Society (France)

Le retour des jeux de société

ni les jeux vidéo, ni le streaming n’ont eu la peau des jeux de société. Au contraire, depuis une dizaine d’années, l’industrie connaît un véritable renouveau porté par les 25-35 ans. Des millennial­s élevés au Monopoly, au Cluedo et à La Bonne Paye qui dé

- PAR ARTHUR CERF / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Depuis une dizaine d’années, l’industrie des jeux de société connaît un véritable renouveau. Grâce à qui? Aux millennial­s, évidemment.

La main en l’air, un demi-sourire sur le visage, une fille attend un high five qui n’arrivera pas. Un peu plus loin, un couple pioche des cartes en rigolant alors que des jeunes gens en chemise attendent de payer, les bras croisés. Derrière, un jeune homme s’exclame: “En tout cas, c’était bien sympa!” Drapé dans un sweat-shirt noir “Supreme The Real Shit”, Nicolas sirote tranquille­ment un milk-shake menthe-chocolat. Ancien vendeur chez Apple, ce jeune homme de 26 ans fait “régulièrem­ent” des parties de Time’s Up! avec son colocatair­e ou de What Do You Meme?, un jeu consistant à associer une phrase à un mème Internet, “avec [s]es amis”. En ce mercredi soir, la terrasse et les 150 mètres carrés du MEISIA, un bar à jeux du Xe arrondisse­ment de Paris à l’ambiance “geek et épurée”, sont complets, saturés par le bruit des dés et des pions qui avancent. Ceux qui ne trouvent pas de place ici trouveront sans doute leur bonheur ailleurs. Car au cours des dix dernières années, des lieux dédiés aux jeux de société se sont multipliés partout dans l’hexagone. On en compterait aujourd’hui près de 1 200. Preuve du véritable renouveau du marché des jeux de société, qui aurait doublé en France depuis 2010 (lire encadré). “Avant, le jeu de société était une activité réservée aux enfants, resitue Bruno Desch, installé dans sa boutique toulousain­e Le Passe Temps depuis près de deux décennies. Ce n’est plus du tout le cas: on a de plus en plus de trentenair­es qui jouent entre amis ou de couples d’une vingtaine d’années. Jouer en amoureux, c’est devenu une activité du samedi soir.” Bruno, qui rentre tout juste du festival internatio­nal des Jeux à Cannes, a aussi lancé une chaîne Youtube spécialisé­e dans laquelle il déroule des tops de ses jeux préférés. Certaines vidéos atteignent 250 000 vues.

Pour Timothée Simonot, les soirées se divisent souvent en deux catégories: celles où il joue avec des novices et celles passées avec des experts en jeux de plateau. À lui revient toujours le rôle d’apporter la boîte adaptée au niveau des invités. Et pour cause, le jeune trentenair­e se définit fièrement comme un game designer. “Inventer un jeu de société, ce n’est pas encore comme avoir un manuscrit dans son tiroir et l’envoyer à un éditeur, mais on s’en rapproche, estime-t-il. Il y a ce fantasme du jeu que l’on invente à partir de rien et qui devient un succès. Même si, bon, ça arrive rarement.” Timothée a grandi avec les traditionn­els Uno, Mille Bornes et Trivial Pursuit, mais c’est à l’âge de 20 ans, alors qu’il étudiait le marketing à Rennes, que son intérêt pour les jeux de plateau s’est véritablem­ent développé. “Je pense que je fais partie d’une génération pour laquelle les jeux vidéo ont normalisé le fait de jouer. Tout le monde joue tout le temps, sur sa console, sur son smartphone, dans des escape games. Aujourd’hui, ce n’est plus méprisé socialemen­t de revenir aux jeux de société quand on sort de l’adolescenc­e.” Il faut dire que, des applicatio­ns de rencontres aux séminaires d’entreprise en passant par l’aménagemen­t urbain, le jeu “infuse tous les espaces de la vie moderne”, selon le sociologue Aurélien Fouillet, auteur de L’empire ludique. Autant de manières de remettre de l’aventure dans ce qu’il appelle une “modernité saturée” caractéris­ée par l’ennui et l’effort. À la fin de son milk-shake, Nicolas résume les choses ainsi: “Le travail est partout, c’est normal que le jeu le soit

aussi.” Lui bosse d’ailleurs désormais sur Playsome, une applicatio­n de “social gaming”. “L’idée, c’est de faciliter les rencontres par l’intermédia­ire du jeu, en proposant aux utilisateu­rs de challenger des gens qu’ils ne connaissen­t pas.”

Au sein d’un pool d’auteurs, Timothée essaie de faire germer le succès de demain, le produit qui tirera son épingle parmi le millier de jeux produits chaque année en France. “Aujourd’hui, les éditeurs ciblent les millennial­s avec des jeux adaptés, observe-t-il, avant de citer le succès de Blanc-manger Coco, l’adaptation française de l’américain Cards Against Humanity, un jeu d’ambiance dans lequel les joueurs doivent remplir des énoncés à trous avec des phrases “politiquem­ent incorrecte­s”. D’autres éditeurs ont suivi cette vague, lançant Taggle, un jeu de réparties “irrévérenc­ieuses” avec “des répliques qui claquent”, ou encore Limite Limite. Descriptif: “Grâce à des combinaiso­ns de cartes sans censure, créez des phrases aussi hilarantes que scandaleus­es et testez les limites de l’humour de vos amis.” Naturellem­ent, la recherche du jeu pour millennial­s ne va pas sans quelques ratés. En 2018, le mastodonte Hasbro lançait ainsi Monopoly Millennial­s, avec un Mr. Monopoly lunettes de soleil sur le nez et café Starbucks à la main, des pions en forme de hashtags et de smileys et des cartes “chance” annonçant “Ton vlog lifestyle a atteint un million de vues” ou encore “Tu cherchais un boulot mais tu as passé des heures à regarder des vidéos en streaming”. Cliché? À peine. Le samedi soir, il arrive à Marie-claire d’inviter quelques amis, d’ouvrir une bouteille de vin et la boîte d’un jeu de plateau comme What Do You Meme? ou Cards Against Humanity. “J’ai l’impression que l’on a des vies de plus en plus passives: on se fait livrer de la bouffe, une voiture vient nous chercher quand on appuie sur un bouton et on peut passer une soirée à chercher un film dans le catalogue Netflix pour finalement ne rien regarder. Face à ça, le jeu de société implique un retour à quelque chose d’engageant et d’interactif ”, pose-t-elle. Concrèteme­nt, la jeune trentenair­e ne sort plus trop. “Il y a dix ans, je n’aurais jamais imaginé que ma jeunesse ressembler­ait à ça mais aujourd’hui, rester chez soi semble être devenu plus cool que sortir.”

Installée à Londres depuis une dizaine d’années, Marie-claire a vu les clubs fermer et les hashtags #borecore et #slowlife fleurir sur Instagram. Elle s’est remise à jouer à la fin de sa vingtaine. “Je pense que de plus en plus de jeunes se remettent aux jeux de société au moment d’entrer dans le monde du travail et dans la précarité, dit-elle. Parce que c’est revenir à quelque chose d’enfantin, à un âge plus simple et plus innocent.” “Une forme de nostalgie”, complète Camille Tischmache­r, brand manager chez Hasbro. “Et puis, soyons honnêtes: le seul endroit où l’on pourra accéder à la propriété, c’est le Monopoly”, rigole Marie-claire, qui voit dans ce retour aux jeux de société le syndrome d’une génération particuliè­rement angoissée. Selon un rapport de l’american Psychologi­cal Associatio­n, 12% des millennial­s souffrirai­ent d’anxiété chronique, soit presque deux fois plus que chez les baby-boomers. “On traverse une époque sérieuse, dit-elle. Il faut être ‘woke’, il faut militer pour une cause, il faut faire attention à ce que l’on consomme et comment. Être frivole et irresponsa­ble quand on a la vingtaine, ça existe encore? Non. Résultat: bah, on joue aux jeux de société, comme

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“Le seul endroit où l’on pourra accéder à la propriété, c’est le Monopoly” Marie-claire, jeune trentenair­e

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