Society (France)

Cristina, Marilou et le colonel

- PAR PIERRE BOISSON ET CRISTIAN PEREIRA, À ASUNCION ILLUSTRATI­ONS: JEANNE DETALLANTE POUR SOCIETY

Au Paraguay, pendant de longues années, le colonel Leopoldo Perrier a transformé de jeunes filles en esclaves sexuelles, sans jamais être inquiété. Était-il protégé? Enquête glaçante.

C’est une histoire glaçante, impliquant pouvoir militaire et politique. Au Paraguay, pendant de longues années, le colonel Leopoldo Perrier a vécu entouré de jeunes filles, transformé­es en esclaves sexuelles, sans que personne ne parle. Était-il trop puissant pour être inquiété? Était-il protégé par le dictateur Alfredo Stroessner? Plus de 30 ans après la mort de son bourreau, une victime raconte son calvaire, et le piège dans lequel elle était enfermée.

a première vie de Cristina Encina s’est terminée un jour de 1979. Elle avait 14 ans. Cet après-midi-là, sa mère lui présenta Carolina, une dame pour laquelle elle lisait les cartes, propriétai­re d’un stand au parc d’attraction La Victoria, à Asuncion. Cristina allait devoir prendre une douche sur le champ, lui expliqua sa mère, puis enfiler son plus bel habit et monter avec Madame Carolina dans la voiture stationnée devant la maison. Cristina obéit, mécaniquem­ent, sans comprendre de quoi il s’agissait, suivant simplement les consignes de sa mère. “On est parties vers le quartier Sajonia, puis on s’est arrêtées devant une grande maison, raconte-t-elle aujourd’hui, alors que 40 ans ont passé. Là, il y avait un vieux monsieur d’environ 70 ans. Il m’a regardée mais n’a rien dit.” On fit entrer Cristina dans la maison. Puis, après trois ou quatre heures sans rien faire, on lui intima de passer dans la chambre du vieux monsieur –qu’elle appelle “le Commandant”. Carolina lui répéta que tout allait bien se passer, qu’il suffirait qu’elle reste tranquille. La jeune fille jeta un regard au décor: un lit, une télé. Le monsieur entra. “Il s’est assis à côté de moi et m’a demandé si j’avais déjà eu des relations sexuelles.” Comme elle lui répondit que non, le Commandant lui assura qu’il allait être patient, doux. Il fit passer une autre fille dans la chambre, d’à peu près son âge, leur demanda de s’embrasser. Et alors, le viol commença. Un moment si brutal que Cristina n’a jamais trouvé les mots pour le décrire, “quelque chose d’impossible à expliquer”. Après quoi, le Commandant se rhabilla et quitta la chambre comme si de rien n’était. Cristina, aujourd’hui âgée de 57 ans, assure ne jamais plus avoir eu de relation sexuelle sans repenser à son premier viol.

Le vieux monsieur –le Commandant– s’appelait Leopoldo Perrier, dit “Popol”. Il était en réalité colonel. Au moment du viol de Cristina, et bien qu’il soit officielle­ment à la retraite, il était l’un des hommes les plus puissants du Paraguay. Un pouvoir qu’il tire alors de sa proximité avec le dictateur Alfredo Stroessner, qui règne sur le pays depuis 1954, et de sa classe sociale. Leopoldo Perrier est un homme blanc d’asuncion, le descendant d’une grande famille française. Son père, Léopold Charles Louis Élie Perrier, fut décoré de la Légion d’honneur en 1896. Dans les dîners, on raconte aussi qu’une arrière-arrière-grand-mère de la famille aurait été mariée avec le frère de Marie-antoinette. En général assis au milieu de la table, Leopoldo laisse dire et parade. Il a eu sept enfants de sept femmes différente­s et il est le genre d’homme à en tirer fierté. Il aime aussi raconter sa vie, sa rencontre avec le général Perón, sa peur de l’avion, ses parties de pêche avec Alfredo Stroessner. Il a connu celui-ci avant qu’il devienne le dictateur indéboulon­nable du Paraguay, c’était les années 30 et ils combattaie­nt les Boliviens dans la guerre du Chaco. Dans les tranchées, ils ont forgé une amitié solide, que Popol Perrier a cherché à cultiver toute sa vie. Et c’est ainsi qu’en récompense de sa loyauté, il s’est vu confier, à la fin de sa carrière militaire, les clés d’un casino et de plusieurs maisons de jeu, dont le fameux Royal Park. Cela a fait de lui un homme riche et aux relations douteuses. Dans un câble diplomatiq­ue confidenti­el de décembre 1977 rédigé par l’ambassadeu­r américain au Paraguay, Robert White, Popol Perrier est ainsi décrit comme “un ancien membre des services de renseignem­ent personnels du président qui aurait permis de déjouer un attentat contre lui dans les années 60”. Le télégramme dépeint également “une personne profondéme­nt méprisable, impliquée dans la prostituti­on et les paris illégaux, avec des liens menant au crime organisé internatio­nal, y compris au trafic de drogue”. Robert White précise enfin que Perrier est réputé pour sa “relation très proche avec le président Stroessner, à qui il fournirait des compagnes féminines”.

Dans un câble diplomatiq­ue confidenti­el de 1977 rédigé par l’ambassadeu­r américain, Perrier est décrit comme ayant “une relation très proche avec le président Stroessner, à qui il fournirait des compagnes féminines”

*** Le conditionn­el de Richard White est une précaution de diplomate dont ne s’est jamais embarrassé­e la société paraguayen­ne: l’infâme réputation de Leopoldo Perrier alimente les on-dit et les conversati­ons chuchotées dans l’intimité des cuisines paraguayen­nes depuis de nombreuses années. En 2003, l’historien Bernardo Neri Farina l’a même écrite noir sur blanc dans son livre El ultimo supremo, affirmant que le “curieux Leopoldo Perrier avait son propre ‘élevage’ de jeunes filles, qu’il faisait venir de l’intérieur et qu’il offrait ensuite au président et à sa cour”. L’année suivante, le chercheur Anibal Miranda corroborai­t cette version dans son ouvrage Stroessner. Les histoires sordides sur la maison de Leopoldo Perrier circulent aussi dans le voisinage du quartier Sajonia. Andrés Coleman les a publiées dans les pages du sérieux quotidien Ultima Hora. Dans trois articles sortis à l’hiver 2016, illustrés chaque fois par une photo de la maison de Leopoldo Perrier, le journalist­e l’a

vertement accusé d’avoir transformé sa demeure en harem, sans néanmoins apporter de preuves formelles. Assis à une table d’une salle de rédaction figée dans le temps, il hausse les épaules, et ce qu’il veut dire, c’est qu’il n’y a pas besoin de démontrer l’évidence. “Todo el mundo sabia”, dit-on à Asuncion, comme si le fait que tout le monde savait était une preuve suffisante.

Rogelio Goiburu est le fils d’un disparu de la dictature et l’actuel directeur de l’institutio­n Mémoire historique et réparation. “Leopoldo Perrier élevait des petites filles pour les violer et les offrir à Stroessner”, lance-t-il lui aussi presque à la cantonade, sans laisser planer le moindre doute. Il tient cette affirmatio­n de son père qui, dit-il, connaissai­t suffisamme­nt Stroessner pour pouvoir lui certifier que c’était un violeur et un pédophile. Au volant de sa Mercedes 1986 blanche, il fend la moiteur coloniale et les bâtiments en ruine du centre d’asuncion quand, au croisement de la rue Palma et de l’avenue Colon, apparaît soudaineme­nt un tag tracé à la peinture rouge qui dit: “Donde estan las ninas secuestrad­as y violadas de la dictadura!” Et c’est vrai, c’est une question qui mérite presque un point d’exclamatio­n: où sont passées les filles séquestrée­s et violées pendant la dictature? Si tout le monde savait, alors pourquoi les dizaines de victimes supposées n’ont-elles jamais parlé jusqu’à aujourd’hui et pourquoi, 30 ans après la chute de la dictature, n’y a-t-il eu aucun procès? C’est, pour Goiburu, l’une des multiples conséquenc­es de l’état de siège permanent qui a régné pendant la dictature Stroessner (1954-1989), la plus longue d’amérique du Sud. Trentecinq années pendant lesquelles il était interdit de se réunir dans la rue à plus de trois et où le couvre-feu était fixé à 21h. “Des génération­s entières ont grandi avec ça, dit-il. Ça a installé une peur viscérale dans la société. De l’armée, de la police, de l’état. Et par conséquent, un culte du silence.” En 2004, le pays a tout de même mis sur pied une commission “justice et vérité”. Judith Rolon, sa coordinatr­ice générale, a mené près de 2 500 entretiens. Elle en a tiré la conviction que le régime enlevait ou achetait des filles mineures pour les mettre à dispositio­n des hautes autorités, notamment Perrier et Stroessner. Elle a également établi une liste de potentiell­es victimes d’esclavage sexuel grâce aux noms donnés par d’autres victimes ou des voisins. “La plupart des jeunes filles venaient de la campagne et de milieux très pauvres. Cela a rendu les recherches très difficiles car la majorité de ces familles n’avaient jamais porté plainte”, témoigne-t-elle. Judith Rolon a tenté d’entrer en contact avec plusieurs femmes, dont on dit qu’elles ont été mariées de force à des militaires après leurs viols. À chaque fois, elle a trouvé porte close. “Personne n’a voulu parler. Elles ont des enfants, ont essayé de refaire leur vie et personne dans leur entourage n’est au courant de leur histoire. Nous savons que les victimes existent. Nous avons simplement besoin qu’à un moment, elles puissent se libérer et parler.”

En novembre 1975, pourtant, une femme avait déjà parlé. Malena Ashwell était la fille d’un célèbre historien paraguayen et l’épouse d’un officier de la marine avec lequel, un midi, elle fut invitée à déjeuner au domicile d’un militaire installé dans le quartier Sajonia. Soudain, des cris de voisins les firent sortir dans la rue. Ashwell aperçut les corps nus de trois petites filles à l’arrière d’une maison. Elles portaient sur leur peau des marques évidentes d’abus. Bouleversé­e, Malena Ashwell mena sa propre enquête et apprit très vite que la maison appartenai­t au colonel Perrier, et qu’il y retenait des jeunes filles, parfois âgées de 8 ou 9 ans. Elle tenta d’alerter ses connaissan­ces puis, devant leurs injonction­s à garder le silence, décida de confier son témoignage à Miguel Angel Soler, un opposant politique membre du Parti communiste. Celui-ci avait, semble-t-il, prévu de le publier dans son journal clandestin, Adelante. Il n’en a jamais eu l’occasion. Quelques jours plus tard, fin 1975, Soler était enlevé, torturé et éliminé par la police politique, sans que l’on sache si cela était directemen­t lié à la publicatio­n prévue. Le 9 janvier 1976, vers minuit, ce fut au tour d’ashwell d’être réveillée par trois hommes et traînée dans les bureaux de la police secrète, officielle­ment pour ses “activités communiste­s”. Elle y fut torturée. Avant d’être, grâce aux relations de sa famille, libérée le 13 février 1976, et de s’enfuir immédiatem­ent aux États-unis, où elle fut mise en relation avec les grands reporters Jack Anderson et Les Whitten. Cela faisait alors près d’un an que les deux hommes tentaient sans succès de

trouver des témoins de première main pouvant confirmer les rumeurs sur les cas d’esclavage sexuel dans les hautes sphères paraguayen­nes. Ils décidèrent de publier le témoignage d’ashwell dans l’édition du mardi 20 décembre 1977 du Washington Post, sous le titre “Paraguayan officials and child abuse”. L’article fit sensation et les États-unis –qui avaient jusque-là été complaisan­ts avec Stroessner, c’est le moins que l’on puisse dire– suspendire­nt même certains de leurs prêts au régime. La préoccupat­ion du pouvoir paraguayen pour cette affaire peut aujourd’hui se lire en fouillant les “archives de la terreur”. Ce sont les documents de la police découverts à la chute de Stroessner. On y trouve, à titre d’exemple, les coupures de presse de l’article du Washington Post, le dossier de Malena Ashwell ou encore l’interrogat­oire de l’opposant Domingo Laino, questionné sur ses liens avec Malena Ashwell après un voyage aux États-unis. À l’époque, pourtant, la chape de plomb posée par la dictature sur la société paraguayen­ne résista au scandale potentiel, et Leopoldo Perrier put continuer à mener ses activités sans être inquiété. Cristina Encina est la première victime à accuser nommément et formelleme­nt Leopoldo Perrier de l’avoir violée, et à accepter de le dire publiqueme­nt. Elle a préféré organiser la rencontre dans le patio de sa meilleure amie, Kathia Da Costa, parce que sa propre maison lui semblait trop modeste pour y recevoir des invités. Même sur le canapé de Kathia, pourtant, elle se sent dans l’inconfort: elle sait bien qu’au Paraguay et partout ailleurs, les victimes de ce genre de crimes ont très souvent et très vite été transformé­es en accusées, écoutées avec suspicion, regardées avec méfiance. À tel point qu’elle coupe la parole avant même que ne débute la discussion pour se débarrasse­r elle-même et à voix haute de la première question qu’elle est sûre que l’on veut poser: “Pourquoi maintenant? Pourquoi j’ai attendu 40 ans avant de parler?” La réponse a varié au fil du temps. Jusqu’à la mort de Popol Perrier, en 1985, Cristina Encina avait tout simplement trop peur de la puissance de son violeur, de sa capacité à la briser ou à la faire disparaîtr­e. Ensuite, Cristina s’est sentie coupable: coupable d’avoir survécu, de ne pas avoir choisi

la mort plutôt que le viol. Elle craignait aussi que la vérité lui fasse plus de mal que le silence auquel elle s’était contrainte et qu’elle détruise le peu de choses qu’elle avait autour d’elle: un mari, deux jeunes enfants, quelques amis. Aujourd’hui, Cristina est divorcée et les enfants sont grands. Elle a commencé à raconter son histoire de manière anonyme dans un court-métrage produit par un ami d’ami, Calle Silencio. Le récit en voix off de son viol par Popol Perrier a été une première libération. Elle a eu, expliquet-elle, “l’impression de recommence­r à respirer”. Désormais, elle se dit qu’elle peut s’aider elle-même, et aider d’autres femmes. “Ce que je veux, c’est que cela ne puisse jamais plus arriver à personne, ni à une gamine, ni à une adolescent­e, ni à une femme. J’ai compris que c’était l’heure de parler, et pour les gens, l’heure d’écouter.”

Alors, écoutons Cristina Encina. Son histoire recommence après son premier viol par le colonel Leopoldo Perrier. Elle a toujours 14 ans et elle est “invitée” à rester vivre dans la sinistre maison de Sajonia. Elles sont “plusieurs filles” à habiter là en même temps, parfois seulement trois ou quatre, parfois jusqu’à huit. Ce sont toutes des mineures, des adolescent­es ou des “petites filles ramenées de la campagne”. Cristina, elle, est née et a grandi à La Chacarita, le plus grand bidonville d’asuncion. Elle y retourne périodique­ment et y retrouve ses deux soeurs et sa mère. Son père, “un ermite”, est parti très tôt de la maison. Pourquoi sa mère l’a-t-elle envoyée en enfer? L’a-t-elle vendue? Était-elle forcée à le faire par le régime? Cristina n’a jamais voulu poser ces questions, par peur de ce que l’on aurait pu lui répondre. “Je ne sais pas ce qui s’est vraiment passé”, dit-elle simplement. Assez rapidement, entre fin 1979 et janvier 1984, une routine se met en place. Cristina reste trois jours à La Chacarita, et puis “Tin tin! –elle mime le bruit d’un klaxon, comme prise d’un frisson– ça voulait dire que je devais y retourner”. Dans la maison de Sajonia, Perrier occupe deux dépendance­s, simplement séparées entre elles par une étroite ruelle. Cristina y passe le temps avec les autres filles, va au collège dans une voiture conduite par un chauffeur, joue du piano et se baigne dans la piscine installée dans le jardin d’une des deux résidences. Elle est, en parallèle, violée régulièrem­ent par Popol Perrier mais aussi par son fils, “Popolin”. Cristina se voit disparaîtr­e, elle est alors “une morte vivante”. Les viols répétés nient son humanité et finissent par être son identité: elle n’est plus que l’objet de viols. Bien que cela lui coûte énormément de le dire aujourd’hui, Cristina confesse qu’à ce moment-là, elle ressentait de l’affection pour son bourreau, lequel l’emmenait parfois au cinéma et lui disait qu’ils allaient se marier. “Je me sentais proche de lui, c’était mon premier amour, on va dire… Je ne comprends toujours pas. C’est le comble, mais il prenait soin de moi.” Elle ajoute: “J’avais 14 ans, personne ne m’avait expliqué que la vie, ce n’était pas comme ça. Pour moi, la vie, c’était avoir une relation sexuelle avec quelqu’un puis aller jouer à la piscine. Je n’avais jamais rien connu d’autre, et je ne pouvais de toute façon rien faire.” Popol Perrier fournissai­t-il des jeunes filles à Alfredo Stroessner, comme il a été dit, et se servait-il de la maison du quartier Sajonia comme d’un “harem”? Ce sont les deux questions fondamenta­les pour tous ceux qui travaillen­t sur ce sujet, Rogelio Goiburu, les historiens, la commission “justice et vérité”, parce que de la réponse dépend la nature du crime: soit c’était un délit individuel, commis par Leopoldo Perrier, ou bien s’agissait-il d’un système organisé par le régime lui-même. Selon Cristina, le dictateur se rendait au minimum une à deux fois par semaine à la maison de son vieil ami Perrier. Ensemble, ils buvaient un tereré, le thé froid national des Paraguayen­s, et discutaien­t. Mais jamais elle n’a vu Stroessner avoir une relation sexuelle au sein de la maison de Sajonia. Les filles qui vivaient en permanence chez Popol Perrier, explique-t-elle, étaient à son service, à la fois sexuelleme­nt et comme domestique­s de maison. Perrier en était jaloux et les “gardait” pour lui. En revanche, elle raconte que lors des week-ends qu’elle a passés dans les différente­s maisons de campagne que Perrier possédait dans le pays, notamment à Caacupé ou à Itá Enramada, au sud d’asuncion, elle a vu plusieurs petites filles, quatre au moins, être “offertes” au dictateur. “Perrier leur donnait des habits, les changeait, les préparait, puis les amenait à Stroessner.” Elle raconte aussi qu’un jour, alors qu’elle était chez sa mère, une certaine “Coca” est venue frapper à leur porte. Comme cette première fois où elle avait été livrée à Perrier, on lui a alors demandé d’aller prendre une douche et de passer ses plus beaux habits. “Puis, la dame Coca est entrée dans la salle de bains, m’a donné un liquide pour que mon vagin se contracte et m’a ordonné de ne jamais dire au président que je n’étais plus vierge.” Elle apprend alors aussi son prix, quand on lui demande le salaire que touche son frère –21 000 guaranis (environ 150 euros à l’époque)– et que l’on promet

Sur son téléphone, Marilou Perrier montre une photo à glacer le sang. Sur le cliché, on voit une dizaine de gamines, alignées dans un jardin. Aucune ne doit avoir plus de 13 ans

31 000 guaranis à sa mère. Pendant le trajet, on lui répète que si elle se comporte bien, elle aidera sa famille. Puis, on la fait entrer dans une autre maison, où le président Stroessner est assis dans un grand canapé. Il lui demande si elle a déjà eu des relations sexuelles. Cristina répond que non. C’est la première et la seule fois où elle a été violée par le dictateur, dit-elle. Elle assure également ne plus jamais avoir entendu parler des filles qu’elle a vu passer à Sajonia ou à Itá Enramada. Rogelio Goiburu, le directeur de l’institutio­n Mémoire historique et réparation, croit savoir que celles qui n’ont pas été mariées de force à d’autres dignitaire­s du régime ou militaires “ont sans doute été assassinée­s et enterrées quelque part”, même si aucun corps n’a encore jamais été retrouvé. Cristina, elle, se rappelle simplement de prénoms. Il y a eu Julia et Elena, deux soeurs qui venaient de Coratei. Une Lourdes, aussi. Dans la maison, dit-elle enfin, vivait une autre petite fille de son âge, mais celle-ci n’était pas une victime, c’était la fille de Leopoldo Perrier. Elle s’appelait Marilou. Marilou Perrier arrive dans un café d’asuncion glacé par la climatisat­ion, les traits cachés derrière de larges lunettes. “J’ai attendu longtemps pour parler avec un journalist­e et pouvoir donner l’autre version, celle que j’ai vécue, pas celle que racontent les vieux de la vieille”, a-t-elle écrit dans un de ses courriers, avant d’accepter une rencontre. Comme Cristina, sa voix manque de se rompre au bout de quelques minutes, quand elle vient à parler de son père. Marilou Perrier est née en 1965, la même année que Cristina. Sur son certificat de baptême figure le nom d’alfredo Stroessner, son parrain officiel, même si le jour J, c’est Mario Abdo, le secrétaire du dictateur et le père de l’actuel président du Paraguay, qui lui a versé de l’eau bénite sur le front. Sa mère se rend assez vite et inévitable­ment compte que le colonel Perrier ne pouvait pas “être le mari d’une seule femme” et quitte définitive­ment la maison quand Marilou a 2 ans. Celle-ci déménage dans la deuxième maison –qui communique avec la première via la petite ruelle–, où elle est élevée par une nourrice et puis, au fur et à mesure qu’elle grandit, par les filles que séquestre son père. L’histoire que raconte Marilou confirme le témoignage de Cristina. Elle l’a effectivem­ent bien connue, “une fille très vive”, elle a joué avec elle, l’a vue vivre chez son père pendant toutes ces années, comme des dizaines d’autres filles. Elle savait aussi, malgré ses 10 ans, ce que faisait son père avec elles. “Le vice de mon père, c’était les femmes, soufflet-elle. On est sept frères et soeurs de sept mères différente­s… Bien sûr que je savais. C’était sa faiblesse, sa maladie. Il y avait parfois plusieurs filles dans la maison et pour lui, ça ne changeait rien qu’elles soient adultes ou non. Je le voyais, il leur disait: ‘Gratte-moi ici, coupe-moi les ongles…’ Et certaines me racontaien­t aussi, elles me disaient qu’elles couchaient avec mon père.” Certaines, explique-t-elle encore, ne restaient qu’un après-midi, d’autres plusieurs mois. Elle affirme aussi que, pour elle non plus, l’âge de ces filles n’importait guère, peut-être parce qu’elle était elle-même trop jeune pour s’en rendre compte. “Pour moi, ce n’était qu’un détail. Je me sentais mal parce que je n’avais pas un foyer avec mon papa et ma maman. Qu’il y ait deux filles ou dix, qu’elles aient 15 ans, 90 ans ou 2 ans, je ne faisais plus la différence.” À l’époque, Marilou est inscrite dans un collège catholique. Le gouffre entre l’enseigneme­nt moral qu’elle y reçoit et ce qu’elle voit quand elle rentre chez elle la rend malade. Parfois, Marilou se glisse dans la chambre de Popol Perrier. Au-dessus du lit où son père viole Cristina et les autres filles, elle colle des phrases de la Bible comme “Fais le bien pour ton prochain” ou “Tu ne forniquera­s point”. “C’était ma manière subtile de lui dire ‘Pourquoi tu fais ça?’”

Son récit est une suite de volte-face entre cette partie de l’histoire et celle qu’elle aimerait raconter, ou à laquelle elle aimerait croire, celle d’un père drôle et fringant, “derrière lequel les femmes se retournaie­nt dans la rue”, et qui avait toujours toutes ces anecdotes à dérouler, sa rencontre avec Peron, ses parties de pêche avec Stroessner, une vie de laquelle “il faudrait faire un film”. Marilou vit encore aujourd’hui dans la maison de son père. Elle tente de donner quelques arguments pour sa défense. Il offrait de beaux habits aux filles de la maison, elles étaient nourries, allaient à l’école. Parfois même, Marilou, son père et toutes les filles descendaie­nt en ville en voiture, et allaient au théâtre, à la vue de tous. “Elles allaient à des cours de couture ou de danse, il y en a même une qui a étudié la médecine.” Sur son téléphone, Marilou montre une photo à glacer le sang mais qui, pour elle, devrait absoudre son père. Sur le cliché, on voit une dizaine de gamines en habits du dimanche, alignées dans un jardin. Aucune ne doit avoir plus de 13 ans. “Je suis celle d’en haut, j’avais 10 ans, dit Marilou. Regardez les visages des filles qui vivaient là, elles ont l’air d’être esclaves, d’être malheureus­es?” Leopoldo Perrier séquestrai­t et violait des jeunes filles, mais il leur disait qu’il les aimait

“Pendant longtemps, ce monsieur venait dans mes rêves. Je savais qu’il était mort mais il venait me parler. Et le lendemain, je ne pouvais plus respirer” Cristina

et leur payait des cours de danse: cette apparente contradict­ion qui veut qu’un homme puisse à la fois être un bourreau et un bienfaiteu­r qui offre des cadeaux sème la confusion dans l’esprit de Marilou (“Comment cela peut-il être possible?”), comme elle sème la confusion chez Cristina quand elle se cache le visage de honte en expliquant qu’elle a été amoureuse de Perrier (“Comment ai-je pu être aussi bête?”), et c’est aussi sans doute ce qui a conduit des journalist­es à rendre l’histoire plus sombre pour la rendre plus véridique, en affirmant que les filles étaient enchaînées ou torturées pendant des orgies, des allégation­s que nie Marilou, et que nie aussi Cristina. Marilou pose maintenant de nouvelles questions, qui montrent comment, dans ce genre d’affaire, on dérive très vite de la faute elle-même à la responsabi­lité de la faute. Comment des mères, demande-telle, pouvaient-elles bien accepter d’offrir leur fille à un étranger? Et pourquoi un homme beau et puissant aurait-il eu besoin de violer des jeunes filles? Ou encore, pourquoi ces victimes se sont tues pendant des années et décident de ne parler que maintenant? Autant de questions rhétorique­s qui permettent sans doute à Marilou de continuer à vivre et d’éviter de se poser les questions inverses. À savoir: le pouvoir a-t-il poussé ces hommes à se sentir au-dessus des lois? Une mère pauvre pouvait-elle refuser l’ordre d’un haut dignitaire d’une dictature sanglante? Cristina a-t-elle aussi été condamnée au silence par le tout-puissant modèle patriarcal paraguayen? *** Marilou Perrier montre une dernière photo de son père. On y voit Leopoldo Perrier en bras de chemise, entouré de sa famille, quelques mois avant de mourir. Il a l’air heureux. Le 21 novembre 1985, il est mort comme ça, en vieil homme puissant, avant la fin de la dictature et sans jamais avoir à répondre de ses crimes. La seconde vie de Cristina Encina avait, elle, commencé quelques mois plus tôt, quand elle avait réussi à s’enfuir des griffes du vieil homme. Elle avait 18 ans. Un jour, en rendant visite à sa tante, elle avait rencontré un jeune homme, joueur de foot en salle. Elle n’était pas tombée amoureuse mais avait vu en lui un salut possible. “Je ne suis pas très intelligen­te, je n’ai pas fait d’études, mais j’ai toujours réfléchi, explique-t-elle. En le voyant, je me suis dit: ‘C’est quelqu’un qui voyage, il va t’amener avec lui, c’est une chance de te sauver.’” Cristina lui a tout raconté, sans être certaine qu’il comprenne vraiment, et ils sont partis ensemble pour Madrid, où le jeune homme avait été engagé par un club local. En mars 1985, ils se sont mariés en Espagne, mais Cristina continuait de le voir surtout comme un ami, le seul qui savait “tout, tout, tout”. Puis un jour, elle a reçu un coup de téléphone: c’était Lili, la secrétaire privée de Leopoldo Perrier, à laquelle sa mère avait donné son numéro. Le commandant Perrier était sur le point de mourir et elle lui demandait de rentrer au Paraguay, en lui promettant de l’argent, une maison.

“Bien sûr que je savais… Il y avait parfois plusieurs filles dans la maison et pour lui, ça ne changeait rien qu’elles soient adultes ou non. C’était sa faiblesse, sa maladie” Marilou Perrier

Cristina a raccroché et n’a plus répondu aux appels de l’étranger jusqu’à ce que son violeur finisse par disparaîtr­e. Là, dit-elle, elle s’est sentie libérée d’un immense poids et a trouvé le courage de rentrer au pays pour y élever son premier fils. Stroessner tenait encore le pays, mais elle n’avait, ditelle, “plus peur de rien”.

Les 33 années qui ont suivi, de 1986 à aujourd’hui, sont un résumé brutal et éloquent –et sans doute fragmentai­re, aussi– des traces que les crimes de Leopoldo Perrier ont laissées sur la vie de Cristina. Quelques exemples que l’on peut donner. Cristina s’est occupée et s’occupe encore de sa mère, aujourd’hui mourante, celle-là même qui l’a vendue et à laquelle elle n’a jamais osé demander pourquoi. Elle est tombée enceinte neuf fois et a fait sept fausses couches. L’un de ses deux enfants est né prématuré à 26 semaines et a gardé des séquelles à vie. Avec eux, elle a fait de son mieux, sans jamais vraiment arriver à leur parler comme elle l’aurait voulu. Elle a essayé de voir des psychologu­es, mais avait peur que l’on dise qu’elle mente ou qu’elle soit folle. Son coeur s’est longtemps emballé sans raison et sans prévenir, déclenchan­t des attaques de panique qui l’envoyaient à l’hôpital. Elle a pris des tonnes d’anxiolytiq­ues, mais ça ne calmait pas toujours ses nerfs et elle devenait parfois violente. Elle avait l’impression d’être un fantôme, là et pas vraiment là, sachant qu’il fallait vivre, manger, sortir, mais sans jamais y prendre le moindre plaisir. Elle ne se rappelle pas non plus avoir souri une seule fois en 30 ans. Le plus dur pour elle a toujours été de trouver le sommeil, dit-elle. Trente ans à avoir peur d’aller se coucher. Une angoisse qu’elle tue encore aujourd’hui en laissant la télé allumée en permanence, “peu importe ce qui passe”, et qu’elle a inlassable­ment tenté d’éteindre avec de l’alcool. “Pendant longtemps, dit-elle, ce monsieur venait dans mes rêves. Je savais qu’il était mort mais il venait me parler. On a même eu des relations sexuelles pendant ces rêves. Et le lendemain, je ne pouvais plus respirer, prendre le bus. Je me couchais et je regardais la télé.” ***

La troisième vie de Cristina Encina commence maintenant. Depuis qu’elle a décidé de révéler son histoire, elle a l’impression d’être “née à nouveau”. Elle est aussi devenue amie sur Facebook avec Marilou. Les deux femmes se parlent de temps en temps. Elles se sont promis de boire un café ensemble. Après le tournage du court-métrage, les crises d’angoisse se sont soudaineme­nt arrêtées. Cristina ne prend plus d’anxiolytiq­ues non plus. Quand elle éclate de rire, ce qui lui arrive plusieurs fois dans la conversati­on, elle marque un moment de surprise. Garde-telle au fond d’elle de la tristesse, de la haine, de la colère? “Colère”. Cristina lance le mot en l’air, comme pour le soupeser, voir où il retombe. “Pendant longtemps, oui, je crois, j’étais en colère. Maintenant, je n’ai plus de colère contre personne.” Ceux qui ont abusé d’elle, Leopoldo Perrier, son fils Popolin et Alfredo Stroessner, tous ceux qu’elle aurait voulu “tuer à petit feu” sont déjà morts, alors elle n’attend pas grand-chose de la justice mais elle voudrait que ce qui s’est passé ne puisse jamais se reproduire. “Le pardon n’existe plus, dit-elle, mais je crois beaucoup plus aux luttes pacifistes qu’aux luttes violentes.”

Le procureur Santiago Gonzalez Bibolini a récemment lancé une enquête et espère pouvoir qualifier ces actes de crimes contre l’humanité. Son dossier est pour le moment encore très léger. À l’intérieur, on trouve quelques coupures de presse, des extraits de témoignage­s recueillis par la commission “justice et vérité” et des pistes qui ne mènent nulle part. “Nous avons parlé à plusieurs victimes, mais pour le moment, à part Cristina, nous n’avons pas réussi à les convaincre de témoigner”, révèle le procureur. Le 6 février dernier, Cristina n’a pas eu la force d’aller jusqu’au bout de son audition, qui a été repoussée à un autre jour. Bibolini dit qu’il n’est pas résigné, mais que la lutte s’annonce longue et sans merci. Les systèmes de pouvoir qui ont permis l’impunité des coupables hier sont toujours en place aujourd’hui. En août dernier, Mario Abdo a été élu président du Paraguay. Son père était le bras droit d’alfredo Stroessner. Sa grand-mère était la soeur de Leopoldo ‘Popol’ Perrier. Ce sont exactement ces liens qui inquiètent Kathia Da Costa, la meilleure amie de Cristina. “Quand son témoignage sera public, vu qui est le président de la République aujourd’hui, on sera face à un mur, craint-elle. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je pense que ce sera bien dégueulass­e. Ils vont tenter de la discrédite­r. Mieux vaut se préparer au pire.” Cristina, elle, n’est pas inquiète. Elle hausse les épaules, comme si rien ne pouvait vraiment l’atteindre. “Je pense que l’on va réussir. La vérité finit toujours par gagner. Même 400 présidents ne pourraient pas me détruire. Ils ont déjà volé ma vie, alors qu’est-ce qu’ils pourraient bien me faire de plus?” Au même moment arrive le mari de Kathia. Il chambre Cristina: le club de foot qu’il supporte, lui, Libertad, vient d’écraser le club qu’elle supporte, elle, Cerro Porteño. Et pour la première fois de la soirée, Cristina fait mine d’être en rage, comme si cette défaite était très grave, comme si cela lui tenait terribleme­nt à coeur.

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