Society (France)

Black et Mortimer, planches pourries

Le musée des Arts et Métiers de Paris propose actuelleme­nt de plonger dans l’univers d’edgar P. Jacobs, père de Blake et Mortimer, et de découvrir une centaine de ses dessins. Un trésor rescapé du pillage de son oeuvre: plus de 200 de ses planches origina

- – ÉLÉONORE THERY

Edgar P. Jacobs, père de Blake et Mortimer, fait actuelleme­nt l’objet d’une exposition à Paris. L’occasion de se demander où sont passées les 200 planches originales de son oeuvre disparues en quelques années.

Cheveux impeccable­ment lissés en arrière, noeud papillon vissé à la chemise, Edgard P. Jacobs était un homme rigoureux, presque maniaque, comme son oeuvre, réputée pour la précision de sa ligne. Il était pareil dans les affaires. Avant de mourir, l’auteur belge de Blake et Mortimer a pris soin d’assurer la postérité de son travail en créant trois structures. Insatisfai­t de son éditeur, il fonde en 1982 les Éditions Blake et Mortimer, chargées de poursuivre la publicatio­n de ses albums. Deux ans plus tard, il monte une fondation d’utilité publique à son nom, pour la conservati­on et la protection de ses originaux, et met à l’abri ses planches à la banque Bruxelles Lambert, indiquant qu’il n’en manque que neuf –six dérobées et trois autres offertes– sur les 700 que

comptent ses albums. Enfin, en 1986, il crée le Studio Jacobs, gestionnai­re de ses droits patrimonia­ux et chargé de financer la fondation pour “éviter la dispersion anarchique de [s]on oeuvre, ou la mainmise sur celle-ci par certains affairiste­s de la bande dessinée”, comme il le précise dans son testament. Quand l’auteur meurt, au début de l’année 1987, tout semble donc en place pour que son oeuvre lui survive dans les meilleures conditions. En août de la même année, son homme de confiance, Philippe Biermé, qui deviendra en 1989 le président de la fondation, déclare même: “Il y a interdicti­on formelle de céder ou vendre quoi que ce soit. Le patrimoine artistique de Jacobs reste la propriété de la fondation, protégé dans des coffres à la banque.”

Las, ses volontés ne résisteron­t pas longtemps à l’appétit marchand. Au début des années 2000, des planches commencent à s’écouler sur le marché de l’art. Un collection­neur se rappelle: “Dans un premier temps, c’est un responsabl­e du départemen­t BD d’artcurial (maison de ventes aux enchères d’oeuvres d’art, ndlr) qui a vendu ses pièces, toujours très discrèteme­nt, soit contre paiement en

espèces, soit en échange d’oeuvres d’autres auteurs…” En 2015, une planche ainsi vendue à un Hollandais se retrouve en vente publique chez Christie’s. Elle part à 200 000 euros. Dans la foulée, les planches apparaisse­nt de tous les côtés. Un autre collection­neur raconte: “En 2016, un galeriste et expert pour Christie’s m’a contacté parce qu’il avait du matériel à me proposer. Un soir, après la fermeture de la galerie, il a sorti de sa pochette un tas de trésors, il devait y avoir une quarantain­e de planches de qualité exceptionn­elle, proposées entre 50 000 et 140 000 euros. Il est resté évasif sur la provenance, il m’a certifié qu’elles ne venaient pas de la fondation, mais ne pouvait m’en dire plus.” À cette occasion, ce fan de Jacobs de la première heure jette son dévolu sur une planche de l’album SOS Météores, vendue avec facture. Un autre collection­neur, amateur de BD sur le tard, achète chez Christie’s une planche du Mystère de la Grande Pyramide au prix record de 205 500 euros. À la même période, une quinzaine de pièces sont adjugées pour des montants à cinq zéros –une page de La Marque jaune atteint ainsi 147 000 euros chez Sotheby’s en 2015, une autre 122 522 euros chez Artcurial en 2016.

Perquisiti­ons et saisies

Alors que le conseil d’administra­tion se déchire depuis des années, Philippe Biermé obtient en 2016, dans des conditions contestées, la liquidatio­n judiciaire de la fondation Jacobs. Il transfère les planches de la banque Lambert vers la fondation Roi Baudouin, une institutio­n reconnue d’utilité publique. C’est à cette occasion que les comptes sont faits. Ils manquent plus de 200 originaux de Blake et Mortimer –la police chiffre le préjudice à plus de 20 millions d’euros. Alors, qui a mis ces originaux sur le marché? “Toutes les planches originales étaient dans ce coffre, donc c’est quelqu’un qui avait les clés, forcément”, assure Viviane Quittelier, petite-fille de l’auteur. Les regards se tournent naturellem­ent vers Biermé. En octobre 2018, deux véhicules de collection et deux millions d’euros sont saisis chez lui. Parallèlem­ent, la police trouve chez le fameux galeriste et expert pour Christie’s des factures postdatées de près de quatre millions d’euros. L’un et l’autre sont mis en examen. Philippe Biermé se défend dans la presse. Il argue que pour des raisons fiscales, les biens légués à la fondation n’ont pas fait l’objet d’un inventaire: aucune planche ne figurait donc officielle­ment dans ses actifs. L’homme de chez Christie’s assure, lui, avoir acquis et revendu les planches “de manière transparen­te, officielle et légale”, précisant qu’“à cette époque, aucun acteur du monde de la bande dessinée n’évoquait un quelconque problème relatif à l’achat et à la revente de ces oeuvres”. Mais pour François Schuiten, auteur des Cités obscures et de l’album de Blake et Mortimer Le Dernier Pharaon, “chacun se raconte une histoire. Cette oeuvre, conservée quasiment dans son intégralit­é, a été démantelée. C’est une des plus grandes trahisons dans le domaine artistique! Lorsqu’une ou deux planches circulaien­t, on pouvait penser qu’elles ne provenaien­t pas de la fondation. Mais à partir du moment où une telle quantité était proposée, c’était impossible”.

L’affaire est aussi révélatric­e de la façon dont le marché s’est emparé du

“Les planches originales étaient dans un coffre, donc c’est quelqu’un qui avait les clés, forcément” Viviane Quittelier, petite-fille de l’auteur

neuvième art. Il y a encore quelques années, la BD était considérée comme une distractio­n pour enfants et les planches originales, vues comme la matrice d’un livre, n’intéressai­ent guère. Seuls quelques passionnés achetaient à bas prix ces trésors au fond des librairies spécialisé­es ou auprès des auteurs eux-mêmes, qui souvent les offraient, quand ils ne les oubliaient pas chez leurs éditeurs... En une quinzaine d’années, le marché a vu le prix de ces oeuvres exploser. Les causes? La lente légitimati­on artistique de la BD, l’accession à l’âge adulte d’une génération nostalgiqu­e de ses lectures d’enfance et l’arrivée dans le jeu des galeries, puis des maisons de ventes. “La jeunesse de ce marché explique qu’il connaisse des problèmes de transparen­ce et de traçabilit­é des oeuvres, exacerbés par le fait que les prix ont grimpé de façon stratosphé­rique”, analyse François Deneyer, fin connaisseu­r du secteur de la BD et auteur de Petites Histoires originales. Le terrain était donc propice à la disparitio­n des planches de Blake et Mortimer. D’autant que l’état belge –comme son voisin français– ne s’est jamais montré très concerné par le sort de ses auteurs de BD. En 1983, obnubilé par les prédiction­s d’une voyante, Edgar P. Jacobs était persuadé qu’il allait mourir rapidement. Il s’était alors adressé à la bibliothèq­ue royale Albert-ier de Bruxelles pour demander une réduction fiscale en échange du legs de ses archives. Refus. Une requête similaire éadressée à l’état belge s’était ensuite soldée par le même échec. “Cela me révolte. La Belgique a laissé mourir ses auteurs de BD dans l’indifféren­ce générale”, s’indigne François Schuiten. Pour l’heure, l’enquête se poursuit des deux côtés de la frontière franco-belge. Aux dernières nouvelles, la justice pourrait ordonner aux collection­neurs de restituer des planches.

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