Society (France)

Mais qui es-tu, Temir Porras?

- PAR PIERRE-PHILIPPE BERSON, À MADRID PHOTOS: JACOBO MEDRANO POUR SOCIETY

Alors que le Venezuela s’enfonce chaque jour davantage dans la crise, un homme attire l’attention: Temir Porras, ancien bras droit de Maduro, camarade de promo de Macron à L’ENA et proche de Jean-luc Mélenchon. Que veut-il? Qui est-il? On l’a rencontré.

Le Venezuela part en toupie et un homme est bien placé pour décrypter la débâcle: Temir Porras. Ancien bras droit du président Maduro, camarade de promo d’emmanuel Macron à L’ENA, un temps proche de Jean-luc Mélenchon, il est l’homme qui a rendu le chavisme sexy en France. De quoi jouer aujourd’hui les sauveurs de son pays? Rencontre.

Jeune conseiller diplomatiq­ue d’hugo Chavez, Temir Porras bûche dans un petit bureau du palais présidenti­el de Miraflores, à Caracas. Il écrit des notes, noircit des analyses comme on lui a appris à le faire à Sciences Po, dont il est tout juste diplômé. Ce 11 avril 2002, pourtant, la science politique se transforme en une science dure. Pas celle des amphis et des lectures de Raymond Aron, plutôt celle des mitraillet­tes et des coups de botte dans les portes. Un putsch à l’ancienne, avec snipers et assassinat­s, est en cours au Miraflores. Un coup de la droite vénézuélie­nne. Hugo Chavez est arrêté, exfiltré. Temir, avec ses bouclettes et ses lunettes rondes d’étudiant, baisse la tête, se planque sous son bureau pour éviter les balles. “Ça courait dans les couloirs, on entendait des tirs, les chefs disparaiss­aient, le pouvoir se délitait”, rejoue-t-il aujourd’hui. Sur le coup, les médias internatio­naux évoquent pudiquemen­t des “événements” et des “troubles”. Le jeune conseiller a pour mission de passer des coups de téléphone pour informer le monde que c’est plus grave que ça et mettre un mot cru sur le bordel ambiant: Chavez est en train d’être renversé, victime d’un coup d’état. Le jeune Porras sort de son tiroir une liste de personnali­tés. Son premier appel sera pour l’intellectu­el américain Noam Chomsky. Il tombe sur son répondeur et laisse un message: “Monsieur le professeur, sachez qu’il y a un coup d’état. Il est important que des voix comme la vôtre se manifesten­t.” Puis, il fait jouer ses contacts en France, Le Monde diplomatiq­ue et Radio France en tête. Finalement, le putsch est manqué. Quelques heures après son départ forcé, Hugo Chavez revient au pouvoir. Temir Porras se remet à plancher sur ses notes diplomatiq­ues, mais pas pour longtemps. Quelques semaines plus tard, la politique, l’autre, celle des joutes feutrées et langagière­s, le rattrape. Il est admissible à L’ENA. Il rentre en France, passe l’oral, le réussit et intègre la prestigieu­se institutio­n. Lors de sa rentrée en septembre au sein de la désormais célèbre promotion Senghor, aux côtés d’emmanuel Macron, Temir Porras

et son expérience picaresque excitent les sages élites françaises assises à ses côtés. “Il avait senti souffler le vent chaud de l’histoire”, lâche, encore admiratif, Gaspard Gantzer, ancien conseiller en communicat­ion de François Hollande et camarade de promo. “J’ai passé les trois premiers mois à refaire la scène, rigole Porras, avec le recul. Ils me demandaien­t tous: ‘Alors, le coup d’état, c’est quoi cette histoire? C’était comment? Tu n’as pas eu peur?’”

Seize ans plus tard, le bordel du palais présidenti­el s’est généralisé à tout le pays. Depuis la mort d’hugo Chavez en 2013, le Venezuela s’est enfoncé dans une mouise sans fond. Quelques chiffres pour le rappeler: l’an dernier, l’inflation a culminé à 1 370 000%, une large partie de la population souffre de malnutriti­on et plus de trois millions de Vénézuélie­ns –sur près de 32 millions d’habitants– ont fui leur pays. À cela s’ajoute une embrouille institutio­nnelle, avec deux présidents. L’un, Nicolas Maduro, réélu mais contesté. L’autre, Juan Guaido, autoprocla­mé chef d’état par intérim et reconnu par les États-unis et une dizaine d’autres pays. Cette fois-ci, Temir Porras n’a pas besoin d’appeler Noam Chomsky pour faire savoir à la communauté internatio­nale que son pays va mal. Il a quitté son petit bureau du Miraflores depuis longtemps. Mais vit toujours à Caracas. D’ailleurs, il y retourne ce soir. Lorsqu’on le rencontre ce vendredi 15 février, il est en transit à Madrid, après avoir atterri en provenance d’allemagne le matin même. Son vol repart dans la nuit. Désormais âgé de 45 ans, Temir Porras reçoit dans le bar d’un hôtel du quartier de Chueca autour d’un bol de chips salées et d’une bouteille d’eau gazeuse. Habillé d’une veste sombre et d’un petit pull col en V, il ressemble à un cadre exécutif en tenue détente du vendredi. Ça tombe bien, c’est ce qu’il est. Le reste de la semaine, Porras travaille désormais comme consultant en finance, entre autres pour la banque Rothschild, sur des questions de rééchelonn­ement de dettes. Depuis que la crise vénézuélie­nne s’est intensifié­e, on l’entend aussi ici et là –sur CNN, dans le Guardian, Le Journal du dimanche ou Les Échos– dégommer l’incompéten­ce du président Maduro: “Gestion désastreus­e”, “pas à la hauteur”, “le statut quo n’est pas tenable”. L’énarque prône le dialogue: refus de l’aide humanitair­e, rejet du président par intérim, Juan Guaido, qu’il considère comme “une création des États-unis et de la droite dure vénézuélie­nne, qui veulent en faire un Obama latino”, et conciliati­on entre modérés des deux camps, chavistes et opposition. Presque un programme?

Avec Fidel Castro et Sean Penn

S’il arbore aujourd’hui les habits neufs du possible sauveur, Temir Porras a longtemps porté le t-shirt rouge de la révolution chaviste. Il fut même l’un des hommes les plus puissants du régime. Entre 2007 et 2013, il a été le bras droit de Nicolas Maduro, quand ce dernier était le ministre des Affaires étrangères d’hugo Chavez. Son éminence grise, à la fois chef de cabinet et vice-ministre. Une fois Maduro devenu président au printemps 2013, Porras, même s’il n’occupe aucun poste ministérie­l, reste son principal homme de confiance. L’alliage entre l’intellectu­el surdiplômé (Sorbonne, Sciences Po, ENA, London School of Economics, New York University) et l’autodidact­e, ancien chauffeur de bus, a de quoi surprendre. D’autant que Maduro est partisan d’une politique à spectacle peu regardante sur le protocole. Il le prouve lors de son voyage officiel en France, en juin 2013. Logé à l’hôtel Lutetia, le nouveau président vénézuélie­n doit se rendre au Salon du Bourget. Plutôt que de se faire conduire dans une voiture avec chauffeur, Maduro décide de prendre lui-même le volant, histoire de montrer qu’il est l’homme aux manettes de son pays. Problème numéro un, il ne connaît pas la route. Problème numéro deux, la voiture n’est pas assurée. “Temir a dû s’amuser à ses côtés... Et a dû en avaler, des chapeaux”, rigole un diplomate. Le jeune conseiller passe outre, pourtant. Étant l’un des rares fonctionna­ires chavistes parfaiteme­nt trilingues, sa carrière avance très vite. Il noue des partenaria­ts stratégiqu­es avec la Chine et la Russie, qu’un ancien ambassadeu­r européen en poste à Caracas juge “vitaux”: “Sans ces aides de Moscou et Pékin, le régime de Maduro se serait déjà effondré.” Catapulté à la tête du Fonden, le fonds souverain qui gère la question pétrolière, et du Bandes, la banque de développem­ent, le jeune énarque devient l’un des personnage­s clés du régime: il dirige le fonds censé faire fructifier la manne pétrolière de PDVSA, la compagnie pétrolière nationale, le Venezuela détenant les premières réserves mondiales. “J’ai eu la chance de travailler dans des équipes restreinte­s autour de décideurs. C’est rare. Dans une constellat­ion de pouvoir, très peu de gens savent ce que le dirigeant pense. Moi, j’en faisais partie”, frime-t-il aujourd’hui, en ajustant son châle couleur pastel.

“TEMIR ÉTAIT EN CONTACT ÉTROIT AVEC NOUS ET AVEC JEAN-LUC MÉLENCHON. IL COORDONNAI­T SES VOYAGES SUR PLACE À L’ÉPOQUE DU PARTI DE GAUCHE”

Djordje Kuzmanovic, ancien de La France insoumise

Durant ses années à la tête du Venezuela, Hugo Chavez avait noué des partenaria­ts avec des pays frères. C’était l’une de ses priorités. Souvent, Temir Porras était là. À Cuba, il échange avec Fidel Castro et s’offre un petit selfie avec le Lider Maximo. Il se montre aussi à l’aise avec des personnali­tés comme Sean Penn. L’acteur américain fait campagne à Caracas pour la réélection de Chavez en 2012, avec lunettes de soleil et discours en anglais. Temir Porras est à la traduction. Mais c’est encore en France que ce lobbying trouve son écho le plus retentissa­nt. Notamment auprès de Jeanluc Mélenchon, fervent admirateur du socialisme à la vénézuélie­nne. “Temir était en contact étroit avec nous et avec Jean-luc. Il coordonnai­t ses voyages sur place à l’époque du Parti de Gauche”, confirme Djordje Kuzmanovic, ancien conseiller aux affaires internatio­nales de La France insoumise tombé en disgrâce il y a quelques mois. Le jeune Vénézuélie­n bardé de culture française éblouit pourtant bien au-delà des cercles restreints de la gauche de la gauche. “C’est l’un des plus beaux cerveaux qu’il m’ait été donné de voir”, s’émerveille un ancien député français écolo. Résultat de cet intense travail de réseautage, le régime de Chavez trouve en France des relais plus nombreux que partout ailleurs en Europe. “En Espagne, un parti comme Podemos revendique une inspiratio­n chaviste mais en France, l’éventail politique admiratif du chavisme est bien plus large. Cela va du trotskisme au gaullisme. Les sympathies vont jusqu’à Dupont-aignan, qui a rendu hommage à Chavez après sa mort, détaille Fabrice Andréani, doctorant en sciences politiques à l’université Lyon 2 et spécialist­e du Venezuela. Temir Porras n’est pas étranger à cela. Dans les milieux diplomatiq­ues, il est connu comme un homme raisonnabl­e, à qui l’on peut parler.” Si aujourd’hui, plus grand monde ne se rend en pèlerinage idéologiqu­e à Caracas, à l’époque, Temir Porras participe à la création d’une “French Connection” au Venezuela. Lorsque Hugo Chavez, peu avant sa mort le 5 mars 2013, désigne Nicolas Maduro comme successeur, l’entourage de ce dernier fait appel à l’agence Havas pour piloter sa campagne. Gilles Finchelste­in, directeur des études de la firme, vient spécialeme­nt de Paris pour conseiller le candidat chaviste. Il est accompagné d’un jeune stratège de 26 ans, Ismaël Emelien. Le même qui deviendra par la suite le conseiller en communicat­ion d’emmanuel Macron à Bercy avant de le suivre à l’élysée, jusqu’à son tout récent départ, annoncé le 11 février dernier. Contactés, les deux hommes refusent aujourd’hui de s’exprimer sur leur mission à Caracas. Et aussi sur l’autre frenchy discrèteme­nt venu au secours du chavisme: Matthieu Pigasse. L’associé de la banque Lazard a alors pour mission de redresser les comptes publics vénézuélie­ns. À l’époque, cet afflux d’experts venus de l’hexagone agace l’aile dure du chavisme. Mario Silva, animateur de télévision influent, qualifie ainsi Temir Porras de “traître” et l’accuse de dévoyer la révolution chaviste en la transforma­nt en “show à la Super Sabado Sensaciona­l”, un programme télévisé, sorte de Plus Grand Cabaret du monde version latino. L’accusation est inédite pour Temir Porras, qui jusqu’ici n’avait soulevé qu’admiration et encouragem­ents. Ou presque.

“Un apparatchi­k du régime”

Issu de la classe moyenne de Caracas, Temir Porras se distingue très vite par ses excellents résultats scolaires, qui lui valent une bourse d’études en France au milieu des années 90, à Montpellie­r puis à Nancy. Il milite ensuite dans différente­s associatio­ns écologiste­s et de gauche. Passionné d’histoire, il collabore à la revue Histoire et Société de l’amérique latine et cosigne deux articles avec Véronique Hébrard, spécialist­e du Venezuela à l’université Lille 3. La sagacité du jeune étudiant fait l’admiration de toute l’équipe. Mais cette complicité vole en éclats après le coup d’état manqué de 2002. “On a eu une engueulade. Il nous disait que l’on était des sales bourgeois et que l’on ne comprenait rien. Il a basculé dans un chavisme radical. C’était curieux, vu la finesse de ses analyses. Il est ensuite devenu un apparatchi­k du régime.” Aujourd’hui, Véronique Hébrard confie ses doutes sur le personnage: “Actuelleme­nt, il s’enrichit dans la finance. Éthiquemen­t, je ne sais pas comment on fait pour défendre le chavisme tout en travaillan­t pour des grandes banques internatio­nales… Ce n’est pas comme ça que je conçois l’engagement politique.” Face à ces contradict­ions, Temir Porras réplique, avec le calme et la froideur du langage diplomatiq­ue appris à L’ENA: “Ce qui me passionne, c’est la souveraine­té

des pays du Sud, leur accès au financemen­t. C’est pour cela que je travaille au rééchelonn­ement de la dette.” Au Venezuela aussi, la critique gronde à son encontre. Là-bas, son aventure en politique s’est assez vite –et mal– terminée. En septembre 2013, en voyage officiel à Pékin pour renégocier la dette, Porras reçoit un appel de Nicolas Maduro, qui le tance à 3h du matin: “T’es où? Pourquoi tu n’es pas à Caracas? Tu te prends pour un banquier maintenant?” À son retour, le jeune conseiller est limogé. Il paie un désaccord avec les radicaux du régime, partisans d’un maintien du contrôle de change. Cette décision serait, à l’écouter, à l’origine du désastre économique actuel. “C’est ce mécanisme qu’il fallait réformer. Aujourd’hui, les Vénézuélie­ns ont faim, non pas parce qu’il n’y a pas de bouffe, mais parce que la bouffe est trop chère”, fulmine-t-il. Autre interrogat­ion: jusqu’à quel point Temir Porras a-t-il pu sortir indemne de l’exercice du pouvoir au Venezuela? Le pays, écrasé par la corruption, pointe à la 169e place au classement de Transparen­cy Internatio­nal. Plusieurs personnes de haut niveau ont été éclaboussé­es. Ainsi, Alejandro Andrade, ancien garde du corps d’hugo Chavez, aurait détourné à lui seul plus d’un milliard de dollars. “Le régime est plein de personnage­s interlopes, d’officiels qui demandent des Légions d’honneur en échange de contrats, avec des sommes faramineus­es en jeu. Jusqu’où Temir a-t-il pu résister? C’est dur d’être Saint-just quand on est entouré de pourriture­s. Si vous restez pur, vous passez au minimum pour un con”, persifle un ancien ambassadeu­r européen. Une fois encore, l’intéressé a la parade et jure être resté intègre.

Il reste encore une autre question, plus mystérieus­e que toutes: pourquoi Temir Porras reste-il à Caracas? Le Venezuela est aujourd’hui le pays le plus violent du monde, avec 81 homicides pour 100 000 habitants, devant le Honduras ou le Salvador. L’ancien conseiller a les moyens, et les contacts, pour fuir et installer sa famille en lieu sûr. Mais il continue d’habiter la capitale vénézuélie­nne, à Baruta, un arrondisse­ment bourgeois de l’est pourtant acquis à l’opposition et haineux à l’égard des chavistes, et où il est “détesté par [s]es voisins”, raconte-t-il. Alors? Est-ce le patriotism­e qui le fait rester? Ou l’ambition politique? Un observateu­r: “Temir est en campagne. Il veut incarner un courant anti-maduriste dans le chavisme. Il pense à un Thermidor, une révolution de palais.” Rami Adwan, actuel ambassadeu­r du Liban en France et camarade de promo à L’ENA, regarde par là lui aussi. Mais prévient: “Temir est promis à vivre une vie de grand. Un destin à la Macron, pourquoi pas? Mais le Venezuela, ce n’est pas la France. Il ne suffit pas de dépasser le clivage droite-gauche pour devenir président.” Sans compter que les mitraillet­tes ne sont jamais loin.

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Avec Sean Penn et Nicolas Maduro. Ci-dessous, avec Fidel Castro.
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