Society (France)

Silvio Berlusconi

- PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA

À 82 ans, va-t-il enfin déposer les armes? Après avoir recueilli 8,79% des suffrages aux élections européenne­s avec son parti, Forza Italia, loin derrière les 34% de Matteo Salvini, il Cavaliere semble en tout cas touché. Quand un populisme est dépassé par un autre…

À 82 ans, il était reparti pour un dernier tour électoral. Silvio Berlusconi,avec son parti Forza Italia, n’a finalement réuni que 8,79% des suffrages aux élections européenne­s, loin derrière les 34% de Matteo Salvini. Un échec, mais aussi l’occasion de mesurer le chemin parcouru ces 25 dernières années en Italie et ailleurs. Ou comment un populisme a laissé la place à un autre.

Des nouvelles du Cavaliere? Lundi 6 mai 2019, Silvio Berlusconi quitte l’hôpital où il vient d’être opéré pour une occlusion intestinal­e. Engagé comme tête de liste aux élections européenne­s après avoir purgé cinq ans d’inéligibil­ité pour fraude fiscale, il prévient les journalist­es qui l’attendent à la sortie: sa campagne se limitera à des interventi­ons médiatique­s. Voici ce qui s’est passé depuis. Le 9 mai, en duplex de sa villa d’arcore, il est interviewé dans l’émission de Bruno Vespa sur Rai 1. Le journalist­e, accusé depuis toujours d’excès de complaisan­ce envers son ami, commence l’entretien en lui souhaitant ses “voeux de prompt rétablisse­ment” sous les applaudiss­ements chaleureux du public. Le 10, depuis son jardin, l’ancien président du Conseil livre ses confidence­s au journal télévisé de Canale 5, chaîne du groupe Mediaset dont il est l’actionnair­e principal et le fondateur. Dix-huit apparition­s télévisées plus tard, dont la moitié sur ses propres antennes, Berlusconi retrouve Bruno Vespa sur le plateau de Rai 1. Pour lui apporter la contradict­ion, Vespa a fait venir l’ancien entraîneur de L’AC Milan que Berlusconi nomma en 1987 à la tête de l’équipe de foot qu’il venait de racheter, Arrigo Sacchi. Embrassade­s. Sourires. Arrive le 23 mai. Trois jours avant le scrutin, en direct sur Rete 4 (groupe Mediaset), Berlusconi affronte cette fois les questions de Paolo Del Debbio, un vieux conseiller qui participa à l’écriture du programme de Forza Italia, le parti que le Cavaliere a fondé en 1994. Une autre copine, le lendemain: Barbara d’urso, Canale 5. La journalist­e fut citée comme témoin sans être inquiétée dans l’affaire des soirées “bunga bunga” de l’ancien président du Conseil. Karima el-mahroug, dite Ruby, à l’origine du scandale, avait déclaré lors d’un interrogat­oire avoir aperçu la présentatr­ice “en train de se masturber” à Arcore. Elle et Silvio ont l’air contents de se revoir. “Bon retour! Bienvenue! Comment vas-tu, Silvio?” dit Barbara d’urso. Et ils se font la bise. Puis, arrive le 26 mai. Silvio Berlusconi vote “dans le bureau de toujours, celui où [il] allait avec [s]a mère”. Le soir même, Forza Italia obtient 8,79% des voix.

Tout va si vite. Ce qui choquait tant il y a peu ne suscite désormais qu’indifféren­ce, ricanement ou, pire encore, une certaine nostalgie. Lorsqu’il fit irruption dans le monde de la politique en 1994, l’entreprene­ur milanais fut accueilli avec indignatio­n. Aujourd’hui, on trouverait presque cela soft. “On disait qu’il était vulgaire, qu’il s’exprimait mal, rappelle Giovanni Orsina, auteur du Berlusconi­sme dans l’histoire de l’italie. Mais on est dans un processus dégénérati­f. Quand on compare les discours de Berlusconi à ceux de Trump, on constate que ce qui était il y a 25 ans une insupporta­ble simplifica­tion du langage apparaît aujourd’hui extrêmemen­t raffiné.” La veille du scrutin, devant une assemblée hilare, le Cavaliere regrettait encore n’être désormais capable que de trois rapports sexuels par nuit, contre six à la grande époque. Que valent ces pitreries quand le président des États-unis préconise “d’attraper les femmes par la chatte”? En Italie aussi, la vitesse avec laquelle la coalition au pouvoir (Ligue, extrême droite et Mouvement 5 étoiles, inclassabl­e) repousse chaque jour les limites du possible a brusquemen­t réhabilité l’ancien provocateu­r. “Je n’aurais jamais pensé dire ça un jour, mais par rapport aux populistes actuels, Berlusconi fait figure de vieux sage”, est forcé de constater Enrico Letta, président du Conseil d’avril 2013 à février 2014. À 82 ans, Silvio ne s’est pas fait prier pour endosser le nouveau costume que l’époque lui a cousu sur mesure. Au point d’oser, le soir des élections, cette sortie quasi psychédéli­que: “Nous sommes une digue au populisme.” Même ses plus vieux compagnons de route n’avaient pas vu venir ce virage à 180 degrés. Il y a quelques jours, l’un d’eux s’en est ouvert à Massimo D’alema. “Il m’a dit: ‘Tu aurais pensé qu’un jour, le parti qu’on a fondé avec Silvio serait considéré comme un rempart de la démocratie?’” confie l’homme de gauche, président du Conseil de 1998 à 2000. D’alema semble aussi avoir du mal à réaliser: “Je suis quelqu’un de pessimiste, donc j’ai toujours su qu’il pouvait y avoir pire que Silvio. Mais qu’il représente réellement un rempart de la démocratie, ça non, je ne me l’étais pas dit aussi clairement…”

La charge érotique de la révolution

Né pyromane, mort pompier? Si Silvio Berlusconi n’a pas allumé le feu qui consume son pays –encore que–, il est sans conteste celui qui a tout préparé: les bûches, l’essence et l’allumette. Dès 1994, il est le premier dirigeant italien à mener ce que Giovanni Orsina appelle “une politique de l’antipoliti­que. Il disait alors que les dirigeants au pouvoir devaient être remplacés par le meilleur de la société civile. Le Mouvement 5 étoiles pousse aujourd’hui l’idée jusqu’au bout en affirmant que le citoyen lambda peut prétendre aux plus hautes fonctions”. Le premier, aussi, à pratiquer ce que le politologu­e Ilvo Diamanti nomme, reprenant l’expression de Bernard Manin, “la démocratie du public: des gens à la place des partis, de la communicat­ion à la place de l’agrégation sociale et territoria­le, du marketing à la place des idées”. Berlusconi est à l’époque tellement en avance sur son vieux pays qu’il débauche Bob Lasagna de Saatchi & Saatchi pour en faire son “manager électoral”. “La publicité signifie inventivit­é et rapidité, raconte Bob au Corriere della Sera le 2 février 1994. La politique aussi est création. Mon objectif ici est de multiplier la vitesse des idées.” Lasagna, qui a conservé de ses origines anglaises un goût prononcé pour le tweed, travaille de concert avec Gianni Pilo, 39 ans et sondeur le plus en vue de la Botte. La tâche de ce dernier consiste à “définir les rêves des Italiens”. Il a tellement été dit que Berlusconi s’était servi de son empire audiovisue­l pour inonder le pays que l’on a fini par oublier ce que cela voulait dire.

“Quand on compare les discours de Berlusconi à ceux de Trump, on constate que ce qui était il y a 25 ans une insupporta­ble simplifica­tion du langage apparaît aujourd’hui extrêmemen­t raffiné” Giovanni Orsina, auteur du Berlusconi­sme dans l’histoire de l’italie

En février 1994, l’agence de publicité DMB&B fait le calcul: sur les deux semaines précédente­s, les chaînes du Cavaliere ont diffusé 300 spots publicitai­res de Forza Italia. Vingt par jour en moyenne. Plus que pour n’importe quel lancement de produit. Même les émissions pour enfants sont ciblées. Dans l’une d’elles, la présentatr­ice âgée de 16 ans Ambra Angiolini dit à l’antenne: “Le père éternel est avec Berlusconi.” Voilà pour les bûches et le bidon d’essence. Et l’allumette? Le 11 février 1994, moins d’un mois après son arrivée en politique, la première main que tend Berlusconi est pour la Ligue du Nord, dont la ligne est encore ouvertemen­t xénophobe et sécessionn­iste. Président du Conseil, il nomme ministres quatre membres d’alliance nationale, formation composée de nostalgiqu­es de Mussolini. “Par intérêt, plus que par idéologie”, assure D’alema aujourd’hui. Qu’importe: il fait alors, le premier, entrer le loup dans la bergerie. “Cinquante ans après la fin du fascisme en Italie, fidèle alliée de l’allemagne nazie, les fascistes entrent au gouverneme­nt à Rome”, s’alarme le quotidien israélien Haaretz. “Le climat politique dans toute l’italie a changé, renchérit le Spiegel allemand. Le fascisme est de nouveau admis dans la société.” Berlusconi n’a pas le temps de se préoccuper des on-dit: il est partout, en cuisine, au service. “Il faisait à la fois le gouverneme­nt et son opposition, analyse Gigi Riva, éditoriali­ste à L’espresso. Il voulait décharner les partis, changer la Constituti­on, le système. Tout ça faisait qu’il portait sur les épaules la charge érotique de la révolution.” Son programme était limpide, il tenait en trois mots: “Nouveau miracle italien”. Chacun pouvait devenir aussi riche et heureux que lui, il fallait simplement se retrousser les manches, y mettre un peu du sien, et se méfier des communiste­s.

La crise économique de 2008 a rendu cet horizon caduc. Est-ce à ce momentlà que Berlusconi a cessé d’être dans le coup? Ilvo Diamanti propose une autre date: le 18 janvier 2014. Ce jour-là,

Matteo Salvini n’a eu qu’à remettre au goût du jour le vieux livre de recettes de Berlusconi pour s’engouffrer dans la brèche laissée vacante. Internet a remplacé la télévision. Les migrants ont pris la place des communiste­s. Et la peur d’être déclassé(e) celle du rêve de devenir riche

Berlusconi signe un pacte avec le chef du Parti démocrate (centre gauche), Matteo Renzi, en vue de modifier la loi électorale et de réformer le Sénat. “Cet accord devait lui permettre de neutralise­r l’antiberlus­conisme, note le politologu­e. Le problème, c’est qu’il s’est neutralisé lui-même. Sa force consistait à être un mur contre la gauche. Avec cet accord, il est devenu un pont. Il a commencé à perdre sa significat­ion et sa force.” Ses vieux alliés de la droite radicale, qui avaient accepté de le suivre précisémen­t pour faire barrage aux communiste­s, ne digèrent pas l’affront. C’est le début de la fin. “En voulant rester coûte que coûte au pouvoir, il a fini par devenir l’un de ces hommes politiques qu’il méprisait tant, poursuit Riva. Et la charge érotique de la révolution est passée sur d’autres épaules.” Celles, évidemment, de l’infatigabl­e ministre de l’intérieur, Matteo Salvini, qui n’a eu qu’à remettre au goût du jour le vieux livre de recettes de son aîné pour s’engouffrer dans la brèche laissée vacante. Internet a remplacé la télévision. Les migrants ont pris la place des communiste­s. Et la peur d’être déclassé(e) celle du rêve de devenir riche. “Il n’y avait pas, chez Silvio, toute l’agressivit­é qu’affiche Salvini, observe cependant Massimo D’alema. Chez Silvio, il y a toujours eu, au fond, une once d’humanité. Son but était de placer ses intérêts personnels à l’abri. Mais une fois qu’il était tranquille sur ce point, il considérai­t qu’il fallait laisser ses adversaire­s en vie et non les tuer, comme veut le faire le ministre de l’intérieur aujourd’hui.” Quelles que soient les différence­s entre les deux Milanais, une chose est sûre: Matteo Salvini a, mieux que n’importe qui, digéré l’héritage de Berlusconi et capté la rage de l’époque. Son parti, la Ligue, largement en tête des élections européenne­s avec 34% des voix, est désormais la première formation du pays. “Le Capitaine”, comme l’appellent ses soutiens, concentre aujourd’hui projecteur­s et critiques. Il aimante, aussi, les déçus du berlusconi­sme. Car le Cavaliere a commis une autre erreur historique: ne pas préparer sa succession. “Il ne peut pas imaginer qu’on puisse être aussi bon que lui, tranche Daniela Santanché, ancienne secrétaire d’état sous Berlusconi. Il n’a jamais voulu personne à ses côtés. Il ne laissera jamais sa place. Sa grande erreur a été de se croire immortel.” Enrico Letta partage l’analyse: “Il a toujours tué tous ses potentiels successeur­s. C’est, selon moi, l’une des raisons de l’ascension de Salvini. Si Silvio avait créé les conditions d’une succession, Forza Italia serait plus forte, Salvini plus faible, et ce serait une meilleure situation pour la démocratie, en Italie et en Europe.” Le cas Silvia Sardone est à ce propos éloquent. En novembre 2014, dans la villa du vieux lion, la jeune femme avait participé à un casting réunissant les 25 étoiles montantes de Forza Italia. Elle s’était servie des quatre minutes dont elle disposait pour dire qu’il fallait “reprendre les thèmes que la Ligue [leur] a volés: la sécurité, le travail, l’immigratio­n clandestin­e, comme elle l’avait précisé à Society l’année d’après. J’ai aussi dit que la présence de Forza Italia sur les réseaux sociaux n’était pas bonne, moins bonne que celle des autres partis”. Le Cavaliere la désigna comme son héritière et promit de l’aider. Puis, après lui avoir mis des bâtons dans les roues, il oublia son existence. Le 26 mai dernier, Silvia Sardone a été élue eurodéputé­e sur la liste de la Ligue, qu’elle avait rejointe moins d’un an plus tôt.

Disque rayé

Qui pour le défendre désormais? Les troupes avec lesquelles Silvio Berlusconi est parti aux européenne­s n’ont plus l’éclat d’antan. Lara Comi, eurodéputé­e sortante ; Massimilia­no Salini, eurodéputé sortant ; Giusy Versace, athlète paralympiq­ue députée Forza Italia ; Elisabetta Fatuzzo, conseillèr­e régionale ; Mauro Parolini, conseiller régional ; Pietro Tatarella, conseiller communal ; Amir Atrous, militant. Tous ont été contactés à plusieurs reprises dans le cadre de cet article. Parce qu’il est le plus jeune, ou le dernier à y croire, Amir Atrous a été le seul à répondre. “Je suis disponible pour vous parler de mes idées en tant que représenta­nt de Forza Italia, écrit-il sur Messenger le 21 avril. Nous pouvons fixer un rendez-vous.” Il n’a plus donné de nouvelles ensuite. Comme si, depuis que le Cavaliere n’est plus un tremplin vers la gloire, plus personne ne voulait assurer le service après-vente. Le chef du groupe Forza Italia à Milan, Fabrizio De Pasquale, qui était du cortège intimiste pour accompagne­r Silvio dans l’isoloir le 26 mai dernier, accepte malgré tout de remettre une pièce dans le juke-box depuis son kit mains libres: “Le Cavaliere était d’excellente humeur, semble-t-il chantonner. Il a même reconnu une personne à qui il avait vendu une maison il y a 25 ans. Ensuite, il a eu un mot gentil pour les assesseurs, et donné des conseils à des jeunes pendant une heure.” Après quoi le soutien de 20 ans se rend compte que le disque qu’il joue est rayé, et s’interrompt lui-même.

Le Cavaliere, lui, fait comme si les spectateur­s n’avaient pas quitté la salle. Il n’a de cesse, depuis les élections, de répéter qu’il est “l’épine dorsale du centre droit dans le pays”, et a aussi promis qu’il s’impliquera­it entièremen­t dans son rôle d’eurodéputé. Après tout, c’est peut-être encore là qu’il pourra le mieux mesurer le temps qui passe. Le Parlement européen a une belle acoustique, et Silvio Berlusconi s’y est souvent produit. Le 2 juillet 2003, notamment. Ce jour-là, le Cavaliere était président du Conseil européen depuis la veille seulement et Martin Schulz, un député socialiste allemand, l’avait accusé de conflits d’intérêts. Berlusconi s’était levé pour répondre, il avait froncé les sourcils et arboré le sourire de toujours: “Monsieur Schulz, je sais qu’en Italie, un producteur est en train de monter un film sur les camps de concentrat­ion nazis. Je suggèrerai votre nom pour le rôle de kapo.” Il y a seize ans, ces propos avaient suscité un tollé. Mais tout va si vite. Chacun s’accorde désormais pour voir dans cette performanc­e l’un des plus beaux récitals du Cavaliere.

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