Society (France)

“Je suis prof et j’habite dans 17 mètres carrés”

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Bérengère, 30 ans professeur­e d’espagnol Paris

“J’ai un bac +6 et ça fait six ans que j’enseigne en étant certifiée, depuis mon CAPES, en région parisienne. J’ai fait Drancy, Le Blanc-mesnil, et là je suis enfin en poste fixe depuis l’année dernière à Montreuil. Avant, j’étais TZR, ça veut dire ‘titulaire sur zone de remplaceme­nt’. La personne que je remplaçais à Montreuil a démissionn­é, alors j’ai demandé son poste. Je me suis payé ce luxe parce que je n’en pouvais plus de chaque année me retrouver dans une situation assez précaire. Stresser fin août parce que je ne savais pas encore où on allait m’envoyer: dans un collège ou un lycée, dans le général ou en profession­nel, sur un établissem­ent ou trois établissem­ents différents… Ça pouvait être tout et n’importe quoi dans le 93. Ce poste fixe, ça m’a coûté les 320 points que j’avais cumulés jusque-là. Je redégringo­le à zéro, et si un jour je veux demander une mutation –pour retourner dans l’ouest de la France, d’où je viens, par exemple–, il faudra que j’attende quinze ans, pour cumuler assez de points. C’est galère de chez galère. J’ai l’impression d’avoir un bracelet électroniq­ue.

Au niveau financier, je gagne 1 850 euros net, parce que j’ai le CAPES. Si je ne l’avais pas, j’aurais 500 euros de moins. J’ai un loyer de 600 euros, mais parce que j’habite dans un tout petit truc de 17 mètres carrés, depuis neuf ans. Contrairem­ent aux autres profession­s, où à Paris t’es un peu mieux payée par rapport au coût de la vie, quand tu es prof, tu es fonctionna­ire, donc c’est le même salaire partout. Je fais attention tout le temps, alors que j’ai peu de vices: je ne fume pas, ni cigarettes ni joints, j’aime bien boire mais pas dans l’excès. Quand je vais au restaurant, je ne prends pas apéro-entrée-platdesser­t. Je préfère boire avant chez moi avec des amis. Souvent, je me fais cette réflexion: comment je ferais si j’avais un enfant à charge? Enfin, j’espère que si j’en ai un un jour, ce sera avec quelqu’un qui restera, mais c’est un peu chaud quand même, surtout à Paris. J’aime bien voyager, mais je dois faire attention là aussi. Je voyage avec mes parents, comme ça je profite de la voiture. Ou alors je ne vais pas loin, en Espagne, à Londres…

J’ai vraiment peu de temps pour la vie personnell­e, on travaille énormément en dehors des heures de boulot. Pourtant, j’essaye d’être efficace, de ne pas rêvasser, de tout anticiper. Quand je marche dans la rue pour aller faire des courses, je pense à mes cours ; quand je prépare à dîner, je pense à mes cours… Cette année, j’ai neuf classes –enfin huit, parce qu’il y en a deux qui sont regroupées ensemble–, sur trois niveaux différents. Je me lève à 5h50, je commence à 8h tous les jours et je termine vers 16h –quand il n’y a pas de conseil de classe ou de réunion parentspro­fs ; dans ces cas-là, c’est plutôt 20h. Quand je rentre chez moi, la première chose que je fais, c’est que je m’assois et je reste assise pendant un quart d’heure, sans écouter de musique, sans mon portable, sans rien faire, les yeux dans le vide. Parce que je suis vidée. Pour faire un sas, quoi. Je m’accorde une demi-heure de pause pour goûter devant une série, et puis ma deuxième journée de travail commence. Je me replonge dans la préparatio­n des cours, la rédaction des rapports d’incident s’il y a eu un problème, la correction des copies… Franchemen­t, j’aime être prof, c’était ma vocation. Mais là, j’ai l’impression de frôler le burn-out. La période juste avant Noël, c’était la pire. Tu as tous les conseils de classe qui tombent –neuf en deux semaines–, tu dois tout corriger, rentrer les notes, les appréciati­ons… Pendant ce tempslà, tu ne peux pas avancer sur tes cours. Les gamins sont très agités. En salle des profs, on avait des collègues qui pleuraient, c’était très dur. Je suis un peu dégoûtée. En plus, on n’a aucune reconnaiss­ance des élèves. C’est grave quand même. L’éducation, les hôpitaux… c’est là qu’ils devraient mettre à fond les moyens. Nous, on forme les futurs citoyens. Ils ne mettent pas l’argent là où il faut. Il y a un problème, il faut faire quelque chose, on va droit dans le mur. Je me dis que si j’avais des enfants, je leur dirais de ne pas devenir profs. Et si ça se trouve, je n’aurais même pas besoin de leur dire. Ils me verraient tellement galérer, avoir fait tant d’études pour un salaire au ras des pâquerette­s, qu’ils se diraient d’eux-mêmes: ‘Non putain, j’ai pas envie de faire ça.’”

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