Society (France)

David Dufresne face aux violences policières

- PAR JOACHIM BARBIER ET THOMAS PITREL / PHOTOS: IORGIS MATYASSY POUR SOCIETY

Alors que l’europe et L’ONU ne cessent de condamner l’usage “disproport­ionné” de la force par la police française lors de manifestat­ions publiques, un homme a décidé de prendre le problème à bras-le-corps. Journalist­e, écrivain et documentar­iste, David Dufresne recense sur Twitter les cas vérifiés de violences policières depuis le début des manifestat­ions des Gilets jaunes. Rencontre avec un homme en mission.

L’europe et L’ONU ont condamné l’usage “disproport­ionné” de la force par la police française lors de manifestat­ions publiques. En France, un homme a décidé de signaler chaque débordemen­t ou bavure des forces de l’ordre. Cet homme s’appelle David Dufresne. Journalist­e, écrivain et documentar­iste, il effectue sur son fil Twitter “Allô Place Beauvau” (et désormais sur Mediapart) un travail de fourmi qui a abouti, pour l’instant, au recensemen­t de 596 cas vérifiés de violences policières depuis le début des manifestat­ions des Gilets jaunes. Entretien avec celui qui vient d’être récompensé du Grand Prix des Assises du journalism­e.

Pourquoi as-tu décidé de répertorie­r les violences policières lors des manifestat­ions des Gilets jaunes? Il se trouve que je découvre les Gilets jaunes alors que je rentre du Tarn en voiture. À chaque rond-point, il y a des Gilets jaunes. Il y a aussi un drapeau tricolore et un drapeau rouge et noir. Je me dis: ‘Putain, il y a tout.’ Donc je m’arrête, je discute. Une dame m’explique les raisons de sa colère et je lui demande: ‘Mais vous êtes plutôt nationalis­tes et anarchiste­s, ici?’ Elle me dit: ‘Non, il n’y a pas de facho chez nous, mais pourquoi vous me demandez si on est anarchiste­s?’ ‘À cause du drapeau rouge et noir.’ Elle rigole: ‘Ce sont les couleurs du club de rugby local!’ Ils l’avaient mis pour que les gens s’arrêtent. Ensuite, je suis ça sur Twitter. Que l’abstention prenne la parole, je trouve ça magnifique. Depuis 40 ans, tout est fait pour qu’elle progresse. Et aujourd’hui, chacun est obligé de se positionne­r. Le grand truc des Gilets jaunes, c’est la remise en cause de la démocratie représenta­tive, qui ne marche pas, de fait, depuis 40 ans. Plus personne ne vote. L’idée de s’émanciper, c’est ça. Vivre, s’exprimer, réfléchir et se positionne­r. Et puis, peu à peu, je vois passer des vidéos qui me sidèrent. Parce que je travaille sur les violences policières depuis 20, 30 ans. Je m’intéresse à la police depuis qu’elle s’intéresse à moi. Quand j’avais 15 ans, je faisais un fanzine à Poitiers et les RG m’avaient convoqué parce qu’ils voulaient connaître les membres de l’associatio­n Tant qu’il y aura du rock, dont certains avaient, selon eux, commis des actes terroriste­s. En fait, mon nom s’était retrouvé dans le carnet de gens qui avaient saccagé une rue à Rouen ou au Havre dans une émeute. Bref. J’avais 15 ans. Depuis ce moment, je m’intéresse à ces gens.

Quelle a été ta réaction quand tu as vu les premières vidéos mettant au jour ces violences? En une heure, je décide de lancer ‘Allô Place Beauvau’ parce que je suis scandalisé que ces images ne soient pas diffusées dans les médias établis. Sauf un peu dans Libération avec Checknews, Mediapart, Le Média… mais c’est infime par rapport au torrent d’images. Ce qui est drôle, c’est que ma compagne m’a rappelé récemment que mon premier signalemen­t, en fait, c’était à la manif du 1er mai. ‘Allô préfecture de police, qu’est-ce que vous faites?’ On voit ces policiers en civil qui cognent un couple, et on apprendra un peu plus tard que c’est Benalla et Crase. Ce qui s’est passé place de la Contrescar­pe explique les dérives qui ont suivi: on peut faire du maintien de l’ordre en dehors de tout cadre légal, un proche du président est capable d’agir de manière violente et gratuite.

Ces violences policières sont-elles un phénomène nouveau ou est-ce la facilité à en diffuser les preuves qui est nouvelle? La vraie nouveauté, c’est que les médias sont court-circuités. Les gens filment, documenten­t et surtout ne demandent pas l’autorisati­on. Il y a 20 ans, il fallait passer par le courrier des lecteurs, connaître un journalist­e… Aujourd’hui, ça a explosé. Tu n’as pas besoin d’une autorisati­on du CSA pour diffuser ces images. Ça change tout.

Pour toi, les médias grand public ne font pas correcteme­nt leur travail? Quand dans les matinales, aucune question n’est posée sur ces violences, quand les éditos n’en parlent pas, quand les chaînes d’info refusent de montrer ces images, c’est une omerta. Quand je donne des interviews au JT, on ne garde que l’aspect technique du maintien de l’ordre, pas l’aspect critique. Ça m’est arrivé trois fois. Sur France 2. Le premier sujet là-dessus, d’ailleurs, c’était dans Envoyé spécial, parce qu’ils sont malins. Ils envoient un

“Personne ne s’attendait français soit aussi à ce que l’état peuple” violent avec son

message aux responsabl­es du JT de leur chaîne pour leur dire: vous ne faites pas votre travail.

Pourquoi cette omerta? Il faudrait leur demander. Je constate juste que la gauche et la presse de gauche ont abandonné le terrain des libertés publiques, fondamenta­les, donc le gros de mon travail. Il y a dix ans, pour les mêmes violences, il y aurait eu un million de personnes dans la rue. Depuis, l’antiterror­isme et le tout-sécuritair­e sont passés par là, et critiquer la police est devenu suspect. Aujourd’hui, tu es suspect quand tu défends le droit de manifester. Attention, je ne dis pas qu’il y a un complot, une grande main qui décide. Mais le formatage dans les écoles de journalism­e fait que le journalist­e n’est plus un contre-pouvoir. Les médias sont grosso modo dans ‘l’accompagne­ment de l’actualité’. Après, je crois qu’il y a aussi un effet de sidération. Personne ne s’attendait à ce que l’état français soit aussi violent avec son peuple. Il y a des mutilés, des blessés à vie, une détresse que vous n’imaginez pas pour ces gens qui sont cloîtrés chez eux, n’ont plus de vie sociale. C’est affolant. Pour certains journalist­es, honnêtes, c’est de l’ordre de l’inconcevab­le. Surtout de la part d’un gouverneme­nt centriste qui a été élu contre ces idées-là. Je pense que l’on en aurait beaucoup plus parlé si Marine Le Pen avait été élue. Mais moi, je m’en fous, ce qui compte, ce sont les faits.

La ‘façon de faire’ de la police en France est plus forte que le politique qui la contrôle? Non, justement. Ce qui m’intéresse en France, c’est que la police est une affaire très politique. Attention, ce n’est pas la Stasi! Mais la police du maintien de l’ordre est celle qui est la plus dépendante et contrôlée par le pouvoir politique. La preuve: chaque vendredi, qui prend la parole? Pas les policiers. C’est Macron, Philippe ou Castaner. Dans le monde occidental, c’est en France que la police est le plus politisée. Ça tient à notre histoire, notre pays de contestati­on, de manifestat­ion. La préfecture de police est un État dans l’état, c’est unique au monde. Le préfet ne rend pas de comptes au chef de la police, mais aux politiques. il y a un lien direct et c’est ce qui est passionnan­t. C’est pour ça que mon truc s’appelle ‘Allô Place Beauvau’ et pas ‘Allô DGPN’. Allô le politique, qu’est-ce vous faites? Pourquoi le principe de ‘désescalad­e’, partagé par presque toutes les polices des pays voisins, n’existe-t-il pas en France? La raison qui semble la plus plausible, c’est que la police française est toujours accrochée à Psychologi­e des foules, de Gustave Le Bon, un livre de 1895 selon lequel la foule est unique et uniforme. Il y a eu des réunions de polices européenne­s de maintien de l’ordre, la France était la seule à ne pas y participer. On pensait que l’on détenait la vérité, un savoir-faire, parce qu’on avait l’habitude de gérer les contestati­ons. C’était vrai jusque dans les années 80, 90. Les morts se comptaient sur les doigts d’une main, alors qu’il y avait des manifestat­ions extrêmemen­t violentes: les sidérurgis­tes en 1979, les marins-pêcheurs en 1994 et l’incendie du Parlement de Bretagne… Avec des armes beaucoup plus dangereuse­s qu’aujourd’hui. Dès 1968, la France arrive à gérer ses mouvements sociaux sans trop de dégâts. Jusqu’aux émeutes de 2005. Après, il y a trois semaines d’émeutes que les RG qualifient de soulèvemen­t populaire des quartiers –je suis d’ailleurs d’accord avec cette analyse: c’était un mouvement social, pas délinquant. Dans un contexte difficile, tous les soirs, dans toute la France, la nuit, il n’y a pas de mort. C’est aussi là que l’on commence à justifier l’utilisatio­n du Flash-ball, du LBD (lanceur de balles de défense, ndlr). La banlieue est le laboratoir­e de l’utilisatio­n de ces armes dites non létales. Sauf que l’on est passé aujourd’hui à une phase industriel­le. En trois mois, on a enregistré plus de tirs de LBD que dans toute l’histoire du LBD.

On a l’impression que malgré ces violences sur les manifestan­ts, le rapport de force ne bouge pas. On peut quand même noter que tous les samedis, des milliers de gens viennent manifester en sachant qu’ils peuvent perdre un oeil ou une main.

C’est considérab­le. Mais depuis quatre mois, le gouverneme­nt a choisi la tactique du ‘pourrissem­ent’. Jusqu’aux déclaratio­ns de Macron, qui a appelé cette femme, Geneviève Leguay, blessée à Nice alors qu’elle manifestai­t avec un drapeau symbolisan­t la paix à la main, à plus de ‘sagesse’. Robet Pandraud (ministre délégué à la Sécurité de 1986 à 1988, ndlr) avait dit à peu près la même chose à propos de Malik Oussekine ( jeune étudiant de 22 ans frappé à mort par des policiers en marge d’une manifestat­ion estudianti­ne en 1986, alors qu’il sortait paisibleme­nt d’un club de jazz, ndlr): ‘Si j’avais un fils sous dialyse, je ne le laisserais pas faire le con la nuit.’ Peutêtre que le pari du pourrissem­ent est en train de gagner et que sans ces violences policières, les manifestan­ts seraient beaucoup plus nombreux…

Quel rôle les destructio­ns jouent-elles dans l’acceptatio­n de l’idée que les violences policières sont une réponse à une autre violence, matérielle? Ce que je note, c’est plutôt que des Gilets jaunes peuvent applaudir des ‘black blocs’, comprendre que casser est une expression politique. On peut ne pas l’aimer, mais c’en est une depuis des siècles. Chaque année, la France célèbre une manifestat­ion non autorisée: la prise de la Bastille. Il y aura toujours un rejet majoritair­e de la casse, de la violence matérielle, mais est-ce bien légitime de mettre sur le même plan casse et violence physique? Pour moi, ce n’est pas la même chose. Si la République veut qu’on la respecte, il faut qu’elle se respecte.

Quand, en 2017, tu te rends à Vesoul sur les pas de Jacques Brel pour ton livre On ne vit qu’une heure, sorti l’année dernière, tu rencontres des gens qui annoncent les Gilets jaunes… Oui, d’autant plus que la Haute-saône, au moment où j’y vais, c’est le départemen­t pilote pour la limitation à 80 km/h. C’est le début, les gens gueulent très fort. Ce que je ressens chez eux, c’est le sentiment d’être méprisés par Paris. C’est essentiel dans la compréhens­ion des Gilets jaunes, cette idée que Paris, le pouvoir, méprise totalement le reste du pays. À Vesoul, c’est à chaque coin de rue, et c’est plus profond que ‘Parisien, tête de chien’. Il y a un sentiment d’injustice, de colère. Parce que: ‘À Paris, vous n’avez pas besoin de voiture, de permis. Moi, si je n’ai pas mon permis, je ne peux pas aller bosser, à la maternité ni chez le médecin.’ D’une certaine manière, c’est le discours autour de la France périphériq­ue. Je ne le sais pas encore à ce moment-là. Je reviens du Canada où j’ai passé près de sept ans, et ma démarche est de comprendre dans quel état est mon pays. Je suis parti en 2011 mais le déclenchem­ent, ça a été le débat d’entre-deux-tours entre Sarkozy et Royal. Elle dit: ‘Je veux l’ordre juste.’ Et lui répond: ‘Je veux juste l’ordre.’ Là, je me dis: c’est bon, je me casse. Quand je reviens à Vesoul, je découvre une France meurtrie, mais pas seulement. Joyeuse aussi. Aujourd’hui, tous les messages au dos des Gilets jaunes, c’est très drôle, c’est une poésie de la rue qui me parle.

Dans ton livre, tu écris, pour résumer ton métier: ‘Il faut aller voir.’ C’est ce qui t’anime? Absolument. C’est l’idée du reporter, de l’écrivain, de l’aventurier. Pas forcément loin, c’est aussi au coin de la rue et sur Twitter, où on va aller fouiller dans les entrailles et remonter ce qui est intéressan­t. Je n’aime pas la foire d’empoigne de Twitter, mais je ne m’interdis pas de voir ça comme un lieu de réunion, un lieu public. Les réseaux sociaux ont abîmé le Web indépendan­t que j’ai toujours défendu. C’est une machine à fric et à ficher, mais en attendant il y a une parole et il faut l’écouter. Mon travail est alors très clinique, sur le même mode, répété: ‘Allô place Beauvau, c’est pour un signalemen­t’, puis les faits, puis les documents, puis la source. Les 596 (au 1er avril, ndlr) sont identiques. C’est la masse qui fait le récit.

Comment recoupes-tu les informatio­ns? Parfois, tu indiques juste ‘mail’ comme source. C’est marrant, parce que plus tu es transparen­t, plus on te reproche de l’être. Dans combien d’articles de Society, vous expliquez comment vous avez eu vos infos? Dans combien d’articles politiques, on cite ‘l’entourage du ou de la ministre’? C’est qui ‘Madame L’entourage’, comme je l’appelle? Quand j’écris ‘mail’, j’ai l’identité de la personne, le lieu, l’heure et tout est vérifié. À ce jour, personne –ni Castaner, ni Philippe, ni Nuñez– n’a contesté aucun de mes signalemen­ts. Aucun. Ils savent que j’ai raison. Le document, c’est la vidéo, la photo, puis la plainte, le certificat médical et les témoignage­s concordant­s qui m’arrivent. On a essayé de me glisser des faux trucs pour me discrédite­r, bien sûr. Un syndicat de police a dit que j’avais relayé la photo d’une personne qui avait perdu sa main lors d’un accident de cigarette électroniq­ue au Canada, sauf que je n’ai jamais relayé cette histoire. Je ne suis pas surpris, ça fait partie de la guerre d’usure. La majorité des trucs que je reçois, je ne les publie pas. J’en reçois des centaines chaque week-end. Il y a eu des week-ends en décembre où j’avais 6 000 notificati­ons. Le gros du travail, c’est de faire le tri. Parfois, sur les 6 000, il y en a 4 000 qui parlent de la même chose. Après, j’ai une bande de ‘vigilants’ qui me signalent bénévoleme­nt des choses, vont à la pêche aux infos et me font le pré-travail. Quand ça arrive sur Mediapart, il y a eu trois vérificati­ons.

Comment vit-on de signalemen­ts sur Twitter? Avant Mediapart, c’était du bénévolat. Maintenant, comment dire… je suis moins payé que si je bossais à Mcdo. Après, estce que ça va déboucher sur un film, un

bouquin? Je ne sais pas, mais au départ, ce n’était pas du tout pensé pour que j’en vive. Et je ne savais pas que ça durerait quatre mois. Faudrait qu’ils arrêtent, là…

Il y a un choix philosophi­que à faire quand on est journalist­e: cherche-t-on à changer le monde ou juste à le raconter tel qu’il est? Depuis l’affaire de Tarnac, j’avais totalement fait le deuil de l’actualité, parce que je me sens plutôt auteur ou documentar­iste, donc avec une vision personnell­e sur le monde. Je ne dis pas que c’est mieux. Je n’ai pas de carte de presse. Mais je crois que l’on peut être engagé et totalement honnête. J’essaie. Je ne suis pas dans un discours antiflics, encore moins anti-peuple. Chacun navigue à vue et le minimum, c’est de dire d’où on parle. C’est l’affaire de Tarnac qui m’a enseigné ça. Qui es-tu? Qu’estce qui t’autorise à parler des autres? À restituer le monde? Rien que de se poser ces questions, on va te dire en école de journalism­e: ‘Ah non, ça c’est engagé.’ Mais pour moi, c’est la base. Je suis venu à l’écrit par le rock, en faisant des fanzines. Moi, c’est le gonzo.

D’où est venu l’attrait pour les fanzines, les radios libres? J’ai toujours aimé raconter des histoires. À 14 ans, je rejoins ma première radio libre, à Poitiers. Puis, quand la publicité arrive, je pars pour faire mon premier fanzine. J’ai monté une exposition de fanzines devenue la fanzinothè­que, un lieu qui existe toujours à Poitiers et amasse depuis 30 ans tous les fanzines de France et de Navarre. C’était notre réseau social à nous. C’était aussi une façon de recevoir des disques, parce que je n’avais pas une thune. À l’époque, j’étais très versé dans les groupes garage des années 60, qui jouent très mal et qui inventent le punk. The Seeds, The Sonics, The Remains… cette vague qui va être reconnue ensuite dans les années 80 avec des groupes comme The Cramps.

Il te reste quoi d’autre, aujourd’hui, de ces années punk? Surtout deux envies: tout faire pour combattre la machine à broyer, et la démerde. C’était vachement important, la démerde. J’ai passé deux ans à Bondage, le label des Bérurier noir, de 1988 à 1990. À l’époque, on posait des colis de disques dans le train Paris-lyon ; et à Lyon, une dénommée Virginie Despentes venait les prendre pour les déposer chez les disquaires. On ne payait pas le port. Je ne l’ai pas revue depuis cette période-là, mais de ce que je vois de Virginie, il y a aussi chez elle cette double envie. S’il y a un truc que j’emmène dans ma tombe, c’est cette une de Sniffing Glue, un fanzine anglais, avec juste deux tablatures et où il est écrit: ‘Voilà, maintenant, formez un groupe.’ Cette idée de monter un groupe en ne connaissan­t que deux accords, je suis encore dedans.

Le rock’n’roll, aujourd’hui, il est dans ‘Allô Place Beauvau’? Oui, il est là, il est dans Linux. Il est dans La Quadrature du Net. Il n’est surtout pas sur les t-shirts Agnès B. ou The Kooples. Philippe Manoeuvre, c’est tout ce que je ne veux pas être. C’est une prison, son perfecto. Je n’ai rien contre lui –quand j’étais coursier pour Bondage, c’était le seul qui me disait bonjour–, mais son personnage, c’est tout ce qu’il y a de plus bête, pour moi. Ce n’est pas ça, le rock’n’roll.

Comment t’es-tu retrouvé rédacteur en chef d’itélé, en 2002? À l’époque, je démolis la télé dans Libé. Un dénommé Bernard Zekri, directeur de la rédaction d’itélé, me dit: ‘On va faire une chaîne rock d’info. Toi qui as bossé la carrosseri­e, viens donc mettre les mains dans le moteur.’ Ça me plaît, donc j’y vais. Quand je fais de l’antenne, sous ma tronche, il est écrit ‘spécialist­e de la spécialité’. C’est là que je rencontre un jeune mec de 20 ans capable de faire trois sujets par jour. Des petits sujets d’une minute à base d’images venues de l’étranger. Yann Barthès. Je n’aurais jamais imaginé qu’il deviendrai­t ce qu’il est devenu. La création de la chaîne par Canal+, c’était juste pour emmerder TF1 et pour que l’argent destiné aux chaînes d’info n’aille pas à 100% à LCI. Donc on faisait ce que l’on voulait. Même si, à la fin, la machine télévisuel­le a gagné. C’était perdu d’avance, de toute façon.

Pourquoi? C’était devenu un enjeu politique. Les chaînes d’info, ça sert de bac à sable aux jeunes députés ou ministres. Même si la seule fois où j’ai eu une pression, c’était pour un résumé de match du PSG où on nous avait demandé de mettre Nicolas Sarkozy en plan de coupe. Parce que Canal+ était en train de renégocier son autorisati­on d’émettre. J’avais dit: ‘Ça va pas?’

Penses-tu qu’un jour, Beauvau va réagir? Non.

Est-ce que tu l’as espéré? Franchemen­t, jamais. Mediapart a fait des demandes

dix ans, je verrai dans six mois ou “Je pense que comment, il faudra qu’il m’explique Castaner, et alors répression d’un la plus grande est plus de 50 ans” lui, il vit ce qui en France depuis mouvement social

d’interview à Castaner, on n’a jamais eu de réponse. Mais pour moi, leur silence est la meilleure réponse. Parce qu’ils ne peuvent pas avoir de réponse. En tout cas, pas aujourd’hui. Je pense que dans six mois ou dix ans, je verrai Castaner, et alors il faudra qu’il m’explique comment, lui, il vit ce qui est la plus grande répression d’un mouvement social en France depuis plus de 50 ans. Comment un mec comme ça, maire d’une petite ville charmante, Forcalquie­r, peut se retrouver à la tête de 60 000, 80 000 policiers chaque samedi, dont certains commettent suffisamme­nt d’exactions pour que le Conseil de l’europe, L’ONU, le Parlement européen s’émeuvent. Je suis sûr qu’un jour, je le verrai.

Pourquoi la France fait-elle un doigt d’honneur à toutes ces institutio­ns? C’est la réaction d’un pays en crise. C’est assez confondant de voir que la France s’enorgueill­it toujours d’être la mère des grandes institutio­ns européenne­s, des droits humains, un phare, et que là, tout à coup, tout s’effondre. L’armée qui fait du maintien de l’ordre, ce n’est pas arrivé en métropole depuis 1921. Ils sont un peu zinzins, les mecs.

Comment ça se passe, dans les autres pays? De façon beaucoup plus moderne. La police appréhende la foule de manière plus juste. Elle sait qu’elle n’est plus compacte, univoque. Il y a une communicat­ion beaucoup plus moderne. Quand je suis arrivé à Montréal, il y avait le phénomène Carré Rouge, avec des étudiants qui faisaient des manifestat­ions tout le temps –ils appelaient ça le ‘Printemps érable’. Et la police communiqua­it via les réseaux sociaux. Elle faisait ses sommations comme ça. Elle utilisait des haut-parleurs géants, la signalisat­ion électroniq­ue des villes pour transmettr­e des informatio­ns. Alors qu’en France, on est toujours comme en 1968. Le plus haut gradé est là avec son portevoix et dit: ‘Usage de la force. Force doit rester à la loi.’ Premier rang, ils entendent ; troisième rang, ils n’entendent pas –et ça, c’est quand les piles marchent, parce que j’ai vu sur les Champs-élysées des mégaphones dont les piles ne marchaient pas. C’est ridicule. Donc la police charge, considéran­t qu’elle a fait ses sommations, alors que les gens ne sont pas au courant. Et là, tu as une foule qui devient hostile et se retourne contre les policiers. Pendant 40 ans, 300 CRS tenaient tête à 40 000 manifestan­ts sans aucun problème. Aujourd’hui, le ministère de l’intérieur est obligé de mettre plus de policiers que de manifestan­ts. Ce qui montre bien que la peur du gendarme n’existe plus. Pourquoi? Depuis 20 ans, on vit en permanence avec Vigipirate, des types qui se promènent dans les gares avec des pistolets mitrailleu­rs. Donc aujourd’hui, un CRS qui arrive en manif fait beaucoup moins peur qu’il y a 20 ans.

On a l’impression que le 1er décembre, la police ne s’attendait pas du tout à avoir des gens aussi déterminés en face d’elle. Il y a cette scène hallucinan­te au pied de l’arc de triomphe, où une charge de police est repoussée à mains nues par les manifestan­ts. Plus tard, j’apprends que la compagnie qui charge pensait être soutenue par une autre compagnie qui n’est pas venue. J’ai aussi des policiers qui me disent que le nombre de tirs de lacrymo est un aveu d’échec. Tu as d’un côté la déterminat­ion des gens, mais aussi, de l’autre côté, des flics pas entraînés, des bavures, et ça, c’est le cocktail explosif. En temps normal, c’est la police qui décide du degré de violence tolérable. C’est l’effet cocotte-minute: parfois, il faut laisser un peu de vapeur s’échapper, et il y a un peu de casse, un kiosque qui brûle, mais tout est réfléchi ; et parfois, il y a des débordemen­ts. Les 1er et 8 décembre, le 16 mars, il y a quelque chose qui échappe à l’ordre, c’est clair. Le préfet Delpuech, s’il est remercié, c’est parce qu’il est plutôt le tenant d’une ligne à la Grimaud (le préfet de police lors de Mai-68, ndlr): les familles des vitrines, c’est moins grave que les familles des victimes. Ça me semble être un peu plus intelligen­t. Tu as une colère, qu’est-ce que tu fais? Tu mutiles tout le monde? Tu ne peux même pas. Donc cette colère doit s’exprimer, mais tu la laisses s’exprimer jusqu’où? C’est un savant dosage, c’est très compliqué.

tête à 300 CRS tenaient “Pendant 40 ans, Aujourd’hui, le ministère manifestan­ts. 40 000 plus de obligé de mettre de l’intérieur est manifestan­ts” policiers que de

Ce qui est sûr, c’est que ça a débordé… Les blessés que je comptabili­se sont à Quimper, à Bar-le-duc, à Lyon, Montpellie­r, Toulouse, Rennes, Rouen… Il n’y a pas des blacks blocs partout, ce n’est pas vrai. Et quand bien même, la présence de casseurs n’est pas une raison pour que la France mutile les manifestan­ts. Ce n’est pas une raison pour que la France utilise des armes de guerre. La grenade GLI-F4, dans le code de sécurité intérieure, est catégorisé­e comme une arme de guerre. Est-ce que la police française peut viser la foule avec des armes de guerre? Je pose la question. Le drame, c’est qu’aujourd’hui, il y a des gens sur les plateaux télé qui répondent oui. Là, je dis: retrousson­s nos manches, il y a un truc qui ne va pas.

Le changement, c’est qu’avant, on avait des policiers en képi, et qu’aujourd’hui, ils sont équipés comme des forces spéciales. Attention, parce que les protection­s ‘de Robocop’, à la base, c’est pour absorber les coups, pas pour en donner. Le premier jour d’entraîneme­nt pour le maintien de l’ordre, c’est apprendre à recevoir les coups, pas à en donner. Ce qui est irresponsa­ble, c’est d’envoyer la BAC. Envoyer des types qui ont l’habitude d’être en surveillan­ce de malfrats, de dealers et qui font des interpella­tions parfois difficiles, avec des méthodes difficiles. Une fois sur les Champs-élysées, ils pensent que chaque manifestan­t est un malfaiteur, parce qu’ils sont formés comme ça. J’ai beaucoup plus peur de cette utilisatio­n d’une police ni entraînée ni formée que du Robocop.

C’est l’inexpérien­ce de ce pouvoir? C’est vrai qu’il y a quand même une incompéten­ce crasse. Mais est-ce que c’est aux blessés et aux mutilés de payer cette incompéten­ce? Les chiffres sont sortis: les gendarmes mobiles ont beaucoup moins d’enquêtes sur le dos que les CRS, qui en ont beaucoup moins que la BAC. La plupart des plaintes déposées visent ces gardiens de la paix auxquels on dit: ‘Samedi, tu as maintien de l’ordre.’ Ils ne sont pas formés, n’ont pas d’équipement, sont parfois obligés d’aller acheter leur casque chez Decathlon. Quand on a eu les chiffres du ministère de l’intérieur, on a vu que ceux qui avaient tiré comme à la foire du Trône, des milliers et des milliers de cartouches de LBD, c’étaient les policiers de la BAC.

Mais pourquoi font-ils ça? À t’entendre, on dirait vraiment que ça n’a aucun sens. L’idée d’envoyer la BAC, c’est de mettre des mecs dont le métier est d’interpelle­r. Pour qu’ils aillent interpelle­r dans la foule. Faire du flag’ en manif. Sauf que dans les faits, j’ai des commandant­s de CRS qui m’expliquent qu’ils refusent de travailler avec la BAC. En manif, ils leur disent: ‘Toi, tu prends le trottoir de gauche, moi celui de droite, salut.’ Il y a des désaccords profonds.

Regrettes-tu, parfois, de ne pas être resté vivre au Canada? J’ai beaucoup aimé la douceur, le respect, l’enthousias­me qui règnent dans ce pays. Mes copains québécois m’ont tous dit: ‘Pourquoi tu rentres?’ Je répondais: ‘Ça me manque un

SERVI.•PROPOS peu, le conflit.’ Bon là, je suis

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Paris, 19 janvier 2019. Acte 10 des Gilets jaunes.
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Paris, 1er décembre 2018. Acte 3 des Gilets jaunes.
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Paris, 2 fevrier 2019. Acte 12 des Gilets jaunes.

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