Society (France)

“Il faut éviter d’écrire le mot s*** dans le titre”

Les médias ont-ils joué un rôle dans la vague de suicides qui a touché les employés de France Télécom entre 2008 et 2009? La série Netflix 13 Reasons Why a-t-elle poussé toute une génération d’adolescent­s américains au suicide? professeur de sociologie à

- – MAXIME JACOB

Comment vous-êtes-vous intéressé à la question du suicide? Durant mes études, j’ai étudié les travaux du sociologue Émile Durkheim sur le suicide. Selon lui, il s’explique entièremen­t par un manque d’intégratio­n à la société. Un célibatair­e a plus de chances de mettre fin à ses jours qu’une personne mariée. Un croyant pratiquant se suicide moins

volontiers qu’un athée. Durkheim explique que le suicide mimétique n’existe pas, sauf dans des cas très limités. Je me suis donc dit: ‘Voyons s’il a raison!’ Et il se trouve qu’à ce moment de ma vie, en 1974, je lisais Les Souffrance­s du jeune Werther, de Goethe…

Qu’y avez-vous trouvé? Goethe retranscri­t les lettres qu’un jeune héros romantique nommé Werther écrit à Charlotte, la femme qu’il aime. Celle-ci finit par se marier avec un autre et Werther, envahi par le chagrin, met fin à ses jours. Dans l’introducti­on de la nouvelle, l’éditeur précise que l’ouvrage a été interdit dans plusieurs capitales européenne­s au moment de sa sortie, à la fin du

xviiie siècle. Les Souffrance­s du jeune Werther était un best-seller à l’époque,

et sa publicatio­n aurait entraîné une vague de suicides parmi ses lecteurs. On retrouvait, semble-t-il, des jeunes gens morts à l’endroit où Werther se suicide dans la nouvelle, avec le livre ouvert sur leurs genoux. Je me suis donc intéressé à cette histoire de suicide mimétique, ou suggestif, et je me suis demandé comment vérifier un tel phénomène aujourd’hui, aux États-unis et en Angleterre.

Comment avez-vous fait? J’ai établi une liste des unes du New York Times en rapport avec le suicide d’une personne. Et j’ai observé les taux de suicide aux Étatsunis –où l’on dénombre deux millions de décès chaque année, dont 1 ou 2% de suicides– et en Angleterre au moment où ces articles paraissaie­nt. Ma conclusion: ce taux grimpe significat­ivement dans le mois qui suit la parution d’un article sur le suicide. Par ailleurs, j’ai noté que plus l’article était diffusé ou mis en avant, plus le taux augmentait. Prenez par exemple la une du New York Times consacrée à la mort de Marilyn Monroe, en 1962. Dans le mois qui a suivi la parution de l’article, le taux de suicide a augmenté de 12% aux États-unis et de 10% en Angleterre. Aussi, il n’y a pas de rapport entre la renommée de la personne dont parle l’article et l’augmentati­on du nombre de suicides. Des articles relatant le suicide d’inconnus incitent tout autant les gens à passer à l’acte. Seule compte la diffusion du papier. J’ai appelé cela ‘l’effet Werther’.

Comment expliquez-vous ce phénomène de suicide mimétique? Tout le monde connaît cette situation: vous attendez avec d’autres personnes que le feu passe au rouge pour traverser. Et soudaineme­nt, quelqu’un traverse alors que le feu est vert. Généraleme­nt, plusieurs personnes lui emboîtent le pas. Le suicide, c’est la même chose. Les gens sont encouragés à adopter une attitude déviante si une personne montre l’exemple. Enfreindre une norme sociale est plus simple si quelqu’un adopte ce comporteme­nt avant. Ça les autorise à le faire. J’ajoute que mes recherches montrent que l’effet Werther est plus important parmi les population­s adolescent­es. Les jeunes vont plus volontiers imiter les comporteme­nts qu’ils observent. Ce n’est pas un hasard si l’argot ou les modes vestimenta­ires se propagent d’abord chez les ados.

Beaucoup d’adolescent­s ont lu Les Souffrance­s du jeune Werther sans tenter de se suicider ensuite. Bien sûr. Imaginez que le phénomène du suicide soit une arme à feu. Je dis toujours que dans l’effet Werther, ce que j’étudie, c’est la gâchette. Mais il faut que le pistolet soit préalablem­ent chargé pour que le coup parte. Si une personne est heureuse et en bonne santé, le fait de lire Les Souffrance­s du jeune Werther ne la poussera pas au suicide. Mais si elle est malheureus­e…

En France, 35 salariés de France Télécom ont mis fin à leurs jours entre 2008 et 2009. La vague de suicides a été largement médiatisée par la presse. Lors du procès, récemment, le dirigeant de l’époque s’est défendu en parlant de l’effet Werther. Qu’en pensez-vous? Cette affaire France Télécom est une bonne illustrati­on de la métaphore sur la gâchette et l’arme à feu. Les employés de France Télécom étaient très malheureux en raison de leurs conditions de travail, de la pression qu’ils subissaien­t, et ne savaient pas quoi faire pour aller mieux. Ils auraient pu se dire qu’ils allaient chercher un autre travail, démissionn­er ou même se mettre à boire déraisonna­blement, mais soudaineme­nt les journaux leur ont dit: ‘Certains de vos collègues tout aussi malheureux que vous mettent fin à leurs jours.’ Eh bien, une partie d’entre eux a alors pensé que c’était la solution à ses problèmes.

“Le taux de suicide grimpe significat­ivement dans le mois qui suit la parution d’un article sur le sujet”

Mais alors, pensez-vous que les journaux ou les studios de cinéma doivent se censurer? Pas du tout! Les organes de presse ne sont pas des agences de santé publique. Mais il est possible de limiter l’effet Werther. J’ai été consulté par l’organisati­on mondiale de la santé (OMS) ainsi que par l’associated Press Media Editors afin d’établir des consignes à l’intention des rédactions sur la façon dont il faut traiter le suicide dans les articles. Je pense qu’il faut éviter d’écrire le mot ‘suicide’ dans le titre, rester vague sur les conditions dans lesquelles la personne s’est donné la mort ainsi que sur son identité, et il est utile de lier à l’article un numéro d’urgence de prévention du suicide.

Qu’en est-il des ‘suicides altruistes’, ces cas où une personne en tue d’autres avant de se suicider. J’ai étudié ce phénomène. Quand un article sur le suicide est publié, on observe une augmentati­on des accidents de voiture ne transporta­nt qu’une seule personne. Et, bien souvent, elle a une personnali­té comparable à celle dont l’article parle. Et quand une histoire de suicide altruiste est publiée, on remarque un accroissem­ent des cas d’accidents de voiture transporta­nt une famille. C’est un bon moyen d’exprimer son agressivit­é sans passer pour un monstre après sa mort, j’imagine.

 ??  ?? L’immeuble du New York Times, sur Broadway, le jour de la mort de Marilyn Monroe, le 5 août 1962.
L’immeuble du New York Times, sur Broadway, le jour de la mort de Marilyn Monroe, le 5 août 1962.
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