Society (France)

La tueuse de djihadiste­s

- PAR WILLIAM THORP, À COPENHAGUE ILLUSTRATI­ON: RAPHAELLE MACARON POUR SOCIETY

À 18 ans, Joanna Palani a quitté les cours, ses amis, sa famille et le Danemark. Direction la Syrie, côté factions militaires kurdes. Voici l’histoire de la sniper qui aurait abattu 100 djihadiste­s.

Joanna Palani avait 18 ans quand elle a décidé de mettre sa vie danoise de côté. Ses cours, ses amis, sa famille. À la place, elle a pris un aller simple pour la Syrie, où elle est devenue sniper pour différente­s factions militaires kurdes. Dans sa ligne de mire: les soldats de Bachar al-assad et de l’état islamique. Aujourd’hui de retour à Copenhague, Joanna est menacée de mort par ces derniers. Portrait d’une femme qui aurait tué 100 djihadiste­s.

Le bruit courait que Joanna Palani était en prison. Son agent, Maggie, préférait prévenir la veille de la rencontre: “Il y a des évènements survenus la semaine dernière qui me font craindre qu’elle ne soit pas là

demain.” Les motifs étaient flous, on évoquait une possible détention d’arme. Rien de bien clair, mais rien de surprenant non plus. Après tout, la jeune femme de 25 ans enchaîne depuis bientôt sept ans les déconvenue­s avec la justice danoise. En cause, ses multiples départs en Syrie pour combattre les forces de l’état islamique et celles de Bachar al-assad avec les forces kurdes, telles que les YPJ (Unités de protection de la femme) ou les Peshmergas. Finalement, Joanna Palani s’est bel et bien montrée ponctuelle au rendez-vous pris au sous-sol de l’hôtel Nobis, à Copenhague. Une petite pièce isolée, aux murs de pierre clairs, où elle prend place derrière une large table en bois. “Je n’ai été libérée qu’il y a

quatre jours, explique-t-elle. La police n’arrive pas à comprendre que je ne suis pas une militaire, mais

une simple civile ici. Elle continue de penser que je suis

un danger pour la société et pour le pays.” À l’écouter, s’il y a quelqu’un en danger dans ce pays, c’est pourtant elle. Elle tape deux fois sur sa poitrine pour en attester, dévoilant un épais gilet pare-balles noir camouflé sous sa chemise. Elle dit recevoir des menaces de mort de divers groupes islamistes depuis qu’un média a annoncé il y a deux ans qu’elle aurait tué 100 djihadiste­s lors de ses passages en Syrie. Un chiffre rond, qu’elle refuse de confirmer ou démentir. “Aucun sniper ne dira jamais combien de personnes il a tué, dit-elle. Il y a des choses dont on ne se vante pas.”

Les mains brûlées maintenues au-dessus d’une flamme

Au moindre mouvement derrière la porte, le corps de Joanna se crispe. Depuis cette affaire des “100”, un autre chiffre est venu s’accoler à son nom: 1 000 000. En dollars, le montant offert à celui qui la tuera. Une offre émanant, dit-on, de l’état islamique. Pour autant, c’est une menace plus concrète qui plane ces tempsci au-dessus de la jeune femme. Celle d’une future condamnati­on. Le 22 novembre 2017, Joanna écopait de neuf mois de prison pour avoir quitté le Danemark, alors que cela lui était interdit. “Un djihadiste qui revient au Danemark bénéficie d’un programme de réhabilita­tion qui lui garantit de ne pas être poursuivi et d’être assisté pour avoir une nouvelle vie sociale, et moi on me traite

ainsi? s’insurge celle qui a été privée de son passeport et ne peut plus retirer d’argent seule. Ce que j’ai fait, des militaires des forces spéciales l’ont également fait. Eux, nous les accueillon­s comme des héros et moi, je serais traitée moins bien qu’un chien?” À l’image d’une personne qui serait devenue médiatique à ses dépens, Joanna a eu ces derniers mois l’impression que son histoire lui échappait. Alors, elle s’est décidée à écrire un livre qui dirait sa vérité, son histoire. Elle

l’a titré Freedom Fighter, My War Against ISIS on the Frontlines of Syria. Il est terminé depuis plusieurs semaines, mais elle n’a pas encore eu l’occasion de le voir broché et finalisé. “Je l’ai reçu hier chez moi, mais au même moment les services de renseignem­ent sont venus le récupérer, ils veulent empêcher sa publicatio­n, lâche-t-elle. Ils disent qu’il est fait pour recruter des personnes, mais je ne fais que raconter ma vie.” Joanna tripote les pointes blondes de ses cheveux noirs épais, victimes d’une ancienne coloration, puis ajoute: “En réalité, c’est plutôt un livre qui vous apprend ce qu’il ne faut pas faire pour ne pas foutre votre vie en l’air.” Joanna Palani est née en 1993 dans un camp de Ramadi, en Irak. La première guerre du Golfe a pris fin deux ans auparavant, mais les séquelles du conflit se font encore sentir. Au sein de la famille Palani, on vit avec le souvenir des morts. Ceux tués quelques années plus tôt, en 1988, lors du massacre de Halabja, en Irak –une trentaine de proches massacrés lors d’une attaque chimique (décidée par Saddam) qui provoqua la mort de milliers d’autres–, et puis le frère de Joanna, Mariwan, tué en 1991. Les conditions de vie du camp sont spartiates, la peur toujours présente. Alors que Joanna a 3 ans, les Palani sont finalement autorisés à se réfugier au Danemark. Mais les automatism­es ne se perdent pas. “Dès qu’un avion passait au-dessus de nous, mes frères et moi nous réfugions dans un magasin. Et je sautais en l’air aussitôt que mes pieds heurtaient quelque chose au sol par peur que ça soit une mine, se souvient-elle. Les passants devaient nous prendre pour des fous à bondir comme ça partout.”

À la maison, sa mère s’inquiète de l’influence que le Danemark pourrait avoir sur ses enfants et serre la vis. Le père, ancien pharmacien, les éduque avec ses poings et sa rage. Lorsque Joanna et ses frères sont trop agités, leurs mains sont, par exemple, maintenues au-dessus d’une flamme, brûlées. Aujourd’hui, à l’évocation de

cette enfance, la jeune femme détourne le regard. “Je ne peux rien contre la génération de mes parents, alors je me bats pour la mienne”, dit-elle simplement. Elle est plus diserte sur les armes à feu. Vers l’âge de 9 ans, tandis qu’elle assiste à une compétitio­n de tir au fusil, la jeune fille tire quelques cartouches. Une sensation nouvelle. “J’ai aimé le pouvoir que me procurait l’arme, et le fait que ce pouvoir n’était pas dû à l’arme, mais à la personne derrière elle”, écritelle dans son livre. Quelques années plus tard, devenue adolescent­e, elle se met à décharger quelques balles à la chasse, apprend la manière la plus efficace de tuer chaque animal et adapte son tir et son arme en fonction de la météo extérieure. Une fois, elle égorge une vache d’un coup de canif. Une autre, elle abat un cerf d’une balle entre les deux yeux. Rétrospect­ivement, elle a l’impression de n’avoir jamais appris à chasser, mais à tuer. “Vous devez bien démarrer par quelque chose, rigole celle qui quittera

le foyer familial à 17 ans. Vous ne pouvez pas commencer par vous entraîner sur des humains, alors vous le faites sur les animaux.”

Son objectif en se rendant en Syrie: que les femmes puissent porter des armes au Moyenorien­t sans être sous le contrôle d’un homme

Aujourd’hui, quand elle explique les raisons de son premier départ pour la Syrie, en 2012, Joanna commence par avancer que du haut de ses 18 ans et de ses études de philosophi­e, elle voulait avant tout monter “une armée de

femmes avec une idéologie commune”. Son objectif: que les femmes puissent porter des armes au Moyen-orient sans être sous le contrôle d’un homme. Elle dit ensuite qu’elle voulait également défendre son peuple, les Kurdes, puis s’arrête là. Mais Joanna laisse aussi d’autres impression­s. Par exemple, celle d’une femme perdue qui aurait voulu pimenter sa vie et qui aurait trouvé dans la guerre une issue convenable ; ou celle d’une personne qui justifiera­it par la brutalité de son enfance sa participat­ion, sous le couvert d’une idéologie, à un conflit armé. La fin d’une boucle, en somme. À son arrivée à Alep, elle découvre aussi que la guerre n’est pas ce qu’elle espérait. Elle ne porte pas d’arme, mais une burqa, et se voit assigner comme mission de séduire des soldats de Bachar al-assad afin de leur soutirer des informatio­ns. Un boulot lent et fastidieux, dans “une ville crasseuse, chaude et poussiéreu­se”, comme elle l’écrit. “J’étais très naïve à l’époque, se souvient-elle. Je n’avais pas conscience de ce que ça représenta­it d’être une femme dans une zone de guerre où le monde entier se bat.”

Rapidement, néanmoins, Joanna se voit confier un fusil, et commence à participer aux combats. Elle dit que ça l’a aidée à se sentir partie prenante de la guerre. Car malgré ses origines et sa motivation, Joanna n’a pas eu une arrivée commode en Syrie. On l’y voit comme une fille facile. “Il y avait beaucoup de choses qui les choquaient chez moi, j’étais

différente d’eux, explique-t-elle. Mais c’est la même chose ici, au Danemark. D’une certaine manière, j’étais trop européenne pour eux là-bas, et d’une autre façon, trop

‘Moyen-orient’ ici.” Une autre chose qu’elle a apprise: la guerre n’est jamais aussi claire qu’on le pense avant d’y aller. “Avec la majorité des combattant­s adverses, nous n’avions pas la même religion, pas la même idéologie, pas la même identité. Mais pour certains, seul l’uniforme nous séparait”, avancet-elle.

“Il suffit de presser la gâchette”

Au total, Joanna a fait quatre allers-retours entre la Syrie et le Danemark. Elle a vu l’un de ses amis se faire exploser à la grenade pour ne pas devenir un poids pour ses frères d’armes lors d’une bataille à Kobané. Elle en a vu un autre, à quelques centimètre­s d’elle, se prendre dans la tête la balle d’un sniper, marbrant dans son esprit “l’odeur du

sang de la cervelle”. Elle a peut-être –ou peut-être pas– tué une centaine de djihadiste­s, et est devenue, comme elle l’affirme, un sniper profession­nel, une experte en sabotage, capable de fabriquer des bombes. Mais elle en a fait suffisamme­nt pour que le gouverneme­nt danois la fasse surveiller par ses services de renseignem­ent. En septembre 2015, à son troisième retour au Danemark, on lui interdit de quitter le pays. Joanna ne respecte pas l’interdicti­on, et passe quelques semaines en prison un an plus tard. Quand elle sort, elle se rend compte qu’en Scandinavi­e aussi, la vie est devenue dangereuse pour elle. Un soir, tandis qu’elle rentre chez elle, elle voit trois hommes vêtus de noir s’approcher d’elle. Deux ont les mains dans leurs poches, le troisième un couteau à cran d’arrêt bien en vue. Joanna croit reconnaîtr­e des membres du groupe djihadiste Al-nosra et s’enfuit en courant. L’un des deux hommes non armés arrive à la rattraper et la plaque au sol. Des insultes fusent, et alors que l’homme au couteau débarque, Joanna parvient à se relever et à s’enfuir une nouvelle fois. Pour de bon. “Je n’imaginais pas que mes combats auraient de telles conséquenc­es pour moi ici, je me croyais

en sécurité”, regrette-t-elle. Elle tapote sur son gilet pareballes: “Même là-bas, je n’en portais pas…” D’autant que les conséquenc­es ne se trouvent pas uniquement sur le terrain, mais également sur Internet. Chaque jour, Joanna survole les centaines d’insultes qui lui sont adressées sur les réseaux sociaux. Elle apprend parfois qu’elle a eu un enfant, ou encore qu’elle serait jugée pour avoir maltraité ce dernier. “Si je google mon nom, je ne vois que des saloperies. J’avais un compte Instagram avant, avec des photos de moi au front, mais j’ai dû le supprimer à cause des menaces de mort. Que l’on m’insulte, c’est une chose, mais que l’on veuille me tuer, c’en est une autre.” Alors que son portable se met à vibrer sur la table, son visage se crispe une nouvelle fois. Trois lettres viennent de se former sur l’écran: PET. Pour “Politiets Efterretni­ngstjenest­e”, les services de renseignem­ent danois. “Ils ne me lâchent pas.” Un peu comme la guerre, laisse-t-elle entendre ensuite. Les semaines et mois suivant ses retours, raconte-t-elle, Joanna n’arrivait pas à dormir. Elle s’obligeait à fumer des joints en grande quantité pour s’assommer. “Prendre

une vie est simple, conclut-elle. Il suffit de presser sur la gâchette. Pour certaines personnes, ce n’est pas un problème. Mais d’autres, ça les affecte pour des années. Moi, à chaque fois que j’ai abattu quelqu’un, je me suis vue allongée à sa place. Car en définitive, tu ne peux pas tuer quelqu’un sans tuer une partie de toi.”

“D’une certaine manière, j’étais trop européenne pour eux là-bas, et d’une autre façon, je suis trop ‘Moyen-orient’ pour les gens ici.”

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