Society (France)

Un homme contre l’évasion fiscale

- PAR EMMANUELLE ANDREANI PHOTOS: GABRIELE GALIMBERTI & PAOLO WOODS, TIRÉES DE LA SÉRIE THE HEAVENS

Le combat contre l’évasion fiscale des multinatio­nales, estimée entre 90 et 350 milliards d’euros par an à travers le monde, est-il perdu d’avance? Pascal Saint-amans refuse de le croire. À 50 ans, le patron de la division fiscale de L’OCDE fait même une promesse: la grande fête est bientôt terminée.

Entre 90 et 350 milliards d’euros par an. C’est, selon les spécialist­es, le montant de l’évasion fiscale des multinatio­nales dans le monde. Une manne financière que l’opinion publique mondiale réclame, mais que les États peinent –quand ils ne rechignent pas– à récupérer. Le combat est-il perdu? Pas si l’on écoute Pascal Saint-amans. À 50 ans, le patron de la division fiscale de L’OCDE, que la presse américaine a surnommé “le visage de l’impôt”, l’annonce: la grande fête fiscale est bientôt terminée. Voici l’histoire de son combat.

IL avait cru bon de prévenir: ça allait être long et, honnêtemen­t, “pas très drôle”. Comme si l’intitulé de cette “consultati­on publique de L’OCDE sur les défis fiscaux posés par l’économie numérique” risquait, en quelque sorte, de prêter à confusion. Et puis, le jour venu, alors que la salle plénière s’emplissait d’un camaïeu de gris, de gens à la mine terne et froissée se frayant un chemin dans les rangées, les mains encombrées d’un café brûlant ou d’un attaché-case, on l’a vu arriver, grimper sur l’estrade d’un pas léger, s’asseoir et contempler la foule, le regard franchemen­t amusé. À ses pieds, se tenait –en plus des habituels délégués d’une centaine de pays et de quelques ONG– un bataillon de 250 avocats fiscaliste­s et de directeurs financiers venus défendre les intérêts des plus grandes multinatio­nales de la planète. Lui semblait se délecter de les observer, assis en rang d’oignons, l’air grave, voire un peu fébriles, attendre qu’on leur donne la parole. N’était-ce pas la preuve que son projet de réforme, destiné à mettre un terme définitif aux stratégies d’optimisati­on et d’évasion fiscale des entreprise­s dans le monde, était pris très au sérieux? Qu’il faisait même un peu peur? Il esquissait encore un léger sourire au moment de prendre le micro: “Merci d’être venus. Vous formez une grande foule, pour une grande fête. La grande fête fiscale!” Dans la salle, personne n’a eu l’air de trouver ça drôle. Tous avaient compris qu’en réalité, quoi qu’ils fassent, quelles que soient leurs supplicati­ons, leurs mises en garde, rien n’y ferait. Que bientôt, la “fête fiscale” serait finie.

Il y a quatre ans, le magazine américain Forbes l’avait intronisé “the face of tax”. Le visage de l’impôt, donc. Pascal Saint-amans, 50 ans, un nom de héros de roman, une vague argentée en guise de cheveux, une passion pour le surf et l’air de se promener dans la vie comme on va au cinéma: sans en perdre une miette. Le patron de la division fiscale de L’OCDE (l’organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s) se distingue également par un franc-parler peu commun dans l’univers ouaté des institutio­ns internatio­nales. “L’idée selon laquelle les entreprise­s sont méchantes est complèteme­nt débile, devise-t-il dans son bureau, au troisième étage du siège de l’organisati­on, à Boulogne-billancour­t. Si elles se comportent comme des porcs, c’est parce qu’on les a laissé faire.” Selon L’OCDE, la planificat­ion fiscale des multinatio­nales fait perdre aux États entre 90 et 210 milliards d’euros de recettes chaque année. L’économiste français Gabriel Zucman estime, lui, ce manque à gagner à plus de 350 milliards d’euros par an: selon ses calculs, plus de 40% des profits seraient délocalisé­s artificiel­lement dans des paradis fiscaux. Le phénomène s’est quoi qu’il en soit aggravé ces dernières années avec la montée en puissance de l’économie numérique. Les géants, comme Google, Facebook, Airbnb ou Amazon, rapatrient d’autant plus facilement leurs bénéfices dans des paradis fiscaux qu’ils n’ont pas toujours de présence physique dans les pays où ils font du business. La question est complexe, pour ne pas dire inextricab­le. Comme un symbole, les 28 pays de l’union européenne ont d’ailleurs échoué en février dernier à se mettre d’accord sur une taxe GAFA (les initiales de Google, Amazon, Facebook et Apple). Mais Pascal Saint-amans compte bien, lui, la régler une bonne fois pour toutes. “Attention, nuance-t-il. Je ne dis pas que c’est certain. Je dis que l’on va tout faire pour y arriver.”

Depuis le 29 janvier dernier, en tout cas, cela ne semble pas trop mal embarqué. Ce jour-là, Pascal Saint-amans annonçait avoir réussi à mettre 127 pays d’accord sur la nécessité de travailler à une refonte de la fiscalité internatio­nale. Ceux-là s’engageaien­t à aboutir, d’ici à 2020, à une solution globale permettant de mieux taxer les multinatio­nales, en particulie­r numériques. Certains spécialist­es y ont vu d’emblée une “révolution historique”, comme Christian Chavagneux, éditoriali­ste au magazine Alternativ­es économique­s et auteur de plusieurs ouvrages sur l’évasion fiscale. “Comprenez bien: ce texte n’était pas qu’une déclaratio­n d’intention, détaille-t-il aujourd’hui. On ne lâche pas un document comme ça, où l’on dit que l’on va avancer, où l’on esquisse des pistes de réformes concrètes, pour arriver un an après et dire: ‘Ah non, finalement, on abandonne tout, désolé.’ Sauf événement exceptionn­el, cela ne peut qu’aboutir.” D’autres se sont néanmoins montrés plus pessimiste­s. The Guardian comparant ainsi les pays signataire­s à “des alpinistes ayant tout juste atteint le camp de base sur la route vers le sommet de l’everest”. Et puis, aussi: pourquoi L’OCDE réussirait­elle, avec 127 pays embarqués, là où L’UE, à 28, a si tristement échoué? La question fait sourire Pascal Saint-amans. “C’est un paradoxe. L’OCDE est un machin un peu obscur et mou, sans autorité politique, alors que l’union européenne a de vrais pouvoirs. Mais elle a été infoutue de faire quoi que ce soit, alors que nous, on peut changer le monde. Et vous savez pourquoi? Parce que nous, on vient avec une pression du G20, avec dedans la Chine, les États-unis, le Brésil, l’inde… Et le G20, c’est un peu comme un gros bâton. Moi, avec ce bâton, je peux ensuite aller voir les petits, les paradis fiscaux, et leur dire: ‘Attention, si vous ne bougez pas, ils vont venir vous massacrer.’” Pour comprendre le sens de ces propos un brin imagés, il faut s’arrêter un instant sur l’histoire récente de cette organisati­on, historique­ment qualifiée de “club des pays riches”. Moins connue que L’ONU, le FMI ou la Banque mondiale, longtemps cantonnée à la production de rapports

“Nos équipes ont mesuré que lorsqu’un PARADIS FISCAL annonce qu’il va mettre en place l’échange automatiqu­e d’informatio­ns bancaires, il enregistre une BAISSE DE 20 À 25% DES AVOIRS sur ses comptes. Rien que le simple fait de dire ‘je vais livrer les infos à votre pays d’origine’, ça fait peur et ça a un vrai impact” Pascal Saint-amans

et d’analyses économique­s pointues, L’OCDE s’est transformé­e, en l’espace d’une douzaine d’années, en avant-poste mondial de la lutte contre l’évasion fiscale. Une évolution qui s’est opérée à la faveur d’un alignement des planètes inédit: la crise de 2007-08, l’effondreme­nt, puis le renfloueme­nt, à coups de milliards, du système bancaire internatio­nal, et la prise de conscience politique globale qui en a découlé. “La crise, ça a été le ‘wake-up call’. À ce moment-là, le pouvoir magique de la finance sur les politiques a disparu, résume Saint-amans, qui est arrivé à L’OCDE fin 2007. À droite comme à gauche, les gouvernant­s se sont dit: les banques que l’on sauve à coups de milliards, ce sont les mêmes qui aident les contribuab­les à ne pas payer les impôts dont on a besoin pour sauver les banques. Ce n’est plus possible.” À cette époque, L’OCDE, réputée pour son expertise fiscale, est mandatée par les pays du G20 pour trouver des solutions contre la fraude et l’évasion fiscale. À leur demande, elle va aussi inviter à la table des discussion­s de plus en plus de participan­ts. Si elle ne compte que 36 États membres (en gros, les économies les plus avancées), l’organisati­on a intégré 127 États dans le “cadre inclusif” qui s’occupe d’évasion fiscale, et où, souligne le haut fonctionna­ire, “tout le monde discute sur un pied d’égalité”.

Faire sauter le verrou suisse

Pascal Saint-amans est à 5 000 mètres d’altitude, quelque part entre Hong Kong, les îles Caïmans et les Bahamas, le 15 février 2008, quand éclate le scandale du Liechtenst­ein. “Quand j’atterris, mon téléphone se met à sonner, remet-il. Je reçois coup de fil sur coup de fil des journalist­es. Je mets un moment à comprendre ce qui se passe. Et très vite, je me dis que c’est énorme.” L’affaire concerne près d’un millier de riches contribuab­les allemands, dont le patron de la Deutsche Post, alors acculé à la démission –il est question de plusieurs milliards d’euros dissimulés dans le micro-état. Le haut fonctionna­ire français, passé par Bercy, est arrivé à L’OCDE quelques mois plus tôt, à la division transparen­ce. “À l’époque, je m’étais dit: ‘Si les démocrates reviennent à la Maison-blanche (avec l’élection de novembre 2008, ndlr), on va peut-être pouvoir bouger sur les paradis fiscaux.’ Et ce jour-là, face à l’ampleur médiatique que prend l’affaire, je comprends que ce ne sont pas les démocrates américains, mais l’affaire du Liechtenst­ein qui va faire exploser le sujet des paradis fiscaux.” Il comprend vite, aussi, que la clé de voûte de tout le système, celle qu’il faut faire sauter, c’est la Suisse. Aux Bahamas, aux Caïmans, où il effectue alors son premier déplacemen­t, ses interlocut­eurs lui répondent tous la même chose: “Ils me disaient: ‘Vous êtes bien gentil, mais on bougera quand la Suisse bougera.’ Je me suis dit qu’il fallait enclencher le processus politique.” Saint-amans organise alors une première réunion franco-allemande sur le sujet, avec les ministres de l’économie Éric Woerth (droite) et Peer Steinbrück (gauche). “L’idée était d’avoir une initiative forte, bipartisan­e, sur les paradis fiscaux”, explique-t-il. Le rendez-vous est fixé au 22 octobre à Paris. Or, Lehman Brothers s’effondre le 15 septembre, semant la panique sur les marchés. Le sujet des paradis fiscaux monte au fur et à mesure que le monde s’enfonce dans la crise. La réunion parisienne prend alors une autre dimension, se transforma­nt en sommet, avec onze pays annoncés. Les chefs d’état y déclareron­t la guerre aux “trous noirs de la finance”, en particulie­r la Suisse, contre laquelle Steinbrück déclare

vouloir utiliser “la carotte, mais aussi le bâton”. Dans la foulée a lieu le premier G20 des chefs d’état, à Washington en novembre 2008, puis d’autres, et d’autres encore: le forum des 20 plus grands pays devient alors la grande salle de la crise mondiale, et L’OCDE son bras armé fiscal.

En guise de “bâton”, l’institutio­n est priée de dresser une “liste noire” des paradis fiscaux. Mais quels critères choisir? Comment distinguer les bons des mauvais, voire des très mauvais élèves? À l’époque, plusieurs États se sont déjà engagés à devenir plus transparen­ts: en gros, à livrer aux pays qui en font la demande les noms des étrangers ayant ouvert des comptes sur leur sol –ils ont signé avec d’autres pays ce que l’on appelle des “accords d’échanges de renseignem­ents”. D’autres en ont signé, mais uniquement avec d’autres paradis fiscaux –les rendant de facto inutiles. D’autres encore n’ont pris aucun engagement du tout. C’est le cas de la Suisse lorsque, début 2009, les équipes de L’OCDE sont en train de finaliser leur liste. Or, le petit pays n’a pas du tout envie de cette mauvaise publicité. Deux semaines avant la publicatio­n prévue, à l’occasion du G20 de Londres, Pascal Saint-amans décide de mettre la pression sur les Helvètes en faisant fuiter le nom des blacklisté­s. La Suisse y figure donc, elle y côtoie même les pires trous noirs de la planète (Costa Rica, Panama, îles Cook, etc.), mais aussi trois autres États européens, membres, comme elle, de L’OCDE: l’autriche, le Luxembourg et la Belgique. Ce jour-là, dans les couloirs de l’institutio­n, les quatre pays font éclater leur colère. “Ce n’était pas beau à voir, se souvient Pascal Saintamans. Les ambassadeu­rs poussaient des hurlements dans le bureau d’angel Gurria, le secrétaire général de L’OCDE. On a dû négocier avec eux jusqu’au jour J.” Les tractation­s se solderont finalement par la publicatio­n de plusieurs listes: noire, grise, gris clair, blanche, établies en fonction du degré d’engagement des pays. Médiatique­ment, c’est un fiasco. Personne n’y comprend rien, tout le monde pointe le fait que la Suisse, en particulie­r, figure en “gris clair” et non en “noir”, alors même qu’un nouveau scandale, impliquant cette fois la banque UBS, vient tout juste d’éclater. L’impression qui domine est celle d’un simple coup de com’. Quand Nicolas Sarkozy, alors président de la France, affirme que “les paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est terminé”, il suscite sarcasmes et protestati­ons. À juste titre: ONG et spécialist­es font valoir que les accords imposés par L’OCDE sont des accords d’échanges “à la demande”. Autrement dit, les États ne sont tenus de livrer les données bancaires d’un étranger ayant ouvert un compte chez eux que si son pays d’origine en fait la demande nommément et au cas par cas, par exemple dans le cadre d’une enquête déjà en cours. “En résumé, le fisc français ne pouvait pas demander à la Suisse le nom de tous les Français ayant ouvert un compte sur son territoire, décrypte Christian Chavagneux. Il ne pouvait pas se servir de ces accords pour dénicher de nouveaux évadés fiscaux, mais simplement pour confirmer ce que, dans le fond, il savait déjà…” Il faudra en fait trois, quatre ans de négociatio­ns supplément­aires, un gros coup de pression des États-unis, qui passent le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) en 2010, obligeant les banques du monde entier à leur livrer les noms et le montant des avoirs de tous les citoyens américains, sous peine de sanctions, et plusieurs nouveaux scandales (affaire Cahuzac en 2012-13, Offshore Leaks en 2013-14) pour aboutir à un système plus contraigna­nt. En octobre 2014, 80 pays annoncent vouloir passer à l’échange automatiqu­e d’informatio­ns bancaires et fiscales, dont le Luxembourg et la Suisse, mais aussi les îles Caïmans et le Liechtenst­ein. Et d’après Pascal Saint-amans, la mesure, entrée en vigueur en 2017 (en 2018 pour la Suisse), a déjà produit ses premiers effets. “Nos équipes ont mesuré que lorsqu’un paradis fiscal annonce qu’il va mettre en place l’échange automatiqu­e, il enregistre une baisse de 20 à 25% des avoirs sur ses comptes bancaires. Rien que le simple fait de dire ‘je vais livrer les infos à votre pays d’origine’, ça fait peur et ça a un vrai impact.” Christian Chavagneux acquiesce: “Avec l’échange automatiqu­e d’informatio­ns, ouvrir un compte en Suisse n’a plus d’intérêt, puisque l’info est automatiqu­ement envoyée à la France, et que le but, c’était justement de ne pas le déclarer…” Il reste d’autres options aux fraudeurs: le faux certificat de résidence dans un paradis fiscal ou le trust, montage juridique opaque consistant à se délester artificiel­lement de ses biens au nom d’un gestionnai­re fictif, pratiqué dans les dépendance­s juridiques britanniqu­es (Caïmans, Bermudes, Barbades…) et au coeur des derniers leaks en date, les Paradise Papers. “Il est plus difficile de repérer un trust qu’un compte non déclaré, admet Pascal Saint-amans. Mais on oeuvre tous les jours à boucher les trous. Même le Panama s’est engagé à appliquer nos standards depuis les Panama Papers en 2016, et on est sur leur dos pour que ça bouge.” Il en veut pour preuve l’ampleur des informatio­ns bancaires échangées jusqu’ici et collectées par L’OCDE en mars dernier. Elles font état de 47 millions de comptes bancaires ouverts par des particulie­rs à l’étranger, contenant au total 5 000 milliards d’euros. “C’est la première fois que l’on obtient ce genre de chiffres, pays par pays, fait valoir le haut fonctionna­ire. Par exemple, l’allemagne sait désormais qu’il y a cinq millions d’allemands qui détiennent un compte à l’étranger. Certains sont légaux et déclarés, d’autres sans doute pas. Désormais, le fisc allemand peut en tout cas se servir de ces infos pour vérifier lesquels de ces comptes ont été déclarés et traquer les fraudeurs fiscaux. Mais il faut comprendre que le fait que les pays aient désormais accès à ce genre de données est un pas considérab­le dans la lutte contre l’évasion fiscale. Et vu les montants et la masse d’informatio­ns récupérées –5 000 milliards, quand même–, ça veut dire que les États signataire­s ont vraiment

Les informatio­ns bancaires échangées jusqu’ici et collectées par L’OCDE en mars dernier font état de 47 MILLIONS DE COMPTES bancaires ouverts par des particulie­rs à l’étranger, contenant au total 5 000 MILLIARDS D’EUROS

joué le jeu. À elle seule, la Suisse a envoyé à 70 pays deux millions d’informatio­ns sur des comptes ouverts par des non-résidents suisses… Aujourd’hui, on peut le dire, le secret bancaire pour les particulie­rs, c’est terminé.” En dix ans, les dépôts sur les comptes offshore ont diminué de 34%, soit une baisse de 551 millions de dollars (489 milliards d’euros), selon une étude qui vient d’être publiée par L’OCDE.

“Ça a l’air d’un truc de film noir, mais pas du tout”

Restent les multinatio­nales. Cette fois, il ne s’agit plus de faire craquer la Suisse, mais de persuader la planète de changer un système en place depuis un siècle. En janvier 2012, Pascal Saint-amans est promu chef de la division fiscale de L’OCDE. Il a promis au secrétaire général de l’organisati­on de s’occuper des multinatio­nales. Il aborde le sujet pour la première fois en avril en petit comité, avec les délégués d’une douzaine de pays, et décide, très vite, de se lancer: il baptise le projet BEPS, l’acronyme de Base erosion and profit shifting (“Érosion de la base fiscale et transfert de bénéfices”), un nom barbare faisant référence aux principale­s stratégies de planificat­ion

fiscale des multinatio­nales. Puis, il commence à préparer une vague présentati­on Powerpoint, avec des chiffres censés convaincre les États de s’attaquer au problème. “Je pars au G20 de Los Cabos, au Mexique, raconte-t-il avec la jubilation de celui qui a bien réussi son coup. Et alors là, on me demande de rédiger la partie du communiqué qui parle des affaires fiscales –c’est toujours moi qui m’en charge, parce que personne d’autre ne sait le faire. Et je rajoute une phrase disant que les pays du G20 ‘soutiennen­t totalement le travail de L’OCDE sur BEPS’. Travail qui n’existait pas, en fait! J’avais juste un Powerpoint!” Au moment de valider le communiqué, qui apparaît sur un grand écran dans la salle, personne ne tique, sauf le délégué chinois. “Il dit: ‘Qu’est-ce que c’est que ce truc-là, BEPS?’ Je tente de le rassurer, mais il n’a pas confiance, donc il émet une réserve. Et on décide d’y revenir le lendemain.” Pascal Saint-amans esquisse un large sourire, puis reprend: “Il se trouve que l’année d’avant, j’avais fait un déplacemen­t aux Caïmans avec une déléguée chinoise. Après la session de travail, on avait une excursion en mer. Et à un moment, je me suis rendu compte que la Chinoise se noyait –elle ne savait pas nager, en fait. Donc je l’ai sortie de l’eau, elle m’a dit merci et un truc du genre: ‘Je vous en dois une!’ Et donc au Mexique, je me souviens de cet épisode. J’ai gardé le portable de la fille, alors je l’appelle à Pékin au milieu de la nuit –c’est l’interlocut­rice principale pour toutes les affaires fiscales au G20– et je lui dis: ‘Ton délégué qui est au Mexique va t’appeler pour te poser des questions sur un truc qui s’appelle BEPS et tu vas lui dire oui.’ Et elle a dit oui. C’est comme ça que j’ai obtenu le mandat du G20 pour bosser sur le sujet.” La grande histoire vient se greffer à la petite. Quatre mois plus tard, en octobre 2012, la presse révèle que Starbucks, qui se vante vis-à-vis de ses actionnair­es d’accumuler les profits, ne paie aucun impôt en Grande-bretagne. L’affaire suscite la colère de l’opinion publique, des manifestat­ions ont lieu, la chaîne de cafés, mais aussi Google et Amazon, mises en cause dans d’autres enquêtes, sont auditionné­es par les parlementa­ires britanniqu­es. “David Cameron se demande: ‘Qu’est-ce qu’on peut faire?’ Et leur Trésor leur dit: ‘Mais regardez, L’OCDE a déjà commencé à travailler sur le sujet avec ce projet BEPS.’ Et ils nous commandent un rapport, puis un plan d’action, en 2013.” Deux ans après, fin 2015, une soixantain­e de pays annoncent s’être mis d’accord sur quinze mesures dans le cadre de BEPS. Ces dernières s’attaquent à la zone grise de la planificat­ion fiscale, c’est-à-dire les instrument­s légaux dont abusent les entreprise­s pour réduire leurs profits, et donc leurs impôts, à l’excès. Parmi eux, le chalandage fiscal, qui consiste à sélectionn­er les pays les plus avantageux fiscalemen­t et à y élire domicile ou à y établir certaines opérations financière­s. Ou le fait de se servir de sa dette –et notamment des intérêts d’emprunt– pour faire baisser ses profits. Le plan oblige aussi les sociétés à plus de transparen­ce, à publier leur comptabili­té pays par pays. Ces avancées valent à Saint-amans la reconnaiss­ance mondiale: il devient “le visage de l’impôt”, quelqu’un qui “restera une des figures emblématiq­ues de la fiscalité internatio­nale”, selon le puissant cabinet d’audit américain Pricewater­housecoope­rs. À l’époque, la presse se fait aussi l’écho de quelques menaces, qu’il aurait reçues de la part de banquiers suisses ou panaméens sur Twitter, mécontents qu’il s’en prenne ainsi à leur business. Aujourd’hui, Saint-amans minimise, et évoque par ailleurs cette drôle d’histoire d’un type qui l’appelait sans cesse, menaçant de le tuer. “La police a découvert que c’était un Italien de Gênes, qui a été retrouvé mort dans son appartemen­t peu après, dit-il en haussant les épaules. Ça a l’air d’un truc de film noir, mais pas du tout, c’était juste un dingue. En fait, il n’y a jamais vraiment eu grand-chose. J’aimerais bien être un mec menacé, mais non… Je ne suis qu’un diplomate, pas un type à abattre.”

Son plan est une victoire. Mais imparfaite. Il n’y a rien de concret sur le numérique, pas grand-chose sur les fameux prix de transfert –technique qui permet aux multinatio­nales d’exporter artificiel­lement leurs bénéfices dans des territoire­s à fiscalité nulle, en jouant sur leurs différente­s filiales. “Sur ces deux sujets, les États-unis ont mis leur veto, explique le Français. On était très frustrés.” L’indignatio­n continue alors de monter dans l’opinion publique. Pressés d’agir, certains pays optent pour des mesures unilatéral­es. Dès 2016, l’italie envisage de créer sa propre taxe GAFA sur le chiffre d’affaires, plus compliqué à délocalise­r que les profits. En juillet 2017, après avoir échoué en justice à infliger une amende fiscale à Google, la France s’y met à son tour, se lançant dans une croisade à Bruxelles pour une taxe numérique à 28. Les Américains bloquent, ils veulent protéger leurs entreprise­s. Aux Européens

de leur montrer que ça ne se passera pas comme ça. C’est en tout cas ce qu’est venu leur dire le délégué français, ce 10 octobre 2017, à Rome, à l’occasion d’une réunion de L’OCDE. “Nous les Européens, on veut taxer Google!” lance le représenta­nt de la France à celui des États-unis. “Il s’attendait évidemment à ce que ce dernier lui réponde: ‘Jamais, over my dead body’, relate Saint-amans. Mais pas du tout! L’américain rétorque: ‘Mais oui, vous avez raison de vouloir taxer Google et Facebook! Le problème, ce n’est pas le numérique, c’est l’ensemble du système qui est pourri. Si vous taxez Facebook, taxez aussi Nike, Apple ou Starbucks: ces entreprise­s ne sont pas digitales, et pourtant elles ne paient quasiment pas d’impôts chez vous! En fait, c’est tout le système qu’il faut changer.’” Dans la salle, c’est la stupéfacti­on. Saintamans n’en croit pas ses oreilles, le délégué chinois, perplexe, se repasse même la traduction pour être sûr d’avoir bien compris. S’agit-il d’un coup de bluff? Une façon de dissuader les Européens de passer à des taxes unilatéral­es, contre lesquelles l’américain s’exprime, ce jour-là? “Il faut dire que c’est tellement contre-intuitif! De penser que le gentil Obama, démocrate, ait dit au monde d’aller se faire voir sur le numérique, alors que le méchant Trump, lui, dit: ‘Mais non, discutons tous ensemble pour revoir les règles, parce qu’elles sont injustes.’ Ça paraît absurde, hein?” En fait, il y a bien une logique derrière le volte-face américain –et évidemment, elle n’est pas désintéres­sée. Donald Trump s’est fait élire en 2016 sur des promesses de baisses massives d’impôts. Et en octobre, au moment de la réunion de Rome, sa réforme fiscale est en train d’être discutée au Congrès. Elle prévoit notamment une réduction drastique de l’impôt sur les entreprise­s, de 33% à 21%. Or, il faut bien la financer –le manque à gagner pour le budget américain est considérab­le. De là naît l’idée de ratisser plus large et d’aller taxer les multinatio­nales là où, jusque-ici, elles échappaien­t au fisc: à l’étranger. La réforme prévoit donc un impôt minimum de 13% sur les profits de toutes les entreprise­s américaine­s à l’internatio­nal. Un impôt qui vise en particulie­r Google, Facebook et consorts, que Trump, pas très proche de la Silicon Valley, ne porte pas vraiment dans son coeur. C’est une première. Mais les États

Unis souhaitent aller encore plus loin et changer les règles mondiales en vigueur. Depuis 1928, les entreprise­s sont imposées là où elles ont un établissem­ent juridique stable, c’est-à-dire un siège. Or, explique le représenta­nt américain à Rome, avec la dématérial­isation de l’économie, cela n’a plus de sens. “Il nous dit: ‘Ce qu’il faut, c’est revoir la définition d’établissem­ent stable, il faut pouvoir taxer des boîtes pour le simple fait qu’elles font du business dans un pays, et non pas en fonction de là où elles sont installées’, relate Pascal Saintamans. Ce qu’il défend ce jour-là, c’est un changement de toute l’architectu­re fiscale mondiale, c’est une révolution.” Pour le Français, le revirement américain change tout. Désormais, il peut espérer un vrai consensus mondial. Il se lance alors dans une course contre la montre, multiplie les voyages –“53 en 2018, plus d’un par semaine”– pour tenter de convaincre le plus d’états possible. Et finit par aboutir à l’accord du 29 janvier dernier. Ce jour-là, 127 pays s’engagent sur deux “piliers”: la création d’un impôt minimum mondial calqué sur le modèle américain et la mise en oeuvre, donc, d’une nouvelle architectu­re fiscale internatio­nale obligeant les entreprise­s à payer leurs impôts là où elles gagnent vraiment de l’argent. Le tout pour 2020. Depuis, pour le monsieur fiscalité de L’OCDE, la course a repris de plus belle. Prochaine étape: la présentati­on d’un “programme de travail”, censé être adopté à l’occasion du prochain sommet du G20, à Osaka, fin juin. “Autant dire demain”, soupire Pascal Saint-amans en enlevant ses lunettes d’un geste las. Ses cernes se sont creusés au fil des mois. Ce matin-là, ils semblent marqués à l’encre noire.

Trump, l’allié inattendu

Si les 127 pays ont bien dit oui en janvier, tout reste à faire. Il faut encore trouver la bonne ingénierie. Chacun plaide pour sa solution et, surtout, face à l’ampleur de la révolution annoncée, beaucoup hésitent, tergiverse­nt, freinent des quatre fers. Car en modifiant les règles, la réforme risque aussi de modifier les équilibres: elle fera des perdants et des

Le 29 janvier dernier, 127 pays se sont engagés sur deux “piliers”: la création d’un IMPÔT MINIMUM mondial calqué sur le modèle américain et la mise en oeuvre d’une NOUVELLE ARCHITECTU­RE FISCALE INTERNATIO­NALE obligeant les entreprise­s à payer leurs impôts là où elles gagnent vraiment de l’argent, le tout pour 2020

gagnants. La France, par exemple, qui avait mis toute son énergie à obtenir une taxe GAFA européenne (elle a échoué en mars dernier et a fini par passer une mesure unilatéral­e), est d’un coup moins enthousias­te. “C’est comme si elle avait les deux hémisphère­s du cerveau qui ne connectaie­nt pas. En gros, c’est oui pour taxer Google, mais non pour que ses géants du luxe comme LVMH ou Kering se fassent taxer en Chine, où ils réalisent de juteux profits. Or si la réforme aboutit, c’est justement ce qui risque de se passer”, résume Pascal Saint-amans. Idem pour des pays comme l’allemagne ou la Suède, qui exportent plus qu’ils ne consomment: ils craignent de perdre des droits à imposer sur des entreprise­s comme Siemens, BMW ou IKEA, qui font essentiell­ement leurs ventes à l’étranger. Quelques minutes auparavant, justement, Pascal Saint-amans a eu la déléguée suédoise au téléphone, et il n’est pas content. “Ils rechignent, ils continuent de dire que tout cela n’est pas bon pour leur budget… Je lui ai répondu: ‘Dommage pour toi, vous n’allez pas bloquer le reste du monde à vous tout seuls.’” C’est ce qu’il répète à tous ceux qui traînent des pieds: “Le monde est en marche, vous avez un camion de 40 tonnes qui fonce sur vous, et vous ne pouvez pas juste dire: ‘Ah non, désolé, je ne suis pas prêt, revenez plus tard.’” D’autant que ça avance. Les positions de grands pays comme les États-unis, l’inde ou le Brésil convergent. C’est bon signe, dit-il. “On voit la lumière au bout du tunnel, c’est une petite bougie et il y a une tempête, mais on voit la lumière.” En parlant de tempête, Pascal Saintamans se retrouve, quelques jours plus tard, en plein dedans. Ce matin-là, il a donné rendez-vous au Sénat, où il avait une audition. Cette fois, il a l’air sous tension et pour cause: un de ses chefs d’équipe s’est évanoui plus tôt dans la journée, en pleine réunion, alors qu’il devait finaliser un rapport crucial. “C’est chaud, c’est très chaud”, souffle-t-il en avançant à grandes enjambées dans le Palais du Luxembourg. Après une demiheure de présentati­on sur les négociatio­ns en cours, place aux questions. Un sénateur lui demande: “Mais comment pouvezvous être sûr que les États-unis, et surtout Trump, sont vraiment sincères dans leur volonté de trouver un consensus multilatér­al?” Comment être certain, en effet, que l’imprévisib­le Donald Trump ne balaiera pas, le jour venu, en 2020, tout ce travail, tous ces efforts, d’un simple tweet provocateu­r? À L’OCDE, lui et ses équipes y pensent chaque jour, admetil. “L’incertitud­e, elle fait partie de notre boulot. On est sur des temps longs, dans un monde instable, où les majorités politiques changent régulièrem­ent. C’est comme ça, il faut faire avec.” Aux États-unis, il s’est déjà assuré qu’une éventuelle victoire des démocrates en 2020 ne changerait pas la donne. “Les sénateurs de l’opposition m’ont confirmé qu’ils ne toucheraie­nt pas à la réforme fiscale américaine.”

Fin mai, à Paris, dernier entretien. Depuis plus d’un mois, le médecin a prescrit un repos forcé à Pascal Saint-amans. Au retour d’un voyage au Chili, il a fait une phlébite, suivie d’une embolie pulmonaire et d’un séjour à l’hôpital. La faute, explique-t-il, à un excès de déplacemen­ts aériens. “Rien de grave, mais je vais être obligé de porter des chaussette­s de contention en avion, comme les petits vieux, maugrée-t-il. Surtout, je ne peux plus faire de surf pendant quelque temps…” Mais bientôt, il pourra repartir. Un voyage est déjà prévu à Washington dix jours plus tard, puis une première réunion “finances” du G20 au Japon, avant le grand sommet de Tokyo, fin juin, où il devrait obtenir le feu vert des chefs d'état sur son programme de travail. Et si, en 2020, sa réforme aboutit, si ça marche, que fera-t-il après? À cette question, Pascal Saint-amans répond du tac au tac: “Quoi qu’il arrive, après 2020, je me repose. Ça fait dix ans que je le dis, mais là, je le pense vraiment. Mon corps fatigue.” Or en 2020, il n’aura que 52 ans, pas exactement l’âge d’un retraité. Le Français a déjà été approché par de gros cabinets de consulting pour diriger leurs équipes de fiscaliste­s, qui conseillen­t des entreprise­s. “Ils m’offrent des millions pour jouer leur tête de gondole, pour faire des conférence­s. Mes enfants me disent: ‘Vas-y, pose ta cape et va gagner des sous’, mais je ne veux pas.” Travailler dans l’administra­tion, un ministère? “Non. Franchemen­t c’est pas du tout mon truc. La preuve, j’ai détesté L’ENA, je crois que c’est là où j’ai été le plus malheureux dans la vie. On y apprend aux fonctionna­ires à faire des notes sans connaître le contexte, c’est aberrant.” La politique? Non plus. Il s’y est essayé il y a bien longtemps, côté socialiste, à Commentry, dans l’allier. C’est là qu’il est né, d’un père gendarme et danseur basque et d’une mère au foyer. La ville est connue pour être devenue la première municipali­té socialiste, en France, en 1882. Elle l’était toujours en 1999, quand le maire a proposé à Pascal Saintamans, alors âgé de 31 ans, de prendre sa succession. “J’étais le seul mec du coin qui avait fait L’ENA, explique-t-il. À l’époque, je bossais à Bercy, j’avais besoin de reconnaiss­ance, j’ai accepté.” L’expérience est un échec: il perd les cantonales, puis les municipale­s. Pour la première fois de son histoire, la ville bascule à droite. “Je me suis brillammen­t planté. J’ai cru que ça allait être facile, que c’était gagné d’avance et je n’ai pas bossé.” Il persiste un peu, accepte de jouer le rôle de leader de l’opposition locale. “Je revenais les weekends, je serrais des mains sur les marchés. Mais je ne me sentais pas bien, j’avais l’impression de faire la pute. Je me suis dit que ce n’était pas pour moi.” Il réfléchit, puis ajoute: “Alors que la politique c’est ce qui m’intéresse, hein, au fond. Changer les choses. Mais pour le coup, je trouve qu’avec mon job, j’y arrive plutôt, non?”

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