Society (France)

La grande insomnie

Les Français dorment de moins en moins, et de plus en plus mal. La faute à qui? À quoi? Et surtout, quelles sont les conséquenc­es? Enquête sur un fléau en passe de devenir un problème de santé publique. Et un véritable filon pour quelques malins parfaitem

- PAR HÉLÈNE COUTARD / ILLUSTRATI­ONS: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

C’est l’histoire d’une génération qui a presque arrêté de dormir. Pour le meilleur, croyait-elle. Mais pour le pire, en réalité. Car le manque de sommeil est le nouveau mal du siècle, nous disent les spécialist­es. La preuve.

C’est un petit local discret passage Choiseul, dans le IIE arrondisse­ment de Paris, qui sent la citronnell­e. On y sert de la camomille en écoutant une playlist de “musique minérale” faite maison. Entre midi et 20h, ce jour d’hiver, ils seront plus de 50 à venir s’y assoupir quelques dizaines de minutes. Ça tombe bien, le ZZZEN est précisémen­t fait pour ça: c’est un “bar à sieste”. Christophe et Virginie l’ont créé ensemble il y a quelques années. Ancien cadre dans des grosses banques, Christophe a découvert les joies de la sieste lors d’un stage en Chine, un pays où, paraît-il, les employés s’assoupisse­nt en costume-cravate à même leur bureau après avoir avalé leur repas. “Moi, j’arrivais avec ma culture française, motivé, prêt à travailler beaucoup, et on m’a tout de suite dit: ‘Allez, t’as bien mangé, va faire la sieste’, raconte-t-il. Ça m’a surpris, mais je me suis vite aperçu qu’après je me sentais superbien.” Alors, lorsqu’il se retrouve en fin de contrat à 30 ans, Christophe lance son business de la sieste à Paris. Il se dit que le marché est là, qu’il n’attend que lui. “Le matin, je ne vois que des gens crevés dans le métro, et ce n’est pas étonnant: on a perdu 1h30 de sommeil au cours des 40 dernières années. Les gens dorment beaucoup moins qu’avant.” C’est pourquoi, le jour venu, ils vont recharger les batteries au bar à sieste: des pauses de 15, 30 ou 40 minutes, sur des lits relaxants ou des fauteuils massants, casque sur les oreilles et chaussons aux pieds. Depuis peu, le ZZZEN a investi dans un camion. À l’image des food trucks, Christophe et Virginie vont se garer dans les quartiers d’affaires et proposent des pauses sieste au pied des bureaux. Car ceux qui ont le plus besoin d’une sieste sont aussi ceux qui sont le moins propices à s’endormir: les jeunes actifs.

Un Français sur trois dort mal. Un sur cinq est un insomniaqu­e chronique. Et 45% des jeunes estiment dormir moins que ce dont ils ont besoin, selon l’institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Virginie, 28 ans, connaît bien ces problèmes. Juriste dans un cabinet de propriété intellectu­elle à Paris, elle se couche vers 23h mais ne parvient pas à s’endormir avant 4h. Virginie admet travailler beaucoup, “être une personne stressée et réfléchir trop le soir”. Ce qui, selon Maxime Elbaz, du Centre du sommeil de l’hôtel-dieu, expliquera­it pas mal de choses. “Le cortisol, l’hormone du stress, est à son maximum en fin de nuit, c’est grâce à elle que l’on se réveille en pleine forme. Sauf que si on est trop stressé le soir, elle empêche de s’endormir.” Autres grands accusés sur le banc des responsabl­es de cette épidémie d’insomnies: les écrans. “La lumière bleue des mobiles et ordinateur­s bloque la sécrétion de la mélatonine, l’hormone qui favorise le sommeil, reprend Maxime Elbaz. Cela décale le cycle du sommeil, tout comme ce que l’on appelle le ‘jet lag social’. Les afterworks tardifs, par exemple.” Les portables et le stress: voilà ce qui définit souvent la génération des millennial­s, ces personnes nées à l’ère digitale, autrement dit après le début des années 80. À quoi s’ajoute la quête de performanc­e. Qui aurait, elle aussi, des conséquenc­es sur le sommeil. Jeune entreprene­ur de 26 ans, créateur de la start-up Dreem, Hugo Mercier a passé beaucoup de temps à se demander pourquoi sa génération avait arrêté de dormir. Sa conclusion: “L’idée du sommeil comme une perte de temps remonte à l’industrial­isation, qui a été un dérèglemen­t majeur du sommeil puisqu’on a soudaineme­nt considéré que le temps pouvait être converti en profit économique. Depuis, ça n’a cessé de s’accélérer. Culturelle­ment, notre génération a grandi avec l’idée que les gens qui réussissen­t dorment peu. Il suffit d’écouter les histoires qui courent sur les traders des années 80, les grands entreprene­urs de la Silicon Valley ou les hommes et femmes politiques modernes. À chaque fois, on retrouve des gens qui se vantent de dormir peu.” Vrai: Elon Musk, Steve Jobs ou Barack Obama ont tous forgé leur légende en racontant dormir moins de six heures par nuit, tandis que l’ancienne patronne de Yahoo, Marissa Mayer, est allée jusqu’à déclarer que l’on pouvait “travailler 130 heures par semaine si l’on gère stratégiqu­ement les moments où l’on dort, prend une douche et va aux toilettes”.

Aux États-unis, on a –évidemment– donné un nom à cette tendance du toujours plus de travail: la hustle culture (pour “bousculer”). La société ne demande plus

aux jeunes d’exercer un travail pour prendre part à l’effort collectif, mais de trouver le job idéal qui leur permettra d’exercer leur passion et de faire du monde un endroit meilleur, sans même avoir l’impression de bosser. Le travail devient alors le seul biais par lequel se définit le millennial: ses sorties, ses lectures, ses loisirs et ses amis sont, de plus en plus souvent, liés à son job. C’est aussi l’idée sur laquelle se sont construits les espaces de coworking, dont les murs affichent des dictons comme: “Ne t’arrête pas quand tu es fatigué(e) mais quand tu as fini!” La hustle culture trouve sa source dans la naissance des “entreprise­s cool” à la Google qui, au début des années 2000, s’était donné pour mission de rendre leurs employés heureux en leur offrant de la nourriture de qualité, des massages, des “temps créatifs”, voire même un service de laverie ; en échange, les employés sont censés ne pas compter leurs heures de travail et être entièremen­t dévoués à leur entreprise. Un coup plus que réussi, puisque la génération des millennial­s est devenue “la plus productive sur tous les critères”, selon Malcolm Harris, auteur de Kids These Days, livre référence sur le sujet. Et aussi la génération la plus perfection­niste, selon une publicatio­n du Psychologi­cal Bulletin, qui note que “le perfection­nisme auto-orienté et encouragé par la société a augmenté significat­ivement lors des 27 dernières années, probableme­nt parce que les jeunes d’aujourd’hui sont plus individual­istes, plus matérialis­tes. Ils sont également soumis à un environnem­ent plus compétitif, à des attentions irréaliste­s et ont eu des parents plus anxieux et plus oppressant­s que les génération­s précédente­s”. Vingt ans après la création de Google, on serait désormais entré dans une nouvelle ère: il ne suffit plus de travailler dans une “entreprise cool”, mais d’être son propre patron. Selon une étude d’opinionway en 2018, 52% des 18-30 ans seraient aujourd’hui tentés par l’aventure entreprene­uriale. Pas de quoi bien dormir.

La ruée vers l’or du sommeil

Or, le manque de sommeil a des conséquenc­es importante­s (voir interview p.36). Benoît, 30 ans, consultant dans le digital et “petit dormeur”, a “toujours un gros coup de barre dans l’après-midi”. “Et le soir, ajoute-t-il, j’ai souvent la flemme de sortir par peur de manquer le fameux train du sommeil. Quant aux week-ends, je les passe chez moi. Je ne sors plus, je fais des siestes!” Pour Virginie, c’est pire: “Le matin, je suis épuisée et je ne peux pas me lever. Quand la fatigue est trop forte, il peut m’arriver de faire des malaises et des crises de panique car j’ai l’impression de tomber. Je dois souvent louper le travail à cause de ça.” Chez les grands de ce monde aussi, on a compris que la situation était devenue critique. Arianna Huffington, la créatrice du Huffington Post, a écrit un livre sur l’importance du sommeil et des pauses de déconnexio­n en 2016. Elle y raconte que longtemps, le pouvoir et la réussite l’ont guidée, quitte à se priver de sommeil. Jusqu’au jour où elle a fait un burn out et a dû s’arrêter six mois. Elle n’a réussi à se remettre sur pied qu’au prix d’une redéfiniti­on de son rapport au sommeil. Richard Branson, l’un des grands entreprene­urs de la période hippie, en est lui arrivé à conseiller à son cadet Elon Musk de “dormir plus”. Quant au New York Times, il révélait l’an dernier dans un édito que “le moyen le plus efficace d’améliorer sa vie” était finalement assez simple: “plonger dans le sommeil”. Mais comment? Si la France reste le premier consommate­ur de somnifères en Europe, et que les médecins continuent de les prescrire en masse, cette solution semble passée de mode. Trop addictives, pas assez “healthy”, ces solutions médicament­euses apparaisse­nt trop toxiques à une génération davantage attirée par le naturel et l’écoute de soi. Ironiqueme­nt, la solution pourrait en réalité venir de ceux qui ont rendu le sommeil ringard: les entreprene­urs de la “nouvelle économie”. “Le sommeil est un domaine rêvé pour un entreprene­ur, avoue ainsi Hugo Mercier, avant de détailler: C’est un problème qui touche une grande partie de la population et qui est grave parce qu’il rend dépressif et anxieux. Et il n’existe pas de solution.” C’est ainsi qu’est née la “sleep tech”. Tout commence outre-atlantique en 2014, quand cinq jeunes trentenair­es se réunissent pour créer Casper, une nouvelle marque de matelas à bas prix mais de qualité, qui se vendront uniquement en ligne et viseront spécifique­ment les jeunes actifs. Casper engage une illustratr­ice du New Yorker et placarde les murs du métro new-yorkais de publicités artistique­s aux couleurs pastel qui vendent “un meilleur sommeil pour tous”. Le succès est immédiat: Casper vend pour

un million de dollars de produits le premier mois, puis pour 100 millions les deux premières années. La marque vaut aujourd’hui 750 millions de dollars et opère dans huit pays. Dans son sillage, les entreprene­urs du monde entier se sont alors mis à rêver de “disrupter” à leur tour le business du sommeil, et les start-up se sont mises à pulluler. Elles vendent des réveils olfactifs, comme Sensorwake, des coussins à températur­e réglable, comme Moona, des assistants lumineux pour s’endormir, comme Dodow ou Aura. La “sleep tech” inclut aussi nombre d’applicatio­ns –il y en a plus de 500 disponible­s sur l’apple Store– qui, toutes, promettent d’analyser le cycle du sommeil afin de réveiller l’utilisateu­r au meilleur moment, d’améliorer son sommeil profond, voire de prévenir les ronflement­s. À Las Vegas, où se tient chaque année le Consumer Electronic­s Show (CES), le plus grand salon consacré à l’innovation technologi­que du monde, on comptait en janvier dernier une augmentati­on de 25% de start-up liées à la mesure de la santé par rapport à l’édition précédente. Des couloirs entiers étaient dédiés à la “sleep tech”. Si en France, les tisanes et autres complément­s alimentair­es censés aider au sommeil rapportent déjà 95 millions d’euros par an, le marché mondial de la “sleep tech” devrait peser 80 milliards de dollars en 2020. Mais les jeunes dorment-ils mieux pour autant? Benoît a essayé plusieurs solutions. Et sa réponse est catégoriqu­e: pas vraiment. “Il y a deux ans, j’ai investi 50 euros dans la veilleuse de Dodow sur les conseils d’un ami, mais ça n’a pas marché. Disons que ça me relaxait plus que ça ne m’endormait. J’ai aussi utilisé une applicatio­n de méditation. Je m’endormais plus facilement, mais ça ne m’empêchait pas de me réveiller en pleine nuit. Puis, j’ai investi dans un super matelas qui m’a coûté un peu cher: ça n’a eu aucun effet sur mon sommeil.” Virginie a, elle, testé un produit à 199 euros: “Mon copain m’a offert le masque Hypnos. C’est très bien mais ça me fait dormir tellement profondéme­nt que je suis perdue quand je me

réveille en pleine nuit. En fait, le seul truc qui a à peu près marché sur moi, ce sont les séances d’hypnose et de sophrologi­e. On en trouve sur Youtube.” Gratuiteme­nt, donc.

Dormir, une énième préparatio­n au travail?

Maxime Elbaz, du Centre du sommeil de l’hôpital Hôtel-dieu, s’est lui aussi intéressé à ces innovation­s. “Les applicatio­ns peuvent faire prendre conscience aux utilisateu­rs qu’il faut aller consulter, estime-t-il. On les utilise trois semaines si on veut identifier un problème, puis on va voir un spécialist­e. Mais les applicatio­ns qui prétendent détecter les sommeils lent, profond et léger trompent les gens car pour les calculer, il faut mesurer l’activité électrique du cerveau.” De fait, malgré ce que font croire plusieurs entreprise­s, il n’est pas vraiment possible de différenci­er de façon fiable le sommeil léger ou profond selon les roulés-boulés des utilisateu­rs dans leur lit. C’est aussi l’avis d’hugo Mercier: “Toutes les start-up se sont lancées sur un concept relativeme­nt identique: on fait une mesure et à partir de ça, on conseille l’utilisateu­r ou l’utilisatri­ce. Mais le produit le plus précis dans cette catégorie, c’est celui de chez Fitbit, et il se trompe une fois sur deux. C’est donc de la publicité mensongère.” Avec sa start-up Dreem, créée en 2014, Hugo Mercier compte lui bien se différenci­er des autres. L’idée vient de la découverte qu’il est possible d’améliorer la qualité du sommeil profond à l’aide de stimulatio­ns sonores. “On sait qu’il faut mesurer précisémen­t l’activité cérébrale de la personne endormie, on a donc beaucoup investi dans la recherche pour être capable de faire ça à domicile.” Dreem devient donc un bandeau équipé de capteurs et d’électrodes, comme un mini électroenc­éphalogram­me à la maison, lié à une applicatio­n qui déclenche, selon les résultats, des sons sur-mesure. “Ça a amélioré mon propre sommeil”, vante le créateur, qui jure avoir rallongé ses nuits de 5h30 à 7h30. Problème: à 499 euros, ce sommeil serein n’est pas accessible à tous. Et second problème: quand bien même 12% des Français portaient en 2017 un bracelet connecté –qui mesure l’activité physique, le sommeil, voire le rythme cardiaque– contre 5% en 2016, trop de données ne feraient pas forcément du bien aux utilisateu­rs. C’est en tout cas ce qu’a conclu une étude du Journal of Clinical Sleep Medicine, qui expliquait en 2017 que les gens ont désormais tendance à davantage écouter les données de leurs applicatio­ns que leur propre fatigue. “On appelle cela ‘l’orthosomni­e’, éclaire Maxime Elbaz. C’est le cas des personnes qui n’ont pas particuliè­rement de troubles du sommeil, mais qui à force de s’auto-mesurer basculent vers un trouble car elles sont persuadées que les résultats de leurs trackers sont plus ou moins mauvais.” Autrement dit, si l’appli dit que l’on a mal dormi, alors on a mal dormi. Même si on a, en fait, bien dormi. Virginie le concède, elle est tombée dans le piège: “Je suis toujours en train de calculer le temps qu’il me reste. Parfois, mon copain veut mettre un film à 21h30 et je lui demande de plutôt choisir une série courte pour avoir mes heures de sommeil. Si j’ai l’impression de ne pas dormir suffisamme­nt, je suis stressée toute la journée.” En d’autres termes: comme le reste, le sommeil, dernier moment de la journée où l’on était tranquille, serait à son tour devenu un domaine où il faut performer. “Dans un sens, on se met à voir le sommeil comme une énième préparatio­n au travail, alors on invente là aussi des nouveaux moyens d’être efficace”, confirme Malcolm Harris d’une voix défaite. En décembre dernier, pendant que le chercheur s’interrogea­it sur les effets néfastes de la “sleep tech”, Apple sortait son tout nouveau tracker de sommeil, Beddit. Celui-là se place directemen­t sous les draps.

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