Society (France)

La folie yoga

Deux à trois millions de pratiquant­s estimés en France, près de 300 millions dans le monde: le yoga est devenu un phénomène de société. Pourquoi, comment? Journalist­e et –aussi– prof de yoga, Marie Kock a mené l’enquête.

- – BARNABÉ BINCTIN

Deux à trois millions de pratiquant­s estimés en France, près de 300 millions dans le monde. Mais, bon sang! pourquoi tout le monde en fait? Marie Kock, journalist­e et prof de yoga, a mené l’enquête.

Comment expliquer l’engouement actuel pour le yoga? Le yoga répond parfaiteme­nt aux attentes de notre époque. Disons que c’en est à la fois un symptôme et un remède. Dans une société épuisée par les exigences de performanc­e, le yoga vient combler un besoin de se détendre. Sauf qu’en fait, on se détend pour être plus performant ensuite! Par ailleurs, le yoga se développe en réaction à la modernité, tout en s’y adaptant complèteme­nt: les studios qui marchent le mieux sont ceux qui

ont adopté les meilleures techniques de marketing, qui font du yoga fusion et publient des stories sur Instagram, tout en vendant la pratique la plus authentiqu­e et la plus pure qui soit. Le yoga est devenu quelque chose de très lifestyle, dans le sens où c’est quand même une discipline où l’on peut avoir l’impression d’être un vrai yogi simplement parce qu’on achète le bon tapis et qu’on fait sa cure de jus… Or, c’est sûrement l’un des grands malaises de notre société, de penser que le lifestyle peut être un existentia­lisme. Le yoga invoque le registre religieux, on y parle d’adeptes ou de rites. Nécessitet-il de croire en une forme de Dieu? Si Dieu représente des états modifiés de conscience, alors le yoga sait très bien faire ça. Le yoga est une promesse de transcenda­nce qui ne dit pas son nom. Il y a comme une part de soulagemen­t à pouvoir mettre les mains jointes en prière, sans avoir à assumer une certaine religiosit­é. C’est donc parfait pour les agnostique­s, ceux qui ne sont pas trop sûrs et à qui il manque une dimension spirituell­e, mais qui ne veulent pas pour autant se tourner vers la religion.

Aujourd’hui, le yoga est aussi de plus en plus à la mode dans les salles de sport. Est-ce devenu un sport? L’énorme coup de génie du yoga moderne, c’est d’être devenu une espèce de package dans lequel on prend exactement ce que l’on veut. Bien sûr, cela se présente de plus en plus comme un sport –il y a d’ailleurs un lobby important aux États-unis pour le faire reconnaîtr­e par le comité olympique–, mais le réduire à cela serait le dévaluer. Même s’il s’agit d’un apprentiss­age de la douleur, d’une véritable discipline. Et peut

être qu’il répond aussi à un manque de ce côté-là, comme si les gens avaient envie de souffrir un peu. Dans ce sens, l’engouement pour le yoga n’est pas si éloigné que ça de celui pour le Crossfit ou les courses dans la boue. En fait, le yoga moderne est plus proche de ces activités-là que de la méditation.

Quand le yoga a-t-il commencé à s’exporter en Occident? Au début du xxe siècle, s’exporter était un enjeu de survie pour le yoga. La discipline était en train de péricliter en Inde. L’exporter a permis aux Indiens non seulement de redynamise­r la pratique, mais aussi de répondre aux Britanniqu­es et à leur modèle culturel par l’affirmatio­n de leur propre art de vivre. C’est comme ça que le yoga a débarqué aux États-unis dans les années 1920, et notamment en Californie. À l’époque, les premiers maîtres spirituels ciblaient délibéréme­nt Hollywood, capable de rayonner sur le monde entier avec ses stars comme Greta Garbo, qui sont devenues les premiers émissaires du yoga en Occident. Dans l’histoire de la mondialisa­tion des produits culturels, le yoga est exemplaire, et en quelque sorte pionnier. Cette idée de passer par la lessiveuse culturelle américaine pour mieux se redéployer ensuite, c’est toute la théorie du mainstream, mais un siècle auparavant. Puis, dans les années 1960, au moment du bourbier du Vietnam et de l’arrivée de la bouffe industriel­le, le yoga est apparu comme une première porte de sortie vis-àvis du matérialis­me à tout crin.

Le yoga reste-t-il encore un outil politique à l’heure actuelle? L’inde s’en sert pour rayonner sur la scène internatio­nale. Narendra Modi (le Premier ministre, issu du parti nationalis­te, ndlr) en a fait l’un des objets de son premier discours à L’ONU, en faisant du lobbying pour créer une journée mondiale du Yoga, dont la première édition a finalement eu lieu le 21 juin 2015. Et l’une de ses premières mesures lors de son accession au pouvoir a été de créer un ministère du Yoga. Mais Modi en fait aussi une arme antimusulm­ans, car derrière les arguments d’écologie et de paix dans le monde, il insiste énormément sur le fait que le yoga provient de textes très anciens, que c’est un art millénaire ; or qui dit ‘multimillé­naire’ dit forcément ‘avant l’arrivée des musulmans sur le territoire’… L’idée, c’est de montrer que si le yoga est un truc purement indien, il est surtout purement hindou.

Et en France, le yoga est-il une pratique marquée socialemen­t? C’est encore une discipline élitiste, qui se pratique dans des studios gérés par des organismes privés, et cela reste assez onéreux: un cours coûte en moyenne 20 euros à Paris. C’est moins cher que le tir à l’arc ou l’équitation, mais disons que cela reste un sport pour CSP+ en burnout.

Lire: Yoga, une histoire-monde. De Bikram aux Beatles, du LSD à la quête de soi: le récit d’une conquête, de Marie Kock (La Découverte)

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