Society (France)

2008, année zéro de l’amérique?

Que se passe-t-il quand une société ne peut plus garantir le confort à ses citoyens? Deux livres auscultent les effets de la crise de 2008 sur l’amérique, de la disparitio­n de sa classe moyenne jusqu’à l’élection de Donald Trump.

- – STÉPHANE RÉGY

C’est ce qu’expliquent les livres Nomadland et Janesville, qui tous deux s’intéressen­t aux conséquenc­es dramatique­s de la crise de 2008 sur le moral des États-unis. À leurs auteures aussi, on a demandé de s’expliquer.

En 1968, au retour d’un reportage de plusieurs mois parmi les enfants perdus de l’amérique hippie, Joan Didion s’asseyait devant sa machine à écrire et tapait ces cinq mots, empruntés à Yeats: “Le centre ne tenait plus.” Placée en introducti­on de son célèbre article “Slouching Towards Bethlehem”, la phrase devint dès sa parution le refrain d’un pays qui se découvrait soudain déboussolé, en pleine crise d’identité, et dont les repères traditionn­els –le travail, le patriotism­e, la famille, la confiance dans les lendemains qui chantent– étaient à l’évidence en train de s’effriter. Cinquante ans plus tard, c’est officiel: le centre s’est bel et bien écroulé. Et cette fois, c’est un certain Bobby qui se charge de prononcer son élégie: “Autrefois, il existait un contrat social stipulant que si vous respectiez les règles (aller à l’école, trouver un boulot et travailler dur), tout se passerait bien pour vous. Cela n’est plus vrai, de nos jours. Vous pouvez jouer le jeu, exactement comme la société vous le demande, et vous retrouver quand même fauché(e), seul(e) et à la rue.”

Bobby, un ancien magasinier de supermarch­é, est cité dans le livre Nomadland, de la journalist­e Jessica Bruder. Comme Didion en son temps, Bruder a quitté New York pour s’immerger dans la réalité cachée de son pays. Son intuition: que la crise économique de 2008, le chômage et l’augmentati­on des loyers ont rejeté des millions de personnes dans les marges, sans qu’aucun service statistiqu­e ne l’ait noté. “Je suis née en 1978, explique-t-elle. Quand j’étais petite, le modèle de vie était encore simple: on avait un métier, on le gardait toute sa vie, puis on profitait de sa retraite. Et vos enfants grandissai­ent avec l’assurance d’avoir la même vie que vous, mais en mieux. Et tout cela tenait aussi sur la propriété privée. Pendant longtemps, aux Étatsunis, régnait l’idée que pour être vraiment quelqu’un, il fallait être propriétai­re de sa maison. Mais après 2008, il me semblait que ce modèle devenait accessible à de moins en moins de monde.” Que se passe-t-il quand une société ne peut plus garantir sa part du contrat? Que deviennent, dans un pays obsédé par la réussite, ceux qui perdent pied? Sur la route, Jessica Bruder rencontre un nouveau type de citoyens: des nomades qui, comme Bobby, ont dû vendre leur maison ou quitter leur appartemen­t –un poste de dépense devenu tout simplement insoutenab­le–, et laisser derrière eux leur ancienne vie. À la place, ils parcourent l’amérique en voiture, s’arrêtant au gré des villes et des petits boulots, un jour ici, une semaine là. Nomadland raconte l’histoire de ces nouveaux travailleu­rs pauvres, héritiers modernes des ouvriers agricoles des Raisins de la colère. Souvent, leur plus gros employeur se nomme Amazon. Quand l’hiver arrive, les nomades –ou camp workers, comme ils s’appellent parfois entre eux– convergent vers les immenses entrepôts créés par Jeff Bezos partout sur le territoire américain. Ils y restent quelques semaines, passant leurs journées à empaqueter des colis pour un salaire dérisoire avant, le soir venu, de regagner leur voiture et de dormir sur les immenses parkings des supermarch­és Walmart, “les derniers endroits gratuits d’amérique”. Combien sont-ils? Malgré l’absence d’études officielle­s, quelques chiffres permettent de dessiner l’ampleur du phénomène: en période de fêtes, Amazon augmente ses effectifs américains d’environ 100 000 personnes ; et le grand rendez-vous annuel des camp workers, qui réunissait à peine quelques milliers de nomades il y a quelques années, a attiré plus de 10 000 visiteurs lors de sa dernière édition. Une sorte de nouveau sous-prolétaria­t en même temps qu’une nouvelle sous-culture, en somme. “Un pays

de l’ombre”, tranche Jessica Bruder. Des Américains qui montent dans leur voiture, disent au revoir à leur famille, claquent la portière et parcourent des centaines de kilomètres pour trouver du travail, on en croise aussi dans Janesville, d’amy Goldstein. Cette journalist­e du Washington Post a choisi de passer plusieurs années à Janesville, Wisconsin. Pas un choix au hasard: cette petite ville ouvrière du Midwest a longtemps été l’une des places fortes de l’industrie nordaméric­aine. C’est là que fut construite l’une des premières chaînes de montage de General Motors. Et c’est là aussi que le coeur de l’automobile américaine a failli cesser de battre pour de bon. Le 23 décembre 2008, une Chevrolet Tahoe sort de la chaîne d’assemblage de Janesville. Il est 7h07 et après ce modèle, il n’y en aura plus d’autre: l’usine, victime de la crise, va fermer, mettant des milliers d’ouvriers au chômage. Des journalist­es sont venus du monde entier pour capturer ce moment symbolique, mais ce n’est pas ce qui intéresse Amy Goldstein. “La crise de 2008 fut la plus violente depuis 1929, pointe-t-elle. C’est ce que l’on entendait alors partout, expliqué à travers des chiffres, des graphiques, des statistiqu­es, des images. Mais moi, je voulais comprendre en quoi elle allait toucher les gens dans leur vie quotidienn­e. Jusqu’ici, l’histoire de l’amérique, bien qu’accidentée, n’avait été qu’une histoire d’élévation sociale. Je voulais raconter la descente.” Dans son livre, Amy Goldstein écrit donc ce qui s’est passé après la mise en berne des chaînes de montage. Les promesses des politiques et les grandes phrases des syndicats pour dire que ça n’allait durer, que l’on allait trouver une solution ; les formations,

les reconversi­ons profession­nelles et les tentatives de rebondir ; puis la pauvreté qui s’installe, l’espoir qui disparaît, la solidarité qui se délite, la colère qui monte et enfin l’exil, la honte, et pour finir le suicide. 2008, 2009, 2010, 2011, 2012, 2013. Six années pour six parties et 55 chapitres qui montrent avec une précision de microscope la lente et inéluctabl­e décomposit­ion de ce qui fut autrefois le socle de l’amérique: sa classe moyenne. Un centre qui ne tient plus.

“Personne n’a le remède”

On a beaucoup écrit, depuis novembre 2016, que l’élection de Donald Trump était la revanche de cette Amérique sacrifiée. Celle des “petits Blancs” déclassés, traditionn­ellement acquis au Parti démocrate mais devenus républicai­ns par dépit et vengeance. On l’a même tellement écrit que c’est devenu un genre littéraire en soi, presque un safari: le livre de chronique sur l’amérique oubliée. L’un des plus récents se nomme The Forgotten: How the People of One Pennsylvan­ia County Elected Donald Trump and Changed America (“Les Oubliés: comment les électeurs d’un comté de Pennsylvan­ie ont élu Donald Trump et changé l’amérique”). Il est signé d’une sommité, Ben Bradlee Jr., prix Pulitzer devenu personnage de cinéma dans le film Spotlight. Nomadland et Janesville sont différents. Ils ont été écrits avant l’accession de Trump au pouvoir, et n’ont pas pour vocation de démontrer quoi que ce soit a posteriori. Simplement de faire oeuvre de journalism­e, autrement dit de raconter les choses comme elles sont, y compris dans leur complexité. Les nomades de Jessica Bruder, par exemple, sont dans leur immense majorité blancs ; mais cela ne signifie pas pour autant que les Noirs sont exclus de cette communauté. “Juste qu’aussi choquant que cela puisse paraître, aujourd’hui en Amérique, il est plus compliqué pour un Noir de dormir dans sa voiture sans être harcelé par la police”, pointe l’auteure. D’ailleurs, rien n’indique non plus que les tramp workers, souvent des personnes âgées ne pouvant plus compter sur le concept de retraite, soient trumpistes. Ni qu’ils soient plus en colère que les autres. Après tout, faire la route, c’est encore le rêve américain, note Bruder dans son livre. Janesville, Wisconsin, ne s’est pas non plus transformé­e en laboratoir­e populiste avec la crise. Certes, admet Amy Goldstein, quand le centre ne tient plus, les extrêmes gagnent logiquemen­t du terrain. Mais cela n’a pas empêché Janesville de voter en majorité pour Hillary Clinton lors de la dernière élection présidenti­elle américaine. Dans le livre d’amy Goldstein apparaisse­nt plusieurs figures politiques américaine­s de premier plan. Notamment Paul Ryan, élu du Wisconsin et figure des républicai­ns à Washington (il était, jusqu’à janvier dernier, le président de la Chambre des représenta­nts) ; et Barack Obama, qui s’était déplacé en son temps jusqu’à Janesville pour raconter combien le dossier lui tenait à coeur. Pendant des années, Amy Goldstein a écouté et regardé ces hommes chercher des solutions à la désindustr­ialisation de leur pays. “Et ce qui m’a frappée, conclut-elle aujourd’hui, c’est que tous, républicai­ns comme démocrates, ont essayé. Mais que personne, ni la ville, ni le comté, ni l’état, ni le gouverneme­nt, n’a trouvé de remède.” Nomadland et Janesville sontils deux chroniques d’un monde qui s’effondre sans que l’on ne puisse rien y faire? Amy Goldstein ne se risque pas à répondre. Elle raconte en revanche qu’après des années d’atermoieme­nts, une décision a enfin été prise à Janesville. Depuis cet hiver, l’usine General Motors est en cours de destructio­n, morceau par morceau. Au retour de son dernier voyage dans le Wisconsin, la journalist­e en a rapporté une brique chez elle, à Washington. Elle l’a posée sur sa cheminée, là où l’on place les illustres photos du passé.

Lire: Janesville, une histoire américaine, d’amy Goldstein (Christian Bourgois) et Nomadland, de Jessica Bruder (Globe)

“Jusqu’ici, l’histoire de l’amérique n’avait été qu’une histoire d’élévation sociale. Je voulais raconter la descente”

Amy Goldstein

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À Glouster, dans l’ohio. Cette ancienne ville minière compte aujourd’hui près de 30% d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté.
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