Society (France)

“LE MANQUE DE SOMMEIL CRÉE DES DÉGÂTS BIOLOGIQUE­S”

Joëlle Adrien est neurobiolo­giste, directrice de recherche à l’inserm et présidente de l’institut national du sommeil et de la vigilance (INSV). Elle explique en quoi l’absence de sommeil nous “tue”.

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En octobre 2017, vous signiez une tribune dans Le Monde pour alerter les pouvoirs publics sur les troubles du sommeil. Qu’est-ce qui avait motivé cette prise de parole? Le ministère de la Santé était en train de mettre en place un plan santé qui reposait entièremen­t sur la prévention. Le sommeil n’était pas du tout cité. Pourtant, on sait que la bonne gestion du sommeil fait partie de la prévention de toutes

les maladies et que la dette de sommeil aggrave l’ensemble des maladies chroniques. C’est la première prévention de toutes, de l’enfance jusqu’au troisième âge. On voulait alerter les pouvoirs publics pour essayer de faire bouger un peu les choses. Ça n’a pas été très efficace.

Vous parlez d’une ‘épidémie catastroph­ique de perte de sommeil’. C’est-à-dire? C’est une épidémie car elle touche tous les âges, toutes les catégories sociales, tous les genres. C’est à l’aube des années 2000 que l’on s’est rendu compte que le manque de sommeil avait des répercussi­ons avérées sur la santé psychique mais aussi physiologi­que. En 1999, à Chicago, la Française Karine Spiegel a réalisé une étude pionnière avec des sujets qui ont dormi quatre heures par nuit et d’autres huit heures. Ils ont été maintenus dans un labo pendant quinze jours, ont mangé la même chose et la même quantité. Et on s’est aperçu que ceux qui avaient dormi quatre heures avaient pris du poids. C’était la preuve qu’en absorbant les mêmes calories, si on ne dormait pas, on prenait du poids, alors que si on dormait, on n’en prenait pas. Ce fût l’une des premières preuves des conséquenc­es métaboliqu­es avérées du manque de sommeil. Plus tard, grâce à des études réalisées sur des animaux, on a aussi prouvé que le manque de sommeil augmentait les risques de tension artérielle et de troubles cardiovasc­ulaires. Aujourd’hui, on parle beaucoup de burn out. Eh bien, il faut savoir qu’il commence très souvent par des insomnies.

Globalemen­t, que risque quelqu’un qui dort cinq heures par nuit pendant une longue période? Cela provoque une diminution des défenses immunitair­es, donc on devient plus sensible à tous les microbes dans l’air et cela favorise les maladies inflammato­ires et les cancers. Mais aussi, comme on vient de le voir, l’hypertensi­on, les troubles cardiovasc­ulaires et métaboliqu­es, donc l’obésité et le diabète. Pour les maladies dégénérati­ves comme Alzheimer, on sait que l’insomnie précède de plusieurs années la maladie, mais on ne sait pas si elle en est la cause ou la conséquenc­e.

Vous avez également essayé d’alerter sur les effets du manque de sommeil chez les adolescent­s, et même les enfants. Le chiffre que l’on cite le plus souvent, c’est que par rapport aux années 70, on a perdu collective­ment environ 1h30 de sommeil. Mais c’est encore plus grave chez les adolescent­s, et c’est une très grosse préoccupat­ion. Chez les 15-25 ans, une personne sur dix seulement va se coucher pour dormir. Les neuf autres le font pour engager une activité qui va durer en moyenne une heure. Pour 83%, cette activité est liée à un écran. Cela provoque un retard de l’endormisse­ment, rend le sommeil plus léger et moins récupérate­ur. Ces jeunes-là sont en danger face aux maladies. Un article scientifiq­ue publié en 2017 par un groupe de chercheurs européens a rendu compte d’une découverte importante. Ils ont étudié un groupe de 35 jeunes de 15 ans qui ne dormaient pas assez ou avec des rythmes irrégulier­s. Et ils ont découvert que ceux-ci avaient un déficit de matière grise dans les zones des fonctions supérieure­s du cerveau. C’est encore une preuve qu’il y a des dégâts biologique­s.

Comment faire pour mieux dormir, alors? Il faudrait s’instaurer à soi-même un ‘couvre-feu digital’ d’une heure avant d’aller se coucher, et ce jusqu’au lendemain. Le sommeil doit être une bulle préservée, car si le cerveau est sollicité par l’extérieur, cela l’empêche de faire des choses essentiell­es qu’il ne peut réaliser qu’au moment du sommeil. Si vous vous connectez pendant votre sommeil à l’une de ces applicatio­ns qui vous proposent d’apprendre une langue étrangère en dormant, par exemple, vous allez peut-être apprendre une langue étrangère, mais le sommeil va être beaucoup moins récupérate­ur, toute sa fonction essentiell­e sera perdue. Vous serez donc malade. Il faut choisir. Parmi les conseils que l’on donne souvent, il y en a un tout bête: c’est de sortir à la lumière naturelle et de marcher au moins 30 minutes tous les jours, ou au moins quatre fois par semaine. On s’est aperçus que la plupart des gens sont trop sédentaire­s, aujourd’hui. On passe 90% de notre temps éveillés à l’intérieur de bâtiments, c’est complèteme­nt aberrant. Il faut sortir, marcher. De préférence le matin mais aussi au déjeuner, quand il y a le plus de lumière. Et enfin, il faut faire une pause entre la journée et la soirée, afin que l’horloge biologique s’y retrouve et enregistre bien les rythmes de la journée. Si on ne voit pas la lumière du jour, on ne peut pas suivre son évolution. C’est elle, l’horloge biologique, qui décide de tout, et elle répond aux signaux que sont la lumière et l’activité physique. On préconise aussi de réguler ses horaires. À long terme, il est mauvais de se réveiller à midi le week-end et à 7h en semaine, car cela dérègle l’horloge biologique. La chambre doit être un espace de sérénité, elle doit être rangée et le plus possible dépourvue d’objets électroniq­ues en fonctionne­ment. Et il faut essayer de se protéger de la lumière au mieux. Le pire, c’est le réveil lumineux qui affiche l’heure au plafond. Dernier élément, la températur­e de la pièce dans laquelle on dort. L’idéal, c’est 18 degrés, pas au-dessus.

Quelle part de la population française représente les vrais insomniaqu­es? Environ 20%. La définition clinique de l’insomnie, c’est trois types de difficulté­s de sommeil: endormisse­ments difficiles, réveils nocturnes et

réveils précoces, deux heures avant l’heure voulue. Si cela arrive plus de trois fois par semaine, et qu’il y a des répercussi­ons diurnes, c’est considéré comme de l’insomnie. Parce que quelqu’un qui a du mal à s’endormir, qui se réveille souvent la nuit ou trop tôt, mais qui est en pleine forme le lendemain, c’est que c’est un ‘court dormeur’, pas un insomniaqu­e. C’est juste quelqu’un qui a besoin de six heures par nuit, par exemple. C’est autre chose.

Comment soigne-t-on l’insomnie? La seule façon de traiter l’insomnie, c’est la thérapie comporteme­ntale et cognitive, c’est-à-dire apprendre à gérer son sommeil. On observe le sommeil des patients et ensemble, on voit de combien d’heures ils ont besoin. C’est l’horloge biologique qui dit quand vous allez pouvoir dormir ou pas, ce n’est pas vous qui décidez. Quand un insomniaqu­e comprend ça, c’est déjà presque gagné. La principale erreur des insomniaqu­es, c’est de se dire: ‘Je suis fatigué(e), je vais aller me coucher.’ Vous pouvez aller vous coucher à 21h, si l’horloge biologique n’est pas prête à déclencher le sommeil avant minuit, vous allez passer trois heures dans votre lit à vous inquiéter de ne pas dormir. On se dit: ‘Demain, ça va être horrible’, et plus on rumine, moins on s’endort. C’est le cercle vicieux de l’insomnie. Ce que l’on recommande, c’est de s’observer pendant une période de vacances, en dehors des contrainte­s horaires. Des vacances calmes. Avec des sorties en plein air et une activité physique. Les huit premiers jours, on compense la dette de sommeil accumulée pendant la période de travail. Après ça, on s’aperçoit que l’on a toujours sommeil et que l’on se réveille spontanéme­nt à peu près à la même heure. Et si dans la journée, on se sent bien et que l’on fonctionne bien, c’est ça, notre besoin de sommeil, en créneau et en durée. Et c’est ça qu’il faut appliquer.

La sieste peut-elle être une solution? La sieste a beaucoup de vertus, surtout quand on est en dette de sommeil, comme c’est le cas avec notre façon de vivre actuelle. Elle inverse un peu les dégâts de cette dette, mais il ne faut pas dormir plus de 30 minutes, au risque d’aller trop profond dans le sommeil et entamer le capital sommeil de la nuit suivante.

Vous disiez que votre tribune dans Le Monde n’avait pas eu de répercussi­on. Comment faire prendre conscience que le sommeil est devenu un problème de santé publique, alors? On organise ‘la journée du sommeil’ dans quelques jours, le 22 mars. Dernièreme­nt, il y a aussi eu de petites avancées. Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, a cité L’INSV au Sénat. C’est la première fois qu’elle nous soutient officielle­ment. À l’éducation nationale, on parle de retarder l’heure du début des cours au lycée. C’est une expérience qui a été menée dans d’autres pays, notamment en Angleterre et en Suède, et qui semble intéressan­te, puisqu’ils ont constaté qu’avec une demiheure de sommeil en plus, les performanc­es scolaires des

enfants s’amélioraie­nt.

Et à l’échelle de la société, que risquet-on si l’on ne fait rien? De plus en plus de maladies graves, et de plus en plus d’argent dépensé pour les soigner. L’insomnie coûte très, très cher à la société. Parce que cela provoque de l’absentéism­e, ainsi que des accidents industriel­s et du travail qui sont, pour beaucoup, dus à l’inattentio­n créée par la fatigue: les plus graves se produisent généraleme­nt la nuit et sont attribués au manque de vigilance caractéris­tique de la fatigue. Et surtout, on risque d’avoir une nouvelle génération qui sera pire que la précédente. Jusqu’à environ 18 ans, on a besoin de neuf heures de sommeil en moyenne. Mais les portables sont désormais pour les jeunes le prolongeme­nt d’eux-mêmes jusque dans leur lit, ce qui fait que le temps passé à dormir diminue. Et les membres de la première génération née avec ces outils vont bientôt devenir parents…

“L’insomnie coûte très, très cher à la société. Parce que cela provoque de l’absentéism­e, ainsi que des accidents industriel­s et du travail qui sont, pour beaucoup, dus à l’inattentio­n créée par la fatigue”

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