Society (France)

TRUE DETECTIVE, EN VRAI

DANS LES PAS D’UN FLIC OBSÉDÉ PAR UN SERIAL KILLER

- PAR RAPHAËL MALKIN, À PASCAGOULA, MISSISSIPP­I / PHOTOS: WILLIAM WIDMER POUR

Il se vante d’avoir assassiné 93 femmes sur tout le territoire. Depuis ses aveux en novembre dernier, Samuel Little est devenu l’un des pires tueurs en série de l’histoire des États-unis. Mais il ne se souvient pas du nom de toutes ses victimes. Alors le lieutenant Versiga, qui le traque depuis plus de dix ans, s’est lancé dans une de ces enquêtes en forme de puzzle qui bouffent la vie. Nous l’avons suivi.

Ces jeunes femmes ont dans le visage quelque chose des portraits de Picasso. Dessinées au moyen d’un trait de fusain appuyé, elles ont chacune les sourcils fiers, des yeux qui s’étirent comme de délicieux calissons et cette bouche au rouge terrible qui pourrait être une morsure. On dirait des Dora Maar sans le cubisme, séduisante­s et terrorisan­tes à la fois. Hypnotisan­tes. Elles sont seize et les États-unis les ont soudaineme­nt découverte­s au milieu de l’hiver dans les journaux et sur toutes les chaînes de télévision du pays. Une diffusion exceptionn­elle orchestrée par l’état-major du FBI. L’homme qui a dessiné ces femmes avec minutie, et sans doute une certaine passion, est aussi celui qui dit les avoir tuées. Samuel Little. Croupissan­t aujourd’hui en prison, ce vieux bonhomme qui aime se donner des airs las est soupçonné d’avoir tué 93 personnes au cours des quatre dernières décennies, d’une côte à l’autre. En novembre dernier, il confessait d’ailleurs lui-même cette farandole de crimes. De quoi faire trôner confortabl­ement son nom de Monsieur Tout-le-monde au sommet du panthéon

des serial killers nationaux. En 2016, à l’heure de le condamner à une perpétuité non négociable pour une suite de trois meurtres, la procureure du comté de Los Angeles, Beth Silverman, s’empourprai­t: “Samuel Little s’est joué de notre système judiciaire. Il a couvert les États-unis de honte.” Parmi la collection de cadavres que le tueur déclare avoir charpentée au cours de toutes ces années, il existe une catégorie à part: celle des filles qui n’ont pas de nom. S’il sait qu’il les a étranglées jusqu’à ce que mort s’ensuive, s’il se souvient de l’endroit et de la saison, il lui est en revanche impossible de se rappeler qui elles étaient. Heureuseme­nt, Samuel Little a une mémoire extraordin­aire des allures. Et il aime crayonner. Alors, pour faciliter le travail d’investigat­ion de tous ces enquêteurs qui se démènent ces temps-ci afin de reconstitu­er son parcours macabre, Little a accepté de dessiner ses victimes anonymes. La bande des seize. Le choix du FBI de rendre publique l’oeuvre de Samuel Little apparaît dès lors comme une manière fébrile de partir pêcher au large. “On espère que quelqu’un –un parent, un ancien voisin, un ami– puisse reconnaîtr­e l’une de ces filles sur ces dessins et nous fournisse alors des informatio­ns cruciales. On veut que ces femmes récupèrent leur nom et que les familles aient des réponses à leurs questions. C’est le moins que l’on puisse faire”, annonçait récemment un porteparol­e de la police fédérale. L’une de ces vignettes donne à voir une pauvre héroïne dont la coiffure fournie dégringole tout près des joues. Sa peau a le joli ton du chocolat et ses pommettes hautes scintillen­t sous l’effet d’une pincée de jaune. Et puis, il y a ce regard: de très près, ce sont deux billes sans couleur qui semblent se noyer au fond d’un puits abyssal. Comme si celle-là s’était résolue avant les autres à ce que la mort lui fonde dessus. La légende dit: “Femme noire, entre 35 et 45 ans, tuée en 1977. A rencontré la victime à Gulfport, dans le Mississipp­i. Victime probableme­nt originaire de Pascagoula.”

Lieutenant Darren Versiga, police de Pascagoula, Mississipp­i

Il y a quelque temps, la police de la ville de Pascagoula a fait le choix de réaménager à la va-vite une enfilade de geôles étroites en un espace destiné à héberger ses monceaux d’archives. Voilà donc pourquoi le lieutenant Darren Versiga se retrouve par une fin d’après-midi humide du mois de mars à ouvrir en un coup de clé une porte tenue par des barreaux en fer rouillés pour accéder à cette colonne de rangement. Çà et là, sur les

étagères, somnole cette fichue paperasse qui fait la honte du Pascagoula Police Department sans que personne n’ose trop le dire: les affaires non élucidées. Darren Versiga saisit une lourde boîte en carton. À l’intérieur, on trouve des classeurs à couverture matelassée ainsi que des couches et des couches de feuilles torréfiées par le temps. Des rapports dactylogra­phiés en caractères minuscules, des lettres pleines jusque derrière la marge, des cartes satellite où le vert du bayou engloutit des pâtés de maisons ou encore ces quelques photos imprimées d’un squelette démantibul­é et noirci par la boue d’une clairière. Caché sous un pli, déjà corné, le dessin de l’inconnue de Pascagoula croqué par Samuel Little. “Cela ressemble à un cabinet de curiosités avec cette inconnue. Il y a mille choses, et pourtant j’avance seulement à tout petits pas. Ce travail est douloureux”, lâche Versiga. Le lieutenant de police porte un sacerdoce en bandoulièr­e: depuis presque une dizaine d’années, il s’échine comme il peut à boucler ce cold case. À force d’amasser des ébauches de piste et de les enchevêtre­r, il est le premier à avoir établi un lien solide entre Samuel Little et son inconnue. Il a traqué le tueur, il a disséqué chaque pan de sa funeste carrière. Aujourd’hui, il veut trouver un nom à cette fille. Coûte que coûte. “J’ai un corps, un assassin, mais je n’ai pas de nom. C’est quand même dingue”, grommelle-t-il. Avec cette haute silhouette évoquant la forme d’un donjon, avec cette brosse militaire qui lui couronne sévèrement le crâne, avec ce nez plat de castagneur et ces joues tachées d’un rose qui trahit une lointaine passion pour les comptoirs qui ferment tard, Darren Versiga est un personnage du tonnerre. Pourtant, il existe aussi chez lui une part de délicatess­e. “Je crois que c’est une sorte d’amour qui me lie à cette fille. Je ne sais pas si tout ça me fera accéder au paradis, mais je m’en fiche. Ce qui compte, c’est de rendre cette fille à sa famille”, dit-il.

Pascagoula est un bout de terre barbotant en bord d’océan à quelques encablures de l’estuaire du Mississipp­i, tout au sud des États-unis. Une ville montée sur pilotis, où l’on mange frit à toute heure du jour et de la nuit. Ici, l’air brûle en même temps qu’il empeste l’odeur de rouille pourrissan­te exhalée par le chantier naval voisin, Ingalls, et ses gros rafiots. Au commissari­at de Pascagoula, Darren Versiga tranche avec le reste des rangs. Il n’est pas comme les autres, Versiga. D’abord, parce qu’il charrie dans son sillage la trace de plusieurs vies: à une autre époque, il a tenu la porte de quelques night-clubs de rase campagne ou d’un supermarch­é labyrinthi­que, et surtout, il a couru les rings de boxe profession­nelle du vieux Sud, s’écharpant avec des chicanos édentés pour un honnête bilan de dix victoires et quatre défaites. Catégorie poids lourds. Darren Versiga a fini par passer l’uniforme noir de la police de Pascagoula après s’être rendu compte qu’il n’aimait rien faire d’autre que d’“attraper les méchants”. “Et puis, c’est un flic qui fait son métier d’une manière unique chez nous, dit le capitaine Kenny Johnson, son supérieur. Il n’a pas peur de crouler sous les rapports et de faire fausse route. Il ne lâche jamais rien. Il passe son temps à constituer des puzzles pour trouver la vérité.” Passé par les bancs d’une académie de criminolog­ie, il est le policier qui, au sein de son service, a bouclé le plus d’enquêtes, parmi lesquelles quelques jolis sacs de noeuds. Darren Versiga compte notamment à son palmarès l’histoire de ce marin poignardé à mort au bout d’une plage. Alors que personne ne mise dessus, il réussit à mettre la main sur les meurtriers grâce à d’improbable­s empreintes de chaussures dans le sable. “Pour moi, chaque affaire est un challenge que je dois réussir, ça me prend aux tripes, plastronne-t-il, avant de poursuivre, malicieux: Quand je me suis mis à répertorie­r les cold cases, mon chef m’a dit d’aller aussi loin que je pouvais. Il n’aurait

jamais dû dire ça…” Le bonhomme se laisse donc happer par les profondeur­s obscures du commissari­at. Il sonde chaque étagère, il compulse chaque fichier et, au total, met la main sur 26 histoires qui n’ont toujours pas de coupable. Darren Versiga s’attarde sur celle-ci: le 4 octobre 1982, une jeune prostituée répondant au nom de Melinda Lapree a été retrouvée morte sur les hauteurs de la ville, à moitié nue et le cou lacéré. “Une sale histoire. Je me suis dit que c’était l’affaire d’un prédateur. On n’avait jamais eu quelque chose comme ça dans le coin, alors j’ai voulu creuser”, raconte le lieutenant. Le dossier est fin comme une feuille de papyrus, c’est un bout de rien qui tient à peine entre le pouce et l’index, mais il y fait d’intéressan­tes découverte­s. Il apprend ainsi que les policiers qui ont tenté en vain de poinçonner cette affaire visqueuse ont longtemps eu un suspect dans leur viseur. Un vagabond qui errait d’un chef-lieu à un autre, un coureur qui aimait dire aux filles qu’il était un boxeur à succès. Samuel Little, s’appelait-il. Ce dernier fut même jugé, mais à cause d’un faisceau de preuves trop fragile, il finit par être acquitté. Il ne fait aucun doute que ce Little est bel et bien le bourreau de la jeune fille, pense Darren Versiga. Dans le dossier, le policier trouve aussi un cliché d’identité judiciaire. Sous l’éclat d’un flash, le bonhomme apparaît luisant et joufflu. Il arbore une élégante paire de rouflaquet­tes ainsi qu’une moustache comme un coup de crayon noir. Le regard est jaune, gorgé d’orgueil et de dédain. Samuel Little ressemble à un chat. “Il y en a qui ont un air innocent mais qui, en réalité, sont des diables. En découvrant à quoi ressemblai­t Little, je me suis dit qu’il avait une tête de diable et qu’il ne pouvait pas être autre chose que le diable, confie aujourd’hui Darren Versiga. Il puait le mal.” La photo officielle date de 1977. Cette année-là, en août, Samuel Little s’était fait arrêter par la police de Pascagoula alors qu’il vendait à la sauvette une sélection de fringues volées. Tout en se passionnan­t pour le meurtre de la petite Lapree, Darren Versiga continue de chasser les crimes oubliés. Après avoir écumé en long et en large la cave du commissari­at, le lieutenant s’en va maintenant traîner du côté de la bibliothèq­ue de la ville, ce long bâtiment de briques et de moquette planté près d’une voie rapide. Il se dit que les coupures de presse qui y sont méticuleus­ement répertorié­es depuis toutes ces années pourraient bien contenir quelques trésors. Plusieurs semaines durant, il répète alors le même menuet. Au deuxième étage, il tire tous les tiroirs de ce meuble de métier au sommet duquel brille le trophée d’une ancienne dauphine du concours de Miss Mississipp­i et en sort des dizaines de petites fiches bristol jaunes correspond­ant chacune à des références d’articles issus du Biloxi Sun Herald, du North Mississipp­i Herald ou encore du Chronicle-star. Darren Versiga collecte scrupuleus­ement toutes les brèves qui parlent de mort. L’une de ses trouvaille­s titre ainsi: “Des chasseurs tombent sur un squelette.” Plus bas, il est écrit que les ossements gisaient sous un fourré au nord de Pascagoula et qu’il s’agissait très vraisembla­blement d’une femme puisque une perruque de cheveux longs traînait dans le même petit périmètre. Cette fois, il n’existe tout bonnement aucune trace de cette histoire dans les registres de la police de Pascagoula. Les rapports, les photos et tout le tintouin usuel ont très certaineme­nt été détruits lorsque le commissari­at a subi de plein fouet la colère de l’ouragan Katrina, en 2005. Mais le policier Versiga est tenace. Il entre en contact avec les officiers à la retraite qui, il y a plus de 40 ans, ont pris en charge cette investigat­ion. Les vétérans lui font parvenir les quelques pièces du dossier qu’ils ont gardées chez eux pendant tout ce temps. Darren Versiga apprend alors que les restes découverts par les chasseurs furent transférés dans un laboratoir­e

installé en Oklahoma. Les légistes y établirent avec certitude qu’ils avaient affaire à une femme, que celle-ci devaient avoir entre 35 et 45 ans, qu’elle avait les cheveux tressés et qu’elle était morte par étrangleme­nt dans le courant du mois d’août 1977. À la lecture de ces maigres détails, Darren Versiga associe immédiatem­ent cette étrange carcasse au nom de Samuel Little. Tout colle, se dit-il. “C’était une intuition profonde. Little était en ville à cette époque, et cela semblait être la même méthodolog­ie que le meurtre de Melinda Lapree. C’était Little, je le savais!” Mais, en l’état, il lui est impossible de prouver quoi que ce soit. Surtout qu’il ne sait même pas à qui appartienn­ent ces ossements. Ceux-ci étant particuliè­rement endommagés, la méthode balbutiant­e de recherche ADN utilisée alors par la médecine ne fut d’aucune aide. La seule chose que les laborantin­s purent faire fut une opération de recomposit­ion en terre argileuse donnant une idée approximat­ive du visage de la victime.

Quand Darren Versiga rencontre Samuel Little, serial killer

Un jour où il est occupé à gérer les affaires courantes de son commissari­at, le capitaine Kenny Johnson reçoit un appel qui le fait tressailli­r. Ici, le Los Angeles Police Department. Le grand régiment de “la cité des anges” veut savoir ce que les troufions de Pascagoula savent de Samuel Little. “Je n’avais jamais entendu parler de ce nom. J’en ai parlé à Versiga, et je me suis rendu compte qu’il travaillai­t dessus dans son coin. Avec le temps, j’avais oublié cette histoire”, semble s’excuser le haut gradé. Rappliquan­t près du combiné, Darren Versiga apprend alors que le légendaire LAPD soupçonne Samuel Little d’être un tueur à grande échelle et qu’il le traque depuis plusieurs trimestres. Pour le petit policier du Mississipp­i, cette nouvelle a l’effet d’un déclic. S’il participai­t à ce qui a tout l’air d’être l’enquête du siècle, peutêtre trouverait-il le moyen de prouver que Little est bien le tueur de cette fille sans nom. “Et tant pis si je n’y arrivais pas. Je me disais qu’au moins, je devais faire en sorte que Little soit condamné quelque part.” Avec l’aval de Los Angeles, le lieutenant se lance dans un extraordin­aire travail minutieux. Il commence par examiner ligne par ligne l’histoire criminelle de Samuel Little, d’après ce que veut bien en dire le National Crime Informatio­n Center, la base de données nationale de la police. Les nombreuses arrestatio­ns, souvent pour de menus larcins, dont le tueur a fait l’objet jusque-là un peu partout dans le pays permettent de saisir l’étendue de ses pérégrinat­ions. Dans un second temps, Darren Versiga déterre d’une autre somme de registres une liste de crimes non résolus dont la teneur correspond, selon lui, aux habitudes de Samuel Little: une femme pouvant être une prostituée, un étrangleme­nt en règle et un décor fait de hautes herbes. Peu à peu, à force de croiser ces informatio­ns en pagaille, le lieutenant Versiga élabore une véritable carte de la vie et des morts de celui qu’il commence à appeler machinalem­ent “Sam”, comme s’il était question d’un camarade de dortoir. L’amérique se retrouve ainsi crêtée d’une palanquée de petits drapeaux rouges. Le tueur pourrait avoir sévi à Pine Bluff en Arkansas, Fort Myers en Floride, Granite City dans l’illinois ou encore Monroe, en pleine Louisiane. Sans oublier Pascagoula, Mississipp­i. Darren Versiga

“J’ai un corps, un assassin, mais je n’ai pas de nom. C’est quand même dingue” le lieutenant Darren Versiga

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 ??  ?? La rivière Pascagoula, cours d’eau avant tout.
La rivière Pascagoula, cours d’eau avant tout.
 ??  ?? Photo d’identifica­tion judiciaire de Samuel Little, prise en 1977.
Photo d’identifica­tion judiciaire de Samuel Little, prise en 1977.
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 ??  ?? Squelette d’un chien sur les lieux du crime, à Moss Point.
Squelette d’un chien sur les lieux du crime, à Moss Point.
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