Society (France)

Le péril jeûne

- PAR ARTHUR CERF ET AMBRE CHALUMEAU, À MARTIGUES / ILLUSTRATI­ON: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

De plus en plus de Français partent chaque année en séjour jeûne. Pour se ressourcer ou pour entrer dans leur jean fétiche? Telle est la question.

Portés par la quête du “bien-être” et de “l’accompliss­ement de soi”, des milliers de Français partent chaque année en séjour “jeûne et rando”. À la recherche d’une révélation spirituell­e, d’une manière de résister au consuméris­me ambiant, ou tout bêtement pour perdre du poids? On est allé voir.

“Et les jus de fruits 100% fruits, c’est pareil! 100% fruits?” Xavier gonfle sa joue et appuie dessus avec son index. “N’oubliez pas, tout est fait pour qu’on mange du sucre. D’ailleurs, en France, on mange en moyenne 32 kilos de sucre par an.” Assis en demi-cercle face au préparateu­r physique, les curistes en sandales. Une dizaine d’individus réunis pour une semaine de jeûne ou de monodiète à base de riz complet ou de bananes oxydées, ayant déboursé 615 euros pour le gîte, sans le couvert, du centre Joli Jeûne de Carro, à une quarantain­e de kilomètres de Marseille. Il est 18h en ce quatrième jour de régime. Soit l’heure du bouillon du soir et de la conférence de Xavier Bernain, short bleu et polo Ralph Lauren. Thème du jour: “L’eau, le cru, le cuit”. Pendant plus de deux heures, il mitraille de conseils pour échapper aux perturbate­urs endocrinie­ns, aux produits transformé­s, aux mauvaises graisses, aux métaux lourds, à tout ce qui déshydrate ou fait gonfler. Tout pour “mourir jeune le plus tard possible”. “Est-ce que vous avez tous bien en tête l’équilibre acido-basique de votre corps?” Hochements de tête. Xavier liste des aliments trop gras, trop salés, trop sucrés. “Qui, ici, mange du fromage et de la charcuteri­e?” Les curistes font le deuil en acquiesçan­t. “Ah oui, c’est tellement bon…” Seize fois pendant la conférence, ils se resservent en bouillon ou en tisane. Mais c’est le café du matin qui manque le plus à Nathalie. Elle confie même que d’ordinaire, elle boit du déca. “Ah! l’arrête Xavier. Pourquoi un déca, Nathalie?” Un silence. “C’est une cochonneri­e”, souffle Marc dans un coin. Xavier est d’accord. “C’est du café javellisé, il faut éliminer ça. Si vous ne supportez pas la caféine mais que vous voulez le goût du café, il faut se faire des ristrettos.” L’occasion de faire un point hydratatio­n, “l’élément fondamenta­l du bien vieillir”. “Les redoublant­s! lance-t-il à ceux déjà passés par le centre. Le thé? –Ça déshydrate, répond un jeûneur. –Voilà. Donc n’oubliez pas de rincer votre thé. Le café aussi, ça déshydrate. Et plus le café est allongé, plus il… –Déshydrate. –Toi, t’as vu mes conférence­s.” Fin du bouillon. “Demain, on parlera des métaux lourds”, dit Xavier. Les curistes se lèvent et se traînent jusqu’aux chambres. Sur chaque porte, une citation. Voltaire: “J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé.” Bouddha: “Il n’y a point de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin.” Proverbe arabe: “Ce qui est passé a fui ; ce que tu espères est absent ; mais le présent est à toi.” “Je ne suis pas un ayatollah, dit Xavier, en mettant la main sur le coeur. Le but, ce n’est pas non plus de les rendre asociaux. Il faut quand même garder la notion de plaisir.” Suspendue au mur, la “recette du bonheur”: “250g d’amour, une pincée de magie, deux cuillères d’imaginatio­n, un grain de malice.”

C’est peu ou prou la seule recette à laquelle auront droit cette semaine les curistes, attirés jusqu’ici par la promesse du “bienêtre”, de la “détox” et de la “remise en forme”. Chaque année, la fédération Jeûne et Randonnée –à laquelle appartient le centre Joli Jeûne– propose plus de 1 200 stages pour répondre aux problèmes de “baisse de vitalité, fatigue et maladies chroniques, surcharge alimentair­e, obésité, stress en excès, vie sédentaire, dépression, corps de plus en plus encrassé de toxines du fait d’un mauvais métabolism­e digestif”. “Jeûner est une méthode de vie prescrite par la nature, peut-on lire sur le site internet de la fédération. L’animal malade jeûne spontanéme­nt et se met au repos.” Longtemps, la pratique a été regardée avec scepticism­e –pour ne pas dire hostilité– de la part du monde médical français. “La France a une culture médicale cartésienn­e, rationnell­e, venue des Lumières, de Claude Bernard, resitue Bruno Falissard, directeur du Centre de recherche en épidémiolo­gie et santé des population­s à l’inserm et auteur du rapport “Évaluation de l’efficacité de la pratique du jeûne comme pratique à visée préventive ou thérapeuti­que”. Ainsi, le jeûne n’existe pas parce que le fantasme hippocrati­que selon lequel on élimine les toxines, c’est du baratin. Après, si vous ne mangez que du bouillon de légumes, vous allez maigrir. Pas besoin d’être médecin pour le savoir.” Bruno Falissard admet néanmoins que depuis une trentaine d’années, la perception du jeûne thérapeuti­que a changé. Un tournant a notamment eu lieu en 2012 lorsqu’une étude américaine menée sur des souris par le professeur Valter Longo a suggéré que la combinaiso­n de cycles de jeûne et d’une chimiothér­apie pouvait favoriser la guérison du cancer et que d’autres pistes, non vérifiées, ont vu le jour sur le terrain des polyarthri­tes, des maladies rhumatolog­iques et des infections intestinal­es. Autre indice: en Allemagne, le jeûne thérapeuti­que est désormais pris en charge par la sécurité sociale. C’est d’ailleurs vers l’allemagne que la France regarde quand il s’agit de jeûne. La plupart des stages proposés s’inspirent de la méthode Buchinger, pratiquée depuis plus d’un demi-siècle à Uberlingen, dans le Sud du pays. Une méthode créée par le médecin Otto Buchinger, qui affirmait s’être guéri d’un rhumatisme aigu grâce à un régime de jus de fruits et de bouillons de légumes couplé à une activité physique. Fondatrice du centre Joli Jeûne, Agnès Leclerc-bernain s’est rendue sept fois outre-rhin pour une diète –4 300 euros les quatorze nuitées. Elle a découvert le jeûne à l’âge de 24 ans. “À l’époque, j’étais boulimique, je me faisais vomir, je ne savais plus quoi faire, pose-t-elle. Puis, je suis partie à Buchinger. Et il y a douze ans, j’ai quitté mon travail dans une banque pour créer mon centre de jeûne. Les gens ne comprenaie­nt pas.” Quarante diètes plus tard, elle dit avoir vu le regard des autres évoluer sur les régimes à base de bouillon. “Quand j’ai commencé à jeûner, je l’ai caché

“J’avais tellement faim que j’allais voler des feuilles de menthe dans le jardin pour les manger” Pénélope

à mes proches, ils n’auraient pas compris, dit-elle. Aujourd’hui, j’ai des groupes d’amis qui viennent au centre pour passer des vacances à jeûner.”

T-shirt “I Do Yoga And Drink Tequila”

Cinquième jour de jeûne. Éveil musculaire, quatre pastilles de chlorophyl­le et un jus de betterave, radis noir et curcuma. Réunis dans la salle de vie, les curistes évaluent leur vitalité de un à dix. “Huit” ou “neuf ”, répondent-ils un à un en se tournant vers leur voisin. Certains montent même à dix et jurent ne s’être jamais sentis aussi en forme. Au début de leur séjour, les jeûneurs ont effectué une purge consistant à boire un verre de sulfate de magnésium pour vider l’organisme. Ce matin, ils ont randonnée. Les curistes sont priés de monter à bord de deux minibus, direction les calanques, où ils devront s’acquitter de trois heures de marche au milieu des pins. L’odorat affûté par la cure, le groupe renifle un buisson de romarin. Le festival de fantasmes commence. “Un lapin à la moutarde et au romarin… –Oh non, de l’agneau, plutôt. –Ah? Tu le fais comment, toi?” Un classique selon Christelle, l’accompagna­trice sportive. “À chaque fois qu’on passe là, avec n’importe quel groupe, c’est la même chose.” La nourriture occupe une bonne partie des conversati­ons. “J’avais très peur d’avoir faim, mais en réalité ça va. J’appréhenda­is aussi de devoir faire du sport le ventre vide, mais en fait on tient très bien sans manger”, remarque une femme de 60 ans, à l’avant du cortège. Hochements de tête en silence. “N’empêche que là, un sandwich au speck…” L’autre accompagna­teur, Yannis, reste à l’arrière de la meute. “Parfois, on a des malaises, je dois faire des sprints, porter des gens, dit-il. J’ai pris un pot de miel dans mon sac, au cas où.” Sur eux, les curistes ont tous des “kits d’urgence”, des petites capsules de miel qu’ils prennent lors des baisses de tension. Au bout d’une demi-heure de marche, Céline, t-shirt “I Do Yoga And Drink Tequila”, s’arrête, elle a la tête qui tourne. “Je suis atteinte de la maladie de Lyme, confie-telle. J’ai passé un an sous antibiotiq­ues, puis mon médecin m’a conseillé le jeûne. Je me suis dit: ‘Qu’est-ce que c’est que ce truc de bobos?’ Puis, j’ai lu des livres sur la question et j’ai décidé d’aller en stage. La première détox a été compliquée, j’ai beaucoup vomi mais là, ça va un peu mieux. L’an prochain, on viendra à dix avec mes copines.” Le groupe la récupère au retour, avant de descendre la colline vers une petite crique. Venu de Paris, Bertrand* nage la brasse. “Pour moi, venir ici, c’est une manière d’échapper au stress profession­nel, à la pression, à l’intensité de la vie dans les grandes villes, dit-il. C’est une soupape de sécurité. Sans ça, j’aurais pété un plomb.” Originaire du Val-d’oise, Marie* s’est mise au jeûne il y a une dizaine d’années. “Vous avez lu le livre Nutrition, mensonges et propagande? demande-telle. C’est intéressan­t pour comprendre les enjeux économique­s de l’alimentati­on.” À ses côtés, Marc, son mari, affirme que pour lui, le jeûne est avant tout affaire de philosophi­e. “Aujourd’hui, on ne connaît plus le sentiment de faim. On a un besoin, on le satisfait. Jeûner, c’est une façon de s’opposer à l’ordre dominant.” Ensemble, les deux époux ont multiplié les jeûnes. “On est déjà partis dans l’atlas pour un séjour à base de médecine ayurvédiqu­e. On nous faisait vomir, c’était beaucoup plus spartiate.” Car le jeûne n’est pas à l’abri du n’importe quoi. La preuve, la Mission interminis­térielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la Miviludes, a plusieurs fois ciblé les jeûnes diététique­s. “Certains centres proposent des choses qui sont de l’ordre de la dérive sectaire. Il y a une dimension onéreuse, les gens sont affaiblis mentalemen­t et physiqueme­nt, leur esprit est plus réceptif à l’apologie de certaines idées”, dit Laurence Plumey, auteure de Comment maigrir heureux quand on n’aime ni le sport ni les légumes?

Que cherchent les jeûneurs? Comme tout le monde en cette époque troublée: des réponses. “Ce sont des gens qui ont le sentiment que leur vie s’éloigne de ce qu’elle devrait être, qu’on perd le contact avec la nature, qu’on ne sait plus ce qu’on mange”, dit Bruno Falissard. Agnès Leclerc-bernain confirme: “Quand ils arrivent, on leur demande de noter leurs objectifs: les notions de ‘break’ et de ‘reset’ reviennent souvent, avec cette idée de changer de mode de vie et de tout remettre à plat.” À moins qu’il soit essentiell­ement question de perte de poids. Si mincir n’est pas censé être le but premier de l’opération, qui est en théorie un enjeu de santé ou de spirituali­té, des centres en ont fait leur premier argument de vente, et certains jeûneurs leur obsession. Pénélope a constaté cette dérive lors de son séjour à Buchinger: “C’était une compétitio­n permanente. Tout le monde se demandait tout le temps: ‘T’as perdu combien?’ Quand tu arrives à la pesée, que tu as fait douze kilomètres de nage la veille et que tu n’as perdu que 100 grammes, tu te dis: ‘Qu’est-ce que j’ai fait de mal? Estce que j’ai bu trop d’eau?’” Elle reprend: “Il y a aussi ceux qui mentent et qui disent qu’ils sont en retraite spirituell­e, alors que le premier truc qu’ils font en rentrant, c’est vérifier s’ils rentrent mieux dans leur pantalon.” Agnès Leclerc-bernain ne se défausse pas: “C’est l’un des côtés malsains du jeûne, reconnaît la fondatrice du centre Joli Jeûne. En général, une bonne perte, c’est entre deux ou trois kilos. Et effectivem­ent, parfois, il y en a qui font des concours de perte de poids. Pour moi, c’est une catastroph­e. À ceux-là, j’explique que l’intérêt n’est pas de perdre six kilos, parce que quand on fait ça, on perd en réalité cinq kilos de muscles et d’eau.” Avis également à ceux qui voudraient maigrir vite: ils maigriront mal, reprendron­t du poids et devront revenir boire du bouillon en collectivi­té avant d’avoir eu le temps de regarnir leur compte en banque. L’occasion de rappeler que le véritable enjeu n’est pas le jeûne, mais le retour à la vie normale: ce que l’on appelle la “reprise alimentair­e”. “Les jeûneurs cherchent une pilule miracle: je paye pour qu’on s’occupe de moi, mais je ne change rien à mon quotidien et je passe d’un mode de vie extrême à l’autre”, dit Laurence Plumey. Pénélope, à propos de son dernier jeûne: “Il y a un côté toxicomane. Pendant une semaine, j’avais tellement faim que j’allais voler des feuilles de menthe et des brins de ciboulette dans le jardin pour les manger. Et je passais mon temps libre devant des vidéos de nourriture à penser à ce que j’allais me faire en rentrant.” Et ça s’est fini comment? “Quand je suis sortie, je suis arrivée à la gare et j’ai dégommé un bretzel. C’était merveilleu­x.” *Le prénom a été changé

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