Society (France)

Quentin Dupieux

- PAR ARTHUR CERF, À CANNES PHOTOS: JULIEN LIENARD

Dans Le Daim, le réalisateu­r raconte l’histoire d’un homme qui quitte tout pour se payer un blouson en daim et s’enfermer dans une chambre d’hôtel du fond des Pyrénées. Mais pourquoi donc? Il s’explique.

Le Daim raconte la drôle d’histoire d’un homme (Jean Dujardin) qui quitte tout pour se payer un blouson en daim et s’enfermer dans une chambre d’hôtel du fond des Pyrénées. L’occasion pour son réalisateu­r, Quentin Dupieux, de revenir tourner en France après sept années passées aux États-unis. Et de dire quelques vérités.

On a le sentiment que c’est la première fois que vous filmez la France. Ça faisait partie du projet? En fait, j’ai commencé à écrire ce film en anglais pour l’acteur Eric Wareheim (qui joue notamment dans la série Master of None, ndlr) quand j’étais encore aux États-unis. C’était un film très différent, grotesque: l’histoire d’un gros monsieur qui met un petit blouson et qui commence à devenir givré, à se regarder dans tous les miroirs et à tuer des gens. La vie a ensuite fait que je suis rentré en France, que j’ai fait Au Poste! (en 2018, ndlr) et que j’ai commencé

à me sentir bien avec les comédiens français. Ça a créé une révolution dans ma tête, donc j’ai réécrit Deer Skin pour en faire Le Daim. C’est ce qui fait que le film est un peu hybride: il a été conçu pour se passer en Californie et être essentiell­ement grotesque, et il est devenu plus personnel et plus ancré dans une réalité. Parce que je maîtrise mieux mon pays et ma langue que les États-unis. C’est encore un pays et une culture que je ne comprends pas. Alors qu’en France, je suis hyper à l’aise. Quand on cherchait des financemen­ts, j’avais l’habitude de dire que c’était mon premier film réaliste. Les mecs se foutaient de ma gueule parce qu’on parlait d’un mec qui se mettait à tuer des gens pour un blouson. Mais en vrai, c’est mon premier film réaliste. C’est un film sur un fou. Ce n’est pas le film qui est fou, c’est le mec. Donc c’est très con, mais tout ça s’est fait avec le voyage du retour en France. Cela dit, je n’avais pas particuliè­rement envie de parler de la France ni même de la société française. C’est juste un terrain de jeu, et oui, après quatre films en Californie, j’en avais marre de cette lumière.

Au coeur du film, il y a cette espèce de fantasme de la disparitio­n. Vous-même, vous avez dit que vous avez longtemps été en fuite. Le sujet du film, c’est effectivem­ent un mec qui reprend sa liberté. Il quitte sa femme et son boulot. Mais la différence, c’est que dans le film, on parle d’un mec qui abandonne sa famille et qui déraille seul. Moi, je suis parti avec ma famille, donc si on a déraillé, on l’a fait ensemble. On a vécu sept ans loin de chez nous. Il y avait une forme de fuite de tout un tas de choses, mais dans un contexte familial, sain et heureux. Il n’y avait pas ce truc déprimant du mec qui quitte son foyer et qui pète les plombs.

À quoi vous vouliez échapper en quittant la France? À toutes les conneries auxquelles les Français pensent échapper en partant aux États-unis. C’est effectivem­ent très agréable de ne plus se poser la question: ‘Est-ce qu’il pleut, ce matin?’ Des trucs de cet ordre-là. C’est un luxe immense de

“Avoir envie de passer deux semaines à filmer une nana en sang qui se fait torturer, même si c’est pour déconner… Je me dis que ceux qui font ça, ce sont quand même des mecs qui ont de gros soucis”

vivre cette vie en Californie sans soucis financiers. On s’est offert, à perte, une sorte de bulle formidable où il fait beau, avec un jardin et des palmiers, où tout le monde te dit: ‘Hiiii! How are you doiiing?’ On fuyait la grisaille, les pulls marron, les gens qui font la gueule, tous ces clichéslà. Et puis, il y avait ce truc artificiel très chouette: t’es en t-shirt, en chemise, tu peux mettre un chapeau rose et aller acheter de la viande, tout le monde s’en fout, c’est hyperagréa­ble. Les gens sourient. Les Français me disaient: ‘Mais c’est artificiel!’ Oui, mais on s’en fout, c’est quand même chouette un sourire, même s’il est bidon. Sauf qu’à la longue, on entend toujours les mêmes conneries, donc on n’y croit plus. ‘Ah, les gens sont tellement sympas là-bas, chez nous, ils font la gueule! Et la circulatio­n est quand même plus ordonnée, à Paris les gens sont prêts à s’entretuer.’ En fait non, parce qu’aux États-unis y en a un qui peut avoir un flingue, donc tout le monde ferme sa gueule, et puis les gens ont un peu peur de la police. Est-ce que c’est mieux, cette société où tout le monde ferme sa gueule pour pas se faire soit taper par les flics, soit tirer dessus par deux malades? J’en sais rien.

Et artistique­ment? Artistique­ment, la fuite aux États-unis, c’est comme si j’avais eu besoin de me planquer pour faire mes films. C’était une sorte d’entraîneme­nt masqué où la barrière de la langue rendait les films un peu distants, non personnels. Je ne me confrontai­s pas à moi-même, j’avais besoin de faire des films qui ne me ressemblai­ent pas culturelle­ment. D’où cette espèce d’emprunt à la culture américaine: ‘Tiens, je vais mettre un flic ici, je vais filmer en banlieue de Los Angeles.’ Mais en fait, c’est à des années-lumière de ce que je suis. Je suis un alien pour eux, et ils le sont aussi pour moi. J’ai l’impression que mes long-métrages aux États-unis, à part Réalité, sont des films gadget, un peu à la con. Là, j’avais besoin de revivre la sensation du premier film, comme quand, à 15 ans, j’allais tourner en forêt avec des potes. Il y a un retour à l’enfance qui, quelque part, passait par un retour en France.

Vous dites que vous avez eu envie de rentrer dès le tournage de Réalité. Ouais, je tournais avec Jonathan Lambert et il avait un air sérieux, un peu trop renfrogné, je lui ai dit: ‘Là, t’es trop Balladur!’

C’est rien, mais je n’ai trouvé que ça à lui dire, il a éclaté de rire et il a fait une meilleure prise. Donc j’ai découvert la direction d’acteurs avec lui, Alain Chabat et Élodie Bouchez (ils jouent tous les trois dans Réalité, ndlr). Quand tu parles à un Américain, il fronce les sourcils et essaie de comprendre ce que tu lui dis, mais culturelle­ment, il y a un truc qui ne passe pas. Surtout avec des mecs comme Wareheim, justement parce que tu penses qu’il y a une connexion par rapport aux trucs à la con qu’on fait, mais absolument pas. On est soi-disant copains, mais on ne se connaît pas, on fait semblant de l’être, nos rapports sont génériques. Là-bas, je bosse avec des petits comédiens américains. J’ai eu deux ou trois pseudo stars, genre le papa dans Twin Peaks. Mais en vrai, c’est l’équivalent d’un mec qui aurait joué le médecin dans Joséphine, ange gardien. Nous, Français, on se dit: ‘Waouh! Twin Peaks!’ Mais non, c’est un mec qui a eu un rôle de père dans un téléfilm, il y a zéro mythe associé à lui. Alors il joue bien, c’est super, mais il n’y a aucune connexion qui s’opère. Alors que quand j’ai Chabat, je suis avec un mec avec qui j’ai grandi, que j’ai admiré longtemps avant de pouvoir travailler avec. C’était fou de bosser avec le héros de mon enfance, et d’avoir une connivence avec lui. C’est ce qui fait aussi que je suis en phase avec un mec comme Dujardin. On a le même âge, on est français, on vient tous les deux d’un milieu à la con, on a grandi dans les mêmes années, on a traversé le temps de la même façon.

Vous avez comparé vos expérience­s des États-unis avec Dujardin? Oui, bien sûr, mais lui a été beaucoup plus malin que moi dans son approche. Il aurait pu tomber dans le panneau d’aller faire le frenchy dans des merdes. Or, s’il y a un truc un peu pathétique, ce sont ces petits Français qui essaient d’exister dans des blockbuste­rs américains, il y a un truc gênant. Enfin, je ne porte aucun jugement, mais je dis juste que Jean a fait un choix magnifique de rester un Gaulois, parce que c’est ce qu’il sait faire. Et si demain il devait se fondre dans un film des frères Coen, ça lui demanderai­t un travail de compositio­n pour faire semblant d’être un mec qui joue dans un film des frères Coen. Alors que s’il vient chez moi, il arrive à s’abandonner humainemen­t dans le personnage. Il ne fait pas semblant de le jouer. On voulait faire ce film sérieuseme­nt, il ne fallait pas qu’il fasse semblant d’être fou, il fallait qu’il le soit un peu.

Dans Le Daim, il y a quelque chose du film d’horreur. Un peu, oui, même si les faits divers, ce n’est pas trop mon truc. La dimension horrifique du film vient surtout de ma cinéphilie de jeunesse, des cassettes, des films de John Carpenter. Je ne pourrais pas consacrer un film à ça. Avoir envie de passer deux semaines à filmer une nana en sang qui se fait torturer, même si c’est pour déconner ou pour faire du spectacle… Je me dis que ceux qui font ça, ce sont quand même des mecs qui ont de gros soucis, ça ne m’intéresse pas. Avec Le Daim, j’ai l’impression d’être à ma limite de plaisir. J’ai fait venir un de mes copains pour jouer une des victimes, mais je n’ai pas aimé demander à Jean de faire semblant de le tuer. Je n’ai pas trouvé ça cool, de voir mon copain se faire maltraiter dans une cabine téléphoniq­ue. C’était plutôt violent.

Vous en avez connu des Georges, le personnage que joue Dujardin? Ouais, des gars qui sont dans une espèce de folie ordinaire, qui survivent dans cette société mais en étant complèteme­nt givrés. J’en ai fait un truc déviant, c’est-à-dire que le type glisse et va trop loin. Mais j’en ai vu plein, des mecs comme ça. C’est-à-dire? Ils sont partout. Ce sont les gens qui ne savent pas quoi faire de leur vie. C’est ça qui rend fou. Moi, j’ai beaucoup de chance parce que j’ai été passionné très vite, j’ai commencé à tenir une caméra quand j’avais 15 ans. Mais il y a beaucoup de gens qui ne savent pas quoi faire de leur vie, qui sont aliénés. C’est quoi la vie quand tu ne sais pas quoi faire? Un chien, ça aime jouer, manger, ça a à peu près un but. Mais il y a des êtres humains qui ne comprennen­t pas leur fonction. Et ça les rend dégénérés et fous.

Jean Dujardin a beaucoup joué ce genre de personnage­s. C’est ce qui vous intéressai­t chez lui? Pas vraiment. Après, Dujardin a un truc de l’époque –c’est le sujet le moins important de mon film, néanmoins c’est là malgré moi, je m’en suis rendu compte en cours de route–, c’est ce narcissism­e un peu bête. Le mec qui passe beaucoup de temps à se regarder et à se filmer. J’ai compris ça en tournant ce plan où il est tout seul en bagnole et il se filme avec le caméscope en conduisant, et puis il regarde la caméra toutes les trois secondes, en prenant le risque de faire tomber la bagnole dans le ravin. J’étais avec lui et j’ai éclaté de rire. Mais j’insiste sur le fait que ce qui est ‘hors époque’ me paraît plus intéressan­t dans le film.

Ça vous gêne quand les films essaient de s’approprier des codes de l’époque? Je vois qu’il y a des textos dans tous les films maintenant, je trouve ça d’un ennui... Les bulles qui apparaisse­nt à l’écran avec des: ‘T’es où?’, ‘J’arrive’. Je trouve ça fou. On intègre même Facetime au cinéma, comme si c’était génial. Parce que ça fait partie de notre vie, il faudrait qu’on le retrouve dans les films. Mais en fait, non. La communicat­ion sur Facetime, c’est l’enfer, t’arrives jamais à dire ce que tu veux, les gens ne s’entendent pas, tu cries, tout le monde a l’air con et moche. J’ai eu cette sensation en allant voir une comédie qui vient de sortir. Quand on filme tous ces petits vides de l’être humain –les appels Facetime, les textos, un Mac ou un ipad–, c’est tellement rien que c’est comme si on filmait des gens aux toilettes. On n’a pas besoin de voir ça au cinéma, je trouve que c’est montrer ce qu’il y a de moins intéressan­t chez l’être humain. Quelqu’un qui envoie un texto, c’est l’ennui absolu.

Voir: Le Daim, en salle le 19 juin

“Je vois qu’il y a des textos dans tous les films maintenant, je trouve ça d’un ennui... Parce que ça fait partie de notre vie, il faudrait qu’on le retrouve dans les films. Mais non”

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À la sortie du pieu?
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