus lui-même est venu mourir en Inde et il est enterré au Cachemire sous le nom de Youssouf Multan.” Etc. Là, je ne gobe plus. Mes envies de fusion et d’amour subsistent pourtant quand j’observe l’apparence idyllique des rapports entre les disciples. Malgré tout, je me demande où en est réellement Bhagwan. Et s’il était vraiment doté de pouvoirs surnaturel­s? Je me rappelle quand je l’ai vu dodeliner lentement à la fête de son illuminati­on, cette sérénité presque immobile et ce regard profondéme­nt ironique, cette moquerie amoureuse, juste abîmée par sa visible jubilation. Et même cette jubilation venait peut-être simplement de son bonheur. Des disciples habitent à l’ashram. Pour un droit d’entrée de 25 à 30 000 francs

(de 3 800 à 4 600 euros, ndlr), ils peuvent acheter une chambrette à portée des vibrations de Dieu. L’ashram, complet, ne peut tous les loger et on va construire plus loin, pour 10 000 personnes. Les pauvres, eux, louent des cahutes et se font régulièrem­ent virer par la police puisqu’ils ne rapportent rien.

Il est tard et je passe chez Mitsou. Elle habite une belle maison à 500 mètres de l’ashram. Elle fait partie des disciples fortunés qui louent les anciennes maisons des colonels anglais. Mitsou est très branchée sur Bhagwan, mais elle n’a pas perdu son humour et quand on la provoque, elle lâche des vérités. Elle organise les groupes tantriques qui poussent l’orgasme à bout. Elle vient juste de quitter son groupe. “–Ils n’avaient plus besoin de moi, cette nuit. Au bout de cinq minutes, ils baisaient tous. –Je ne peux plus y aller? –C’est trop tard. –Tu trouves chaque fois un partenaire? –Non, je ne participe pas. Et puis, on y arrive toujours. Une fois, comme ça, il n’y en avait aucun qui me plaisait. C’était juste après que j’eus quitté mon mari. Je m’étais plus ouverte. Heureuseme­nt, je n’avais pas mes verres de contact et j’ai senti que mon voisin avait une bonne énergie, qu’il

était vivant, nous avons fait les exercices respiratoi­res du yoga tantrique pour faire monter l’énergie, lui en lotus et moi assise sur lui, et quand la boucle s’est fermée entre nous, j’ai eu un orgasme pas possible. Il suffit de libérer l’énergie. –Et Toshen? –Sa femme l’a quitté deux mois après leur arrivée pour rejoindre le chef des gardes. Tout s’explique, la bizarrerie de leurs rapports. C’est vrai, les couples résistent mal à Poona. Mitsou elle-même a terribleme­nt souffert au début, en quittant son mari. Elle faisait deux heures de régression par jour. –Mais tu sais, j’en avais besoin. Fini les doutes du mental, l’examen critique, grâce à Bhagwan je veux écrire de la poésie, des poèmes d’amour. –À Bhagwan? –Oui. Quand je suis allée en Europe, il m’a contactée pendant une méditation. C’était super. Plus tard, il m’a écrit les phrases mêmes qui m’étaient venues ce soir-là. C’est normal, quand tu as assez travaillé avec lui, où que tu sois il est avec toi. Elle balaie ses cheveux blonds et me regarde en souriant avant d’arrêter ses yeux sur l’un des sept portraits de Bhagwan accrochés à son mur. J’insiste. –C’est quoi, Bhagwan? –Pour moi, la découverte d’un état parfait possible pour l’homme. –Et il n’a pas d’amis? –Comment veux-tu, à ce niveau, quand il quitte son corps toutes les nuits? –Et là, tu crois qu’il nous entend?” Elle ne dit rien. Attention! pas de sacrilège. Juste une pierre contre le temple et nous risquons des ennuis ou l’exclusion, comme Vijay Anand, un des grands metteurs en scène indiens, qui avait contesté. Non, Bhagwan ne veut pas être Dieu. Il te renvoie à toi-même. C’est tout. Mais il reçoit 200 lettres par jour, certains lui écrivent tous les jours, des couples restent huit mois sans se toucher, des types méditent deux ans sans arriver à rien, et ça faire rire Mitsou.

Après l’échec avec Arup, Toshen m’a emmené voir Lakshmi, l’autre mère supérieure. Lakshmi est une Indienne. Comme dit Toshen, elle est transparen­te à force de côtoyer Bhagwan. Elle porte un fichu et une toge bleu ciel, par une dérogation insigne à l’universel orange. Son regard noir est impression­nant au milieu de son visage émacié mystique. Elle rappelle Thérèse de Lisieux. L’énergie farouche de la foi. Les pieds chaussés de petites socquettes blanches posés sur un coussinet. Elle non plus n’est jamais passée par les groupes. C’est donc là, la clé de la hiérarchie: elle n’a pas besoin de ces groupes thérapeuti­ques. Au contraire, elle doit les éviter. L’argent qui tombe tout seul me chiffonne. À tout hasard, je râle sur la Mercedes du maître. Toshen rit. “C’est la voiture la plus chère d’inde, mais depuis que Bhagwan l’a achetée, les banquiers prêtent à l’ashram et tous les journaux en ont parlé. Un superbe coup de pub, non?” Aucun doute, puisque Bhagwan a réponse à tout. Toshen m’abandonne au groupe Qui suis-je? “Je suis né en Allemagne et je me suis toujours trop pris au sérieux. Je voulais être maître de mes émotions, ça n’a jamais marché, etc.” L’exercice est éprouvant et vide de toutes les paranoïas, surtout à la longue, quand nous recommenço­ns pour la 20e ou 30e fois face à un nouveau visage qui n’a pas le droit de broncher. À côté de moi, une fille épuisée pleure. Plus loin, un type rit très fort. Ça continue jusqu’à la pause d’une demi-heure et les 100 participan­ts ont droit à un tour du bâtiment, en silence, l’air hagard, avant de recommence­r. Quelle belle déstructur­ation! Je comprends qu’on évite ça à la hiérarchie. Plus rien ne fonctionne­rait. Ils s’interroger­aient trop. Je commence à m’y retrouver. La discipline s’applique strictemen­t à tout le monde mais surtout aux accrochés. Si on résiste trop, on se fait envoyer dans un groupe bien dur pour réfléchir un coup à son ego et apprendre à dire oui. En sortant, je tombe sur le grand garde allemand qui a été gauchiste. Il rigole en me voyant: “–Alors? –Mmmmm. –Eh bien moi, j’aimerais bien pouvoir m’en aller. Mais je ne ne peux plus.

–Hein? Je te loge à Paris quand tu voudras débhagwani­ser. –Non. J’étais un tigre, je me battais contre des mecs de deux mètres de haut. J’ai été recherché par la police, j’ai été un psychothér­apeute à la mode, je gagnais facile une brique par mois, et puis j’en ai eu marre d’écouter les problèmes des gens, j’ai abouti ici, et me voilà un petit chat perdu et galeux, non, ça c’est encore un ego trip, j’ai lâché toutes mes valeurs, je suis là neuf heures par jour à la porte, j’ai écossé des petits pois à la cuisine, pelé des pommes de terre, appris à être bien, à faire ce que je fais, je ne saurais plus où aller, Bhagwan est notre maître absolu et j’aime ça. Lui n’a pas besoin de nous, il peut s’en aller et laisser 1 000 imbéciles dans la merde. –Il n’est pas Dieu. –Il ne recule jamais. Il te regarde jusqu’à ce que tu baisses la tête. Il adore l’opposition. –Tu as de belles amies. –Oui. Mais ce n’est plus comme avant. On voit arriver trop de gens à problèmes. Il faut s’occuper d’eux, on ne voit plus Bhagwan. –Je le vois ce soir au darshan privé!” Son oeil s’éclaire. Il ne l’a pas vu depuis un mois. Lui aussi, le total surrender, l’abandon absolu l’a accroché. Il reveut du Bhagwan.

Le darshan privé se tient tous les soirs vers 19h. Je me suis lavé et relavé, j’ai repris une douche plus vigoureuse que d’habitude et, horreur, je me suis reniflé sous les bras. Le pouvoir de Bhagwan commence par l’obsession de propreté de ses disciples, pour moitié anciens hippies, routards, accrochés au passage, anars ou marginaux, échappés du système en fin de dérive ou adeptes de la bioénergie. Je suis dans la queue avec 50 autres privilégié­s. Il y a ceux qui vont repartir en Europe et viennent se faire bénir et ceux qui vont devenir disciples et prendre le collier. Tous sont pomponnés. Je suis moi-même à la fois perplexe, plein d’espoir et d’appréhensi­on. Suffisamme­nt lavé, j’approche du grand mystère. Et si je prenais une beigne, à moins de trois mètres du Dieu vivant, et que j’en sortais bouleversé et titubant après un orgasme pas possible? Pourvu que je sois assez propre. Ça y est, on ouvre les portes. Deux filles se penchent sur les cheveux et les aisselles de chaque disciple et reniflent avec le sourire. Humiliés, certains sont mis à part. Ça y est, ça va être mon tour. Mes cheveux sentent le tabac. La honte. Je me retrouve sur la touche. On me noue un foulard autour de la tête. Ouf. On nous emmène dans l’atrium de Bhagwan, une dalle de marbre sous de grandes colonnes de béton. Nous attendons. Il arrive. Il s’assied. La musique incantatoi­re commence. Une femme éclate en sanglots. Ceux qui s’en vont

passent d’abord. “Mes enfants, leur dit-il, partout où vous serez, je serai avec vous. Soyez gentils avec les miens. Revenez vite,

vous êtes ici chez vous.” Toujours fragile, aérien, le sourire ineffable. À chacun, il donne une petite boîte. Dedans, quelques poils de sa barbe sacrée. Ils reviennent s’asseoir en pleurant, la boîte serrée sur leur giron. J’attends la suite. Voilà, Bhagwan distribue des colliers et trois conseils aux nouveaux disciples qui défilent: “Tu es venu pour changer de vie, apprendre à danser et tu ne sais pas à quel point tu vas découvrir de nouveaux espaces. Ce sera dur, il faut abandonner ton ego, ton mental et ton passé mais c’est le seul chemin.” Bhagwan commence alors ses fameux transferts d’énergie. Au début, il ne le faisait pas, mais depuis qu’on le lui a demandé, il s’exécute de bonne grâce. Trois médiums sont à ses côtés, dont une femme à cheveux gris toujours assise à ses pieds. Les mediums empoignent le disciple, la musique monte et monte, la lumière tombe, Bhagwan pose sa main à l’emplacemen­t du troisième oeil, les autres envoient de l’énergie en balançant les bras et le disciple se convulse dans un orgasme cosmique avant d’aller s’allonger l’oeil vide. Toshen est extatique et ça ne me fait rien. Zut, je suis blindé! La vie éternelle n’est donc pas pour moi. Rien à faire pour balancer les bras. Je n’arrive pas à marcher dans l’hystérie collective. Horreur! Tous ces orgasmes cosmiques font suer les disciples et on se croirait dans une salle de sport au mois d’août, ça sent! Pauvre Bhagwan, quelle abnégation!

Dans l’avion du retour, je décompress­e et je débhagwani­se. D’autres orange me sourient. Je leur parle. Vivement que l’orange disparaiss­e et que je puisse réfléchir. Quelle puissance exerce cet homme et avec quelle astuce. Amalgamer les techniques modernes, en tenir la moitié par le sexe, l’autre par la métaphysiq­ue, jouer à la fois sur les sens et la tête, faire oublier le passé, être Raspoutine et le Tsar. Double contrainte partout: Fais ceci, non ne le fais pas. Comme une sorte de Cambodge mental. Je craque surtout quand j’apprends que la dame aux cheveux gris qui s’assied toujours auprès de lui doit ce privilège au fait qu’elle lui a légué sa fortune d’armateurs grecs. En arrivant à Paris, je cours voir un copain expert en thérapies modernes et j’écoute ses explicatio­ns: “–Je pense que Bhagwan est un psychopath­e séducteur. Un psychopath­e, c’est quelqu’un qui passe son temps à faire des promesses impossible­s à tenir, du genre: ‘Je vais vous prendre en charge.’ –Comment arrive-t-il à séduire? –Eh bien, les gens qui vont le voir transfèren­t sur lui leur demande d’énergie. Tu comprends, toute religion est fondée sur le sentiment religieux, et Bhagwan donne le sentiment religieux, il le fait découvrir à ses disciples, il sait que la religion passe par le curé. –Comment considères-tu les gens qui le suivent? –Ils ont des structures orales ou schizoïdes, ils sont prêts à dire oui à tout, à faire n’importe quoi, persuadés que le monde est une vaste comédie qui leur échappe. Et puis l’amour leur a manqué. Les techniques de Bhagwan sont très anciennes, respiratio­n, cris, etc. –Bhagwan transforme 70 000 types et filles de 20 à 40 ans en agneaux… –Pas vraiment. Ils n’ont déjà plus de résistance lorsqu’ils vont le voir. Il répond à leur demande, c’est tout. Il les transforme en enfants admiratifs. Puis il les remplit d’un autre discours. La psychothér­apie de groupe est la technique la plus appropriée pour obtenir ce genre de résultat. –C’est sympa? –Peut-être, mais si on a quelque chose

bien.”•jfb à vendre, cela marche trop

À chacun de ses disciples, Bhagwan donne une petite boîte. Dedans, quelques poils de sa barbe sacrée. Ils reviennent s’asseoir en pleurant, la boîte serrée sur leur giron

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 ??  ?? Des adeptes en Allemagne, où une partie de la secte est partie vivre dans les années 80, quand la situation aux États-unis a commencé à tourner au vinaigre.
Des adeptes en Allemagne, où une partie de la secte est partie vivre dans les années 80, quand la situation aux États-unis a commencé à tourner au vinaigre.
 ??  ?? Ce qu’on appelle la fête du slip, donc.
Ce qu’on appelle la fête du slip, donc.
 ??  ?? Bhagwan Shree Rajneesh et quelques disciples aux États-unis, en septembre 1985.
Bhagwan Shree Rajneesh et quelques disciples aux États-unis, en septembre 1985.
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