Society (France)

Blick Bassy

Chanteur, musicien et romancier, le Camerounai­s Blick Bassy se produira à La Cigale, à Paris, le 15 avril prochain, puis au Printemps de Bourges cinq jours plus tard. En attendant, il dresse un constat amer sur la situation de son pays.

- – VINCENT RIOU

Chanteur, musicien et romancier, le Camerounai­s dresse un constat amer sur la situation de son pays, juste avant son concert à Paris.

Paul Biya, qui a été chargé de mission à la présidence de la République en 1962, secrétaire général en 1968, Premier ministre de 1975 à 1982 et est président du Cameroun depuis lors, vient d’être réélu pour la sixième fois en octobre dernier. Que pensez-vous de cette longévité? J’étais au Cameroun en octobre et j’ai discuté avec des jeunes qui n’ont connu que Biya comme président et disaient qu’ils allaient voter pour lui, en le justifiant par le fait que les opposants disaient qu’ils allaient en finir avec la corruption… Pour eux, la corruption est normale, elle fait partie de l’équation économique de la survie. Le régime a fait de la corruption la norme. On touche le fond. Les gens sont comme des zombies. Ils disent: ‘Avec lui, au moins, on a la paix, la sécurité, la stabilité.’ Mais je leur réponds: ‘Non! Vous dites ça parce que nous, francophon­es, on a été éduqués avec l’idée que les anglophone­s ne comptent pas.’

Vous faites ici référence à la répression des population­s du Nord-ouest et du Sud-ouest anglophone­s, une guerre civile qui ne dit pas son nom mais a fait de nombreuses victimes. Il s’agit vraiment d’une discrimina­tion linguistiq­ue? Bien sûr, il n’y a rien de tribal là-dedans puisque anglophone­s ou francophon­es, on est tous des mêmes ethnies. Moi, j’étais dans un lycée bilingue ; donc, dans l’enseigneme­nt, les deux langues étaient sur un pied d’égalité. Mais même dans cet environnem­ent-là, on nous amenait à considérer que les anglophone­s

n’étaient qu’à moitié camerounai­s. Si tu sortais avec une anglophone, c’était la honte, parce que ‘les anglos sont bêtes’. C’était comme ça, on les appelait ‘les anglofous’. On est éduqués en ayant un complexe de supériorit­é vis-à-vis d’eux. Si les anglophone­s se retrouvent à se plaindre, c’est qu’ils estiment être traités comme des habitants d’un Cameroun un peu lointain ; ils sont comme dans un wagon que l’on a accroché au bout d’un train sans savoir où il va. Comment cela s'expliquet-il? Cela s’explique par l’histoire. Dans les années 50, ils étaient sous administra­tion britanniqu­e avec mandat de L’ONU et leurs terres servaient de base arrière aux indépendan­tistes camerounai­s. Cela a laissé des traces. Paul Biya et les gens qui gouvernent le pays ont combattu les vrais indépendan­tistes et accepté en toute conscience que le pays ne connaîtrai­t pas une vraie indépendan­ce. La France est la tête pensante de ce système qui fait qu’aujourd’hui, on est dans un bourbier incroyable. Il y a deux

“Si je prenais la nationalit­é française, je n’aurais pas tous ces problèmes de visa, mais ça me permet d’être en phase avec la réalité”

semaines, un ministre du gouverneme­nt a traité les opposants de ‘maquisards', un terme qui définit ceux qui, en réalité, sont les vrais héros, les martyrs, de notre indépendan­ce mort-née. Je chante pour cela en bassa, Dans l’imaginaire collectif, un maquisard est un méchant, un terroriste. D’ailleurs, on a aussi entendu des personnali­tés politiques qualifier les gens de Boko Haram de maquisards. Si tu ne fais pas un travail de recherche, tu finis par ne plus savoir quelle est la réalité. Si nous, les Bassa, on a la réputation d’être des méchants, de sortir la machette facilement, ça part de cette période, évidemment. Idem pour les Bamilékés, qui sont aujourd’hui massivemen­t touchés par la répression.

Dans votre livre, Le Moabi cinéma, le héros a pour projet de créer une applicatio­n pour aider les gens à se réappropri­er leur identité, leur culture. Aucun être vivant ne peut vivre sans ses racines. Dans mon pays, je constate que les gens ne savent pas ce qu’ils sont, dans le sens où ils ont des besoins matériels qui n’ont aucune correspond­ance avec leur propre réalité. Les maisons que l’on construit sur le modèle occidental font qu’elles ont besoin de la climatisat­ion, alors que les maisons au village en terre battue sont moins chaudes, moins chères, plus durables. Tout ça parce que l’imaginaire a été calqué sur celui d’autres population­s, dans un autre espace. Quand on observe la circulatio­n au Cameroun à un carrefour, c’est le chaos, mais en réalité il y a une codificati­on, un langage, des signes pour comprendre, anticiper. Or, tout est organisé selon le code de la route français, avec des signes qui ne signifient rien pour les gens. Pourquoi continuer à se faire imposer un code au lieu de partir de notre réalité et créer le nôtre? Quand j’ai entendu parler du covoiturag­e, je me suis dit que ça fait des décennies que l’on fait ça, nous, remplir les voitures, optimiser l’essence, c’est un modèle économique que l’on a inventé, mais que l’on n’a pas su perfection­ner.

Le drame, c’est que faute d’opportunit­és, le rêve de la jeunesse camerounai­se est plutôt de partir en Occident que de travailler à un nouveau système local. C’est vrai. Moi, après mon bac, alors que tous les jeunes de mon âge voulaient quitter le pays, j’ai renoncé à trois bourses qui m’auraient permis de poursuivre mes études en Europe. Quand j’ai dit à mon père que je voulais rester au Cameroun faire ma musique, lui qui connaissai­t l’état de l’industrie musicale au pays, il s’est dit: ‘Il est fou, c’est un malade mental!’ Il a même fait venir un prêtre exorciste parce que, pour lui, on m’avait forcément jeté un mauvais sort. Mais j’étais convaincu que j’en ferais un métier.

Vous avez conservé la nationalit­é camerounai­se, même si la nationalit­é française serait plus pratique pour voyager… Oui, si je prenais la nationalit­é française, je n’aurais pas tous ces problèmes de visa, mais ça me permet d’être en phase avec la réalité. Cela peut vouloir dire être bloqué au Cameroun huit mois alors que je viens d’acheter un studio en France, par exemple…

Comment ça? Je vivais en France avec un visa d’un an et l’obligation tous les trois mois de sortir de l’espace Schengen, donc je prenais un billet d’avion et j’allais à Tunis, on me mettait le tampon de sortie et d’entrée. Et puis un jour, je suis allé le faire renouveler au Cameroun, et je suis resté bloqué huit mois... Ce temps que les gens passent dans la queue du consulat pour recevoir des refus non motivés participe d’une démonstrat­ion malsaine de ce rapport de force Nord/sud. Il y a quelque chose que je n’ai jamais compris: on fait au pays des campagnes sur le paludisme ou le sida. Souvent, ces campagnes sont réalisées en partenaria­t avec des ONG occidental­es, ça coûte beaucoup d’argent, et tant mieux. Mais à chaque fois que j’en vois une, je me dis: ‘Comment ça se fait qu’avec tous ces gens qui meurent en Méditerran­ée, on ne fait pas aussi des campagnes pour inciter les gens à ne pas partir?’ Pourquoi ne pas imaginer des spots, à la télé, pour que les gens se posent les bonnes questions avant de partir? Il n’y en a jamais eu un seul.

Lire: Le Moabi cinéma, de Blick Bassy (Gallimard) Écouter: Blick Bassy – 1958 (Tôt ou Tard)

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