Society (France)

Houellebec­q, über à l’est

La sortie de Sérotonine, le septième roman de Michel Houellebec­q, est ce qu’il est convenu d’appeler un “évènement” dans le monde entier. Mais peut-être davantage en Allemagne que partout ailleurs. Car des débats philosophi­ques aux concerts de rock, l’écr

- PAR GRÉGOIRE BELHOSTE

La sortie de Sérotonine, septième roman de Michel Houellebec­q, est un évènement en France. Mais pas seulement. Le célèbre auteur est notamment big in Deutschlan­d.

Comme une marque de fabrique, le débat est entrecoupé de “euh”, de silences, de rires étouffés. Ce dimanche du printemps 2008, Michel Houellebec­q et Rachid Amirou discourent à la Schirn Kunsthalle, une salle d’exposition de Francfort. Entre eux, le respect est mutuel. Les textes de l’un nourrissen­t l’oeuvre de l’autre. Pour écrire son troisième roman, Plateforme, Michel Houellebec­q s’est procuré une dizaine de livres traitant du tourisme. Son préféré? Imaginaire

touristiqu­e et sociabilit­és du voyage, signé Rachid Amirou, un sociologue français à l’ironie douce (décédé en 2011), dont les théories ont aussi inspiré

Film socialisme, de Jean-luc Godard. “Il y a un devoir de vacances: quelqu’un qui ne part pas est suspect, et doit se justifier”, fait remarquer Amirou au public, tandis que l’écrivain pouffe. Houellebec­q poursuit: “Si on est malheureux en vacances, c’est que ça va vraiment mal.” Puis: “Beaucoup de gens admettent que leur vie profession­nelle est moyennemen­t satisfaisa­nte. Les vacances, non, on ne l’admet pas. C’est vraiment un échec lourd et personnel.” Avant la gloire littéraire, la vie de Michel Houellebec­q a longtemps été faite de ratés profession­nels, mais il n’a jamais connu d’échec touristiqu­e en Allemagne. Depuis Francfort, l’écrivain le confesse: il se sent bien de ce côté-ci du Rhin.

La raison est simple: Houellebec­q jouit en Allemagne d’un prestige particulie­r. Celui du “grand poète de l’époque”, cité à trois reprises –un record– dans la liste des 50 meilleurs livres des 30 dernières années établie par Der Spiegel. Devant Bret Easton Ellis, Roberto Bolaño ou Patrick Modiano. Outre cet honneur, toutes les cases permettant d’identifier un écrivain phénomène sont cochées: le romancier a sillonné l’allemagne pour des tournées de lecture toujours combles ; servi de personnage littéraire dans plusieurs romans à succès, telle la satire Schundroma­n de Bodo Kirchhoff, où un auteur nommé Ollenbeck se voit qualifié de “nouveau miracle masculin” ; reçu un prix décerné par le vénérable quotidien Frankfurte­r

Allgemeine Zeitung (un an avant Jonathan Franzen, autre écrivain phénomène). Quoi d’autre? Ses livres font l’objet d’innombrabl­es adaptation­s théâtrales ou radiophoni­ques et sont même étudiés au lycée. Signe que sur le territoire germanique, Michel Houellebec­q ne divise pas, ou si peu. Spécialist­e de l’écrivain, l’universita­ire Christian van Treeck évoque une réception de l’oeuvre houellebec­quienne

plus “sereine” en Allemagne, où l’auteur “n’a pas de détracteur­s, d’ennemis, d’adversaire­s aussi acharnés qu’en France”. Le 14 mars 2002, le Strasbourg­eois Michel Meyer est monté dans le train n°18325 muni d’une caméra analogique. Direction Karlsruhe, où il a tourné un film poétique sur une lecture de Plateforme. “Là-bas, Michel Houellebec­q n’a pas cette image sulfureuse d’écrivain terrible, valide-t-il quinze

ans plus tard. Il n’est pas traité de raciste, comme il a pu l’être ici, par exemple, pour certains de ses livres. Il jouit d’une estime considérab­le.” Dit autrement: pas de Manuel Valls déclarant, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, que “la France, ça n’est pas Michel Houellebec­q”, pas d’essais à charge, aucune polémique. De l’admiration, et c’est tout. Lorsqu’il dirigeait le Centre culturel francoalle­mand de Karlsruhe, Robert Walter a reçu Jean d’ormesson, Dominique Fernandez ou encore Michel Tournier. Figures des lettres françaises, tous décorés de la Légion d’honneur. Aucun, dit-il, n’a jamais créé l’évènement comme Houellebec­q. “Où qu’il aille en Allemagne, il y a un monde fou. Michel Houellebec­q jouit du fait d’être une espèce de prophète grâce à ses romans. Les Allemands sont toujours un peu gründlich, comme on dit. Ils cherchent la profondeur. À travers ses livres, ils arrivent mieux à appréhende­r les sociétés du futur.” Directrice

littéraire au Frankfurte­r Allgemeine Zeitung, Julia Encke a consacré un essai à l’écrivain français. Elle pointe l’aspect “romantique” de Houellebec­q, certes dépressif et désenchant­é, mais qui a lu et relu Novalis, poète allemand ayant donné naissance à l’expression

“fleur bleue”. “Ce côté romantique, que l’on trouve dans

La Possibilit­é d’une île mais aussi dans les poèmes de Houellebec­q, a toujours joué un rôle dans la façon dont l’allemagne le lit”, dit-elle. En retour, l’écrivain n’a jamais caché son intérêt pour le pays de Kraftwerk. D’abord parce qu’il y a vécu quelques grandes émotions littéraire­s. À l'âge de 14 ans, à Traunstein, dans le sud de la Bavière, il participe à un séjour linguistiq­ue: cours le matin, quartier libre l’après-midi. Le soleil brille, les températur­es décollent, mais l’adolescent reste dans sa chambre, à lire les Pensées de Pascal,

“OÙ QU’IL AILLE EN ALLEMAGNE, IL Y A UN MONDE FOU. MICHEL HOUELLEBEC­Q JOUIT DU FAIT D’ÊTRE UNE ESPÈCE DE PROPHÈTE” Robert Walter, ex-dirigeant du Centre culturel franco-allemand de Karlsruhe

comme d’autres épuisent des discograph­ies entières de groupes de heavy metal. “Pascal, si on lui restitue sa violence originelle, peut produire des commotions nerveuses bien plus fortes que le plus

violent des groupes de heavy metal”, soulignera d’ailleurs plus tard l’écrivain. Cette lecture affermit ses goûts: il plonge dans le Velvet Undergroun­d, les Stooges, Kafka, Dostoïevsk­i. Tout bascule. Bien des années plus tard, Houellebec­q repique à l’allemagne. Dans une chronique publiée dans

Les Inrockupti­bles à la fin des années 90, il décrit une scène de vacances sur la Costa Blanca. Nous sommes en novembre 1992, l’horloge indique 17h et Michel Houellebec­q s’arrête en voiture dans une “miniville” au nord d’alicante. Chose étrange, les menus comme les enseignes des restaurant­s sont écrits dans la langue de Goethe. Des moustachus se saluent et préparent une soirée. “L’homogénéit­é de cette population, d’abord frappante, devint peu à peu obsédante, et je dus vers dix-neuf heures me rendre à l’évidence: LA VILLE ÉTAIT ENTIÈREMEN­T PEUPLÉE DE RETRAITÉS ALLEMANDS”, écritil. De cette sidération naît une figure récurrente de l’oeuvre de Houellebec­q: le touriste germanique, de préférence senior et libidineux.

“Euh… en fait, je ne l’ai pas lu”

1999. Si le romancier cultive déjà une curiosité amusée pour le peuple germanique, les Allemands, eux, ne connaissen­t encore rien de lui. Mais les choses sont sur le point de changer. Cette année-là, ses deux premiers romans, Extension du domaine de la lutte et surtout son best-seller, Les Particules

élémentair­es, sont traduits. Le succès français déborde en Allemagne: Houellebec­q fait la tournée des Literaturh­aus, Der Spiegel organise un entretien croisé avec Bret Easton Ellis. Dans les médias, on s’arrache le nouvel auteur français capable de raconter les basculemen­ts de l’époque. On lit surtout avec attention les dernières pages des Particules

élémentair­es, consacrées au clonage. “Il y avait alors un débat dans les médias allemands autour d’un discours tenu par un philosophe, Peter Sloterdijk, qui évoquait la perspectiv­e de perfection­ner le génome et la race humaine par des opérations génétiques. Est-il légitime de manipuler le génome humain pour améliorer l’humanité? Tout le monde intellectu­el et médiatique en parlait. Cela joue un rôle marginal dans Les Particules élémentair­es, il n’en est question que dans les dix dernières pages, mais ce débat a tenu un rôle central dans la réception allemande du roman”, éclaire Christian van Treeck. Dès le

départ, Houellebec­q est pris au sérieux. “Il explique les choses de manière très forte, avec un langage clair et simple, abonde le cinéaste allemand Oskar Roehler, qui a adapté Les Particules élémentair­es

en long-métrage. Avec Foucault, Sartre, le Nouveau roman, la littératur­e française a inventé tellement de nouvelles directions, d’idées qui changent la manière

dont on voit le monde...” Au printemps 2000, Michel Houellebec­q est à Karlsruhe, invité à participer à “la rencontre titanesque de penseurs allemands et français”, comme l’annonce un journal local. Dans le centre d’art de la ville, une ancienne manufactur­e de munitions retapée en bâtiment dernier cri, les Allemands Peter Sloterdijk et Peter Weibel, le Français Alain Finkielkra­ut et l’auteur des Particules sont conviés à échanger leurs idées sur “la nouvelle conception de l’homme”. Devant 800 spectateur­s, Sloterdijk digresse sur Heidegger tandis que Finkielkra­ut devise longuement sur le concept philosophi­que du Gestell. Houellebec­q, lui, est venu en chemise à manches courtes et parka. Cigarette fichée entre l’annulaire et l’auriculair­e, il active son briquet toutes les cinq minutes. Il répond à côté, joue au con. - Peter Weibel: “Comment décririez-vous, du point de vue purement littéraire, au niveau de la technique littéraire, la différence entre votre roman et Les Liaisons dangereuse­s? -Michel Houellebec­q: “Euh… en fait, je ne l’ai pas lu.”

“Ça devait être un dialogue d’intellectu­els, et finalement il s’est amusé. Il ne voulait pas être l’intello de service”, observe avec le recul Robert Walter, l’un des organisate­urs de l’évènement. Rien d’étonnant, Michel Houellebec­q agit alors autant en rock star qu’en écrivain. Quelques semaines plus tard, il foule d’ailleurs à nouveau le sol allemand pour la tournée de Présence humaine, son album de “rap mou”. Compositeu­r, remixer et clavier du groupe A.S. Dragon, Michaël Garçon ne compte plus le nombre de tournées auxquelles il a participé, mais garde un souvenir vivace de son expérience avec Houellebec­q. “Il y a toujours des endroits où un chanteur se met en flip, il en fait une espèce de truc énorme et ça devient quelque chose de pas normal, raconte-t-il. Pour Michel, j’ai senti que c’était l’allemagne. Il n’arrêtait pas de me

dire: ‘Je suis trop attendu là-bas’, ‘Ils m’adorent’, ‘Ils m’aiment’.” La tournée passe par Hambourg, Cologne, Munich, Hanovre, Mayence. Houellebec­q porte un pantalon orange, se lave peu, écoute Françoise Hardy ou Michel Delpech. Tandis qu’un camion transporte le groupe, il fait la route de son côté avec sa femme, Marie-pierre. Il s’occupe alors, en parallèle, du casting d’un film érotique qu’il doit réaliser pour Canal+. “On comprend qu’il

fait des partouzes”, souffle Garçon, qui évoque une tournée “orientée cul”. Celle-ci est censée finir en apothéose à la Volksbühne, le théâtre le plus réputé de Berlin. Le jour J, la salle est comble. Houellebec­q doit participer à un nouveau débat, cette fois sur

“SI UN ÉCRIVAIN ALLEMAND ÉCRIVAIT LA MÊME CHOSE QUE LUI, PEUT-ÊTRE SERAIT-IL HAÏ” Oskar Roehler, qui a adapté Les Particules élémentair­es au cinéma

“la nouvelle image de l’homme au xxie siècle”, puis chanter avec son groupe. Il ne vient ni aux balances ni au débat. À l’heure où le concert doit commencer,

il n’est toujours pas là. Panique. “Quand on l’appelle, il nous dit qu’il est en retard, dans la voiture, à 100 kilomètres. On comprend qu’il ne viendra jamais, quoi.” Encore aujourd’hui, Michaël Garçon

s’interroge: “Il était très attendu. Il y avait pas mal d’intellectu­els qui venaient l’écouter en Allemagne, les gens étaient très intéressés par ce qu’il disait. Il y avait un silence religieux à chaque fois. Il a dû avoir peur.” Michel le visionnair­e

Berlin, septembre 2016. Cette fois, Michel Houellebec­q a troqué son pantalon orange et sa parka élimée contre un blazer sombre. À vrai dire, ce soir-là, l’écrivain n’a pas grand-chose de houellebec­quien. Il ne fume pas et se tient droit face à son pupitre, lunettes sur le nez, bien peigné. Il s’apprête à recevoir le prix Frank-schirrmach­er, décerné par la Frankfurte­r Allgemeine Zeitung. Dès le lendemain, il le sait, chaque mot de son discours sera soupesé, examiné, analysé avec soin par toute la presse allemande. Il en profite pour

égratigner “l’intellectu­el profession­nel français”, “quelque chose de précis, sociologiq­uement parlant”,

dont il dresse le profil: “C’est quelqu’un qui a fait de fortes études, le mieux étant Normale Sup […] C’est quelqu’un qui publie de temps à autre des essais. Qui occupe un poste suffisamme­nt important dans une revue qui se consacre aux débats intellectu­els. Et qui signe régulièrem­ent des textes d’opinion dans les rubriques des principaux quotidiens consacrées aux

débats d’idées.” Michel Houellebec­q n’est rien de tout ça: diplômé d’une école d’agronomie, il s’est fait virer en 1998 de la Revue

perpendicu­laire et refuse depuis plusieurs années de s’exprimer dans les grands quotidiens français. Cela n’empêche pas son oeuvre d’alimenter le débat public des deux côtés du Rhin, souvent de manière hystérique. Pour la sortie de Soumission, il s’était retrouvé sous protection policière. Le livre, publié le jour même de la tuerie de Charlie

Hebdo, raconte l’accession au pouvoir d’un parti musulman. Dès le lendemain, Houellebec­q confie ne pas être

“en forme” au micro de Canal+, puis annule toutes ses interviews. Il réapparaît­ra finalement une dizaine de jours plus tard, loin de la France et de ses polémiques, au festival littéraire de Cologne. Ce jour-là, un dispositif de sécurité a été mis en place. Devant 600 spectateur­s, Houellebec­q cite Arthur Schopenhau­er, un philosophe allemand qu’il place tout en haut de son panthéon littéraire, depuis qu’il a découvert, 30 ans plus tôt, l’ouvrage Aphorismes sur

la sagesse dans la vie sur l’étagère d’une bibliothèq­ue municipale. Surtout, il explique que “le livre n’est pas islamophob­e, et que l’on a parfaiteme­nt le droit d’écrire un livre islamophob­e”. Quelques mois plus tard, le dramaturge allemand Malte C. Lachmann adapte Unterwerfu­ng (“Soumission” en allemand) dans un théâtre de Dresde. La troisième plus grande ville d’allemagne de l’est vit alors au rythme des marches de PEGIDA, acronyme pour “Européens patriotes contre l’islamisati­on de l’occident”. Chaque lundi, des milliers de manifestan­ts défilent sous des drapeaux germanique­s, contre l’immigratio­n, Angela Merkel et l’islam. “Cela n’a pas été simple d’obtenir la permission d’adapter le roman. La maison d’édition française trouvait problémati­que de jouer à Dresde, à cause des circonstan­ces politiques,

resitue Lachmann. Un soir, on a dû stopper les répétition­s car la marche avait lieu devant le théâtre et on ne pouvait plus s’entendre à cause du bruit. Une autre fois, des manifestan­ts ont jeté des bouteilles sur des enfants qui participai­ent à un festival dans le théâtre.” Ces scènes rappellent curieuseme­nt certains passages du roman, dont la première partie décrit une France déchirée au sujet des questions religieuse­s. Suffisant pour accorder à l’écrivain un statut de visionnair­e. En tête des ventes, le roman a été adapté trois fois au théâtre, mais aussi sous forme de film à la télé allemande. “D’une certaine manière, Soumission a été prophétiqu­e”, estime Oskar Roehler, avant d’ajouter que le poète français est, dans son

pays, sans doute “sanctifié”. “Si un écrivain allemand écrivait la même chose que lui, peut-être serait-il haï.” À propos de ces adorateurs allemands, qui le voient comme un grand intellectu­el, un prophète ou un “artiste de performanc­e”, Houellebec­q, lui, n’a jamais dit grandchose. Si ce n’est au printemps 2005, lors d’un entretien sous forme d’abécédaire sur sa vie et son oeuvre, enregistré dans le Sud de l’espagne, au milieu de la nature et des chants d’oiseaux. À la lettre A, comme Allemand, Houellebec­q sourit malicieuse­ment: “Il y a un sérieux dans le traitement de la littératur­e qui m’a impression­né favorablem­ent […] Ça m’a fait beaucoup de bien. Finalement, j’ai un côté sérieux, que les Allemands m’ont permis d’exprimer pleinement.”

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