Society (France)

“Notre société crée de la frustratio­n”

- – AM

Sandra Hoibian, directrice du pôle évaluation et société au CRÉDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observatio­n des conditions de vie)

L’économie française croît. Et pourtant, il y a une forte frustratio­n sur le coût de la vie, au point que le pouvoir d’achat est devenu la préoccupat­ion principale des Français. Comment l’expliquer? Globalemen­t, on est dans un pays où le niveau de confort progresse. Si on prend du recul sur 30 ou 40 ans, on a des logements plus grands –entre 1984 et 2006, chaque Français a gagné neuf mètres carrés, et le chiffre est stable depuis–, des foyers mieux équipés – aujourd’hui, 75% de la population possède un smartphone, contre 17% en 2011– et une augmentati­on, même légère, du taux de propriétai­res –58% en 2013 contre environ 50% en 1973. Il y a un petit peu de croissance chaque année. Le problème, c’est que malgré notre modèle de protection sociale et l’impôt, qui ont un effet correcteur –avant redistribu­tion, on a un facteur d’inégalité autour de 8 entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres ; après redistribu­tion, on est à 4–, il reste des inégalités. Il existe notamment une augmentati­on des revenus et du patrimoine des plus riches, ceux que l’on appelle ‘les 1%’, tandis que chez les plus faibles, les jeunes et les pauvres, les catégories qui historique­ment ont le plus de mal à devenir propriétai­res, on constate une difficulté de plus en plus grande d’accession à la propriété. Entre 1984 et 2013, la proportion de ménages propriétai­res a ainsi baissé de neuf points chez les plus pauvres et de trois points chez les jeunes entre 30 et 39 ans.

Ce n’est donc pas nécessaire­ment la pauvreté qui augmente, mais les marges de manoeuvre des moins aisés qui se réduisent? Les dépenses contrainte­s ont beaucoup augmenté –29% en 2016 contre 20% en 1976. Et pour les plus pauvres, c’est de plus en plus difficile à supporter: elles atteignent 60% de leurs revenus disponible­s. En premier lieu, il y a le logement, donc, mais aussi les abonnement­s, les nouvelles technologi­es, les assurances, les dépenses de cantine. Même si leurs revenus augmentent, les gens se sentent de plus en plus oppressés car ces dépenses ‘obligatoir­es’ ont augmenté. En parallèle, les besoins et attentes de la population progressen­t, car notre société tout entière est fondée sur la consommati­on. Les individus sont sans cesse sollicités par la publicité, les entreprise­s déploient des trésors d’énergie pour les inciter à consommer, il ne faut pas ensuite s’étonner qu’ils en aient envie. Ni qu’ils ressentent une frustratio­n lorsqu’ils n’y parviennen­t pas.

Les résultats de vos études montraient-ils une situation à la mesure de la force de la frustratio­n affichée par les Gilets jaunes? Autrement dit, aurait-on pu prévoir ce mouvement rien qu’en regardant l’évolution des chiffres? Il y a un chiffre probant: selon l’enquête ‘Conditions de vie’ du CRÉDOC, la part des gens qui expriment

une envie de changement radical dans la société est passée de 25% à 50% en 40 ans. On a aussi vu très nettement dans nos enquêtes le sentiment d’invisibili­té s’envoler: près de 60% des gens indiquent rencontrer des difficulté­s importante­s que les pouvoirs publics et les médias ne voient pas vraiment. Et c’était bien avant les Gilets jaunes. Lorsqu’on leur demande de nous en dire davantage, ils abordent souvent des thèmes classiques comme l’emploi, mais sous un autre angle. Par exemple, les médias et les politiques se focalisent souvent sur la lutte contre le chômage, mais ils parlent moins de la transforma­tion du marché du travail, de problémati­ques comme les contrats courts, les indépendan­ts. Certaines catégories ont l’impression d’être oubliées.

Comment en est-on arrivés là, d’après vous? C’est plus un problème culturel que politique, selon moi. Notre société valorise avant tout l’individu, on considère qu’il doit s’épanouir, trouver son propre chemin, créer de la richesse, et aussi profiter de sa vie. Cette valeur crée de la concurrenc­e, et ceux qui n’y arrivent pas, les ‘perdants’, ressentent des frustratio­ns. Tout le monde n’est pas en mesure d’être mobile ni de s’offrir une vraie marge de manoeuvre. Pourquoi l’augmentati­on de certains coûts liés à l’utilisatio­n de la voiture a-t-elle mis le feu aux poudres? Parce que certains Français n’ont pas pu devenir propriétai­res en centre-ville, alors ils sont allés s’installer plus loin, ou en tout cas loin de leur lieu de travail. Certains sont allés chercher un confort de vie plus grand, l’assurance que leurs enfants seraient dans des écoles préservées. Mais d’autres ont été contraints de s’éloigner avec la pression sur les prix de l’immobilier. Ces personnes finissent par dépendre de leur moyen de transport, dont les coûts directs et indirects deviennent alors une préoccupat­ion majeure. Et ils ont peu de marge de manoeuvre pour changer leur situation.

Et comment expliquer que ces préoccupat­ions aient fini par s’élargir, jusqu’à remettre en cause le fonctionne­ment des institutio­ns? Les gens expriment avant tout un besoin de reconnaiss­ance. En un sens, il y a un parallèle à faire avec le mouvement #Metoo: les violences faites aux femmes ne sont pas nouvelles ; en revanche, elles deviennent de plus en plus insupporta­bles. On observe aujourd’hui le même phénomène avec les inégalités. C’est une demande de respect, mais aussi une libération de la parole des invisibles, de la même manière qu’auparavant, les femmes n’étaient pas audibles sur le harcèlemen­t et les violences.

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