Society (France)

La voix des femmes sans voix

Elena Gorolová, travailleu­se sociale tchèque, fait partie, selon la BBC, des “100 personnali­tés féminines les plus inspirante­s de 2018” pour sa lutte contre les stérilisat­ions forcées des femmes roms en République tchèque. Rencontre à Prague.

- – LÉONOR LUMINEAU

On dit que la nature est bien faite et que le cerveau des femmes “oublie” la douleur intense de l’accoucheme­nt. Elena Gorolová, elle, se souvient “encore et à jamais” de la souffrance éprouvée lors de son passage à la maternité. Maintes fois, elle a rejoué la scène dans sa tête. À l’époque, Elena vit à Ostrava, ancienne cité minière et troisième plus grande ville de République tchèque, comme de nombreux Roms. Elle est ouvrière dans l’industrie sidérurgiq­ue, mariée, mère d’un premier garçon et enceinte du second. Un soir, les contractio­ns arrivent. Direction l’hôpital. Ce qui aurait dû être un des plus beaux jours de sa vie se transforme en cauchemar. Elle en ressortira détruite. Après la naissance de son bébé par césarienne, les médecins la stérilisen­t. Alors qu’elle est endormie sous anesthésie, la chirurgien­ne sectionne ses trompes de Fallope. Sans lui demander son avis. C’est au réveil, à l’occasion d’une simple visite de contrôle, qu’elena apprend qu’elle ne pourra plus jamais avoir d’enfant. Elle avait 21 ans et le rêve d’avoir un jour une petite fille.

Vingt-huit ans plus tard, c’est encore un traumatism­e. “Et il le restera jusqu’à la fin de mes jours, je ne m’y ferai jamais”, explique-t-elle, grave, installée à une table

de l’institut français de Prague. Elle y est invitée à raconter son histoire le soir même, à la troisième édition de La Nuit des idées. Car depuis 1991 et ce drame, elle est devenue la voix de centaines de femmes roms, victimes comme elle de stérilisat­ion non consentie. “J’étais seule en salle d’accoucheme­nt, dans un état de souffrance intense, les contractio­ns ne me laissaient aucun répit, raconte-t-elle. Une infirmière m’a apporté deux feuilles à signer. Sur l’une, je devais indiquer le nom de l’enfant. Sur l’autre, signer pour ‘l’opération’. J’avais tellement mal que je ne les ai même pas lues, j’ai fait confiance au personnel médical comme tout le monde aurait fait, et j’ai signé.” Sauf que la feuille en question est en fait une autorisati­on de stérilisat­ion. “On m’a trompée, personne ne m’a expliqué ce que j’étais en train de signer. D’ailleurs, je ne connaissai­s même pas ce mot.” Plus tard, elle se rend avec son mari aux services sociaux pour demander des explicatio­ns et un dédommagem­ent. “On s’est fait jeter comme des malpropres”, dit-elle. Elena raconte la suite: “Dans la culture rom, avoir des enfants est très important, et être stérile une honte. J’étais angoissée, j’avais peur que mon mari pense que la demande de stérilisat­ion venait de moi. Quand ses amis lui demandaien­t pourquoi on ne faisait pas un troisième enfant, il ne disait rien, mais quand il rentrait, il se mettait parfois en colère contre moi.” Le couple encaisse, et essaie d’oublier en s’occupant de ses deux petits garçons.

“Les femmes craignaien­t des représaill­es”

Jusqu’à ce jour de 2005, où Elena apprend à la télévision que des femmes roms affirmant avoir subi des pratiques similaires se réunissent dans l’associatio­n Vzájemné soužití (“Vivre ensemble”). La jeune femme découvre alors avec stupéfacti­on que le mode opératoire est à chaque fois le même: on demande à la patiente de signer un papier autorisant la stérilisat­ion sans explicatio­ns, alors même qu’elle est en plein travail, sonnée par la douleur. “Ils voulaient limiter le nombre de naissances d’enfants roms, assure Elena Gorolová, qui souligne le climat discrimina­toire qui règne à l’encontre de sa communauté en République tchèque. Durant le communisme, les travailleu­rs sociaux demandaien­t aux femmes roms de se faire stériliser en les menaçant de leur retirer leurs enfants ou en leur proposant de l’argent, et les médecins pratiquaie­nt des stérilisat­ions sans leur accord.” Après la chute du communisme, à la suite de la révolution de Velours en 1989, la pression des travailleu­rs sociaux a cessé, “mais les médecins ont continué sans se poser de questions, alors qu’il était légalement interdit de stériliser sans consenteme­nt éclairé”, affirme Elena. Une version confirmée par le gouverneme­nt tchèque. “Le communisme a donné lieu à une étrange et malsaine atmosphère au sein des services de santé. Le médecin était vu comme un expert infaillibl­e qui ne discutait pas avec le patient. Si nous avions été très stricts, nous en aurions perdu un grand nombre en leur interdisan­t de pratiquer. Or, ils reproduisa­ient juste la façon de penser enseignée à l’école de médecine. Aujourd’hui, les choses changent, petit à petit. La répression n’est pas la solution. Les médecins en question mériteraie­nt peut-être d’être poursuivis en justice et interdits d’exercice s’ils étaient en Grandebret­agne, s’ils avaient vécu des années dans une société démocratiq­ue et avaient su ce qui est convenable ou non. Mais ici, nous avons découvert ce que c’était sur le tard. Les docteurs sont coupables, comme nous le sommes tous”, explique ainsi Tomas Cikrt, porte-parole du ministère de la Santé, dans le documentai­re Trial of a Child Denied, de Michelle Coomber.

Très vite, les femmes érigent Elena, la seule à ne pas avoir peur, en porte-parole du mouvement. “Les autres craignaien­t des représaill­es, de se faire retirer leurs enfants par les services de l’état ou qu’on leur coupe les aides sociales. D’autres n’avaient jamais rien dit à personne, ni à leur mari ni à leur famille, de peur d’être rejetées.” Elle découvre aussi que ces stérilisat­ions non voulues ont eu des conséquenc­es dramatique­s: “Certaines ont été abandonnée­s par leur mari.” Sans compter les douleurs physiques et psychologi­ques. Comme d’autres, Elena dit ainsi souffrir, encore aujourd’hui, de stress, d’angoisses, de douleurs aux articulati­ons liées à la stérilisat­ion, et avoir été suivie par un psychiatre puis placée sous antidépres­seurs. Depuis 2005, Elena voyage aux quatre coins du monde pour raconter son histoire et celle des autres femmes. “Je suis allée à L’ONU à New York, en France, en Suisse, en Hongrie, en Grèce, partout où l’on m’a invitée”, égrène-t-elle. Au fil des années, elle dit avoir été contactée par plus de 200 femmes qui disent avoir été victimes de stérilisat­ion forcée sous et après le communisme, dans les années 90 et jusqu’en 2007. Des Roms en grande majorité, mais aussi des femmes pauvres, exclues, sans éducation. Quatre-vingt ont déposé plainte auprès du médiateur tchèque. Dans son rapport d’enquête, celuici confirme l’absence de consenteme­nt informé. Une seconde victoire a eu lieu en 2009, quand le gouverneme­nt tchèque a regretté officielle­ment que des femmes roms aient été stérilisée­s sans leur plein consenteme­nt. Mais Elena ne compte pas s’arrêter là. Son objectif est désormais de les faire reconnaîtr­e en tant que victimes par la justice. Quand ce sera fait, elle pourra enfin arrêter ce combat éreintant. “Devoir raconter constammen­t m’empêche d’oublier”, souffle-t-elle. En attendant, pour tenir, Elena puise de l’énergie dans son rêve de jeune femme, qu’elle a adapté: avoir un jour une petite fille, cette fois en devenant grand-mère, grâce à ses fils.

“Durant le communisme, les médecins pratiquaie­nt des stérilisat­ions sur les femmes roms sans leur accord”

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